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La France submergée par le narcotrafic (3/3)

Ce mardi 14 mai 2024, Jérôme Durain, Président, et Étienne Blanc, rapporteur, ont présenté à la presse les conclusions du rapport de la commission d’enquête du Sénat sur l’impact du narcotrafic en France et les mesures à prendre pour y remédier. Édifiant !

Drogue et violences (UnlimPhotos)
Drogue et violences (UnlimPhotos)

La difficile lutte contre le narcotrafic

Face à la marée montante du narcotrafic, les forces répressives – police, justice, douanes – ne sont pas suffisamment outillées. Malgré une mobilisation sans faille et de tous les instants, que la commission d’enquête a pu constater au cours de ses auditions comme de ses déplacements, des failles béantes persistent dans le dispositif répressif ; elles sont autant d’opportunités pour des narcotrafiquants qui savent en tirer le meilleur profit.

La coopération internationale défaillante

Face à des trafiquants qui mettent en œuvre, à leur échelle, une coopération internationale parfois très efficace, les États ont, une fois encore, un temps de retard. Il existe des instances efficaces de partage du renseignement, comme le MAOC-N2, qui permettent d’importantes saisies en mer ; mais il subsiste également des « trous noirs », des États non coopératifs que le droit international ne permet pas de contraindre.
La France dispose pourtant d’un réseau très efficace de magistrats de liaison, d’attachés douaniers et d’attachés de sécurité intérieure chargés de faire vivre la coopération judiciaire, douanière et policière : mais, malgré d’indéniables réussites, notamment en Colombie, des blocages persistent avec des interlocuteurs, comme le Maroc et surtout Dubaï, dont la volonté de coopération contre le trafic de drogue est à tout le moins limitée.
La coopération est mieux engagée au niveau européen, où s’est imposée la volonté de lutter contre un ennemi commun. Elle se manifeste dans l’architecture institutionnelle, avec Europol et Eurojust, deux outils efficaces de coopération policière et judiciaire : ces deux institutions ont été à la manœuvre dans les succès EncroChat et SkyECC, où des systèmes cryptés de communication utilisés par des milliers de trafiquants ont pu être infiltrés.
Mais la coopération reste limitée par les différences de cadre juridique entre États. Le cadre législatif, au niveau européen, reste pour le moment assez contraignant, notamment sur le chapitre de l’accès aux données de connexion – un arrêt de la CJUE ayant sévèrement restreint cet accès, pourtant crucial dans les enquêtes sur le narcotrafic. Quant au paquet e-evidence, qui facilitera l’accès à la preuve électronique sur le territoire européen, il entrera en vigueur en 2026 : de quoi laisser le temps aux criminels de s’adapter… Le même constat vaut pour un ensemble de mesures très attendues, comme le règlement Prüm II, sur l’échange de données policières entre États, la proposition de directive sur le recouvrement et la confiscation d’avoirs, ou encore le train de mesures législatives sur la lutte contre le blanchiment. La temporalité des trafiquants n’est pas celle de l’Union européenne : le risque est bien de conserver au moins un train de retard sur ces derniers.

Des territoires d’Outre-mer abandonnés par l’Etat

Alors que les alertes sur la situation sécuritaire des territoires ultramarins, et en particulier de la Guyane et des Antilles, se sont multipliées ces dernières années, le plan national de lutte contre le phénomène des « mules » en provenance de Guyane est très loin d’avoir produit les effets escomptés.

Un taux d’homicide très élevé dans la zone Antilles-Guyane, largement dû aux règlements de compte liés au trafic de stupéfiants

  1. Des services sous-dotés

L’augmentation des effectifs des services d’enquête, des douanes et des magistrats en poste dans les territoires ultramarins est loin d’être suffisante pour faire face à l’intensification du trafic de stupéfiants et de la violence qui en découle. Le sous-dimensionnement des moyens humains au regard de l’ampleur du narcotrafic ne permet ni d’exploiter l’ensemble des renseignements disponibles, ni d’absorber la charge d’investigation induite, ni a fortiori de lutter contre la délinquance économique et financière liée au trafic de stupéfiants.
Les moyens techniques sont notoirement insuffisants, tant pour l’enquête que pour la surveillance. À titre d’illustration, l’aéroport Félix Éboué (Guyane) n’a été que récemment doté d’équipements qui sont pourtant des outils de base du contrôle (scanner à rayons X pour les bagages et scanners à ondes millimétriques pour déceler les drogues transportées sous les vêtements), alors même qu’il était – et reste – un point majeur de départ des stupéfiants vers l’Europe. Les aéroports antillais ne disposent toujours pas de tels équipements, ce qui ne manque pas d’inquiéter dans la mesure où les trafiquants recherchent continuellement de nouveaux points d’entrée plus poreux pour exporter leurs produits.

2- Des mesures parcellaires

Ce n’est que le 27 mars 2019 que le Gouvernement a mis en place un plan national de lutte contre le phénomène des « mules », ces convoyeurs qui acceptent de transporter de la cocaïne dans leurs bagages, à corps ou in corpore, contre une rémunération pouvant aller jusqu’à 3 000 euros : jusqu’à la moitié des passagers d’un vol en provenance de la Guyane ou des Antilles peuvent être des passeurs. Un volet de ce plan concernait la simplification des procédures de traitement des passeurs, rendue inévitable par l’embolie des services répressifs et du tribunal judiciaire de Cayenne.

20 ans de retard sur les Pays-Bas dans la lutte contre les « mules »

Des contrôles à 100 %, pourtant recommandés par le Sénat dès 2020, n’ont été mis en place qu’en 2022, 20 ans après les Pays-Bas pour les vols en provenance du Surinam. Or, c’est en grande partie la stratégie néerlandaise qui a conduit à un report du trafic de cocaïne vers et depuis la Guyane, une situation sur laquelle l’État a trop longtemps fermé les yeux. Ce retard est d’autant plus coupable que les résultats des contrôles « à 100 % » sont impressionnants : entre leur mise en place et le 31 janvier 2024, ils ont permis la saisie d’une tonne de cocaïne transportée par 680 « mules ».

Des résultats décevants, en dépit de l’implication des services

Si la mise en place des procédures simplifiées pour le traitement des « mules » est supposée avoir réduit la pression sur les services répressifs, la saturation des forces de sécurité intérieure et de la douane est devenue une réalité tout autant quotidienne que préoccupante en Guyane, dans les Antilles et à Paris. Il est à craindre que la priorité donnée à la lutte contre l’embolisation des services via des réponses pénales rapides ne se fasse au détriment de procédures certes plus longues, mais aussi plus à même d’avoir un effet curatif à long terme, par le démantèlement des filières.
Au final, si la stratégie mise en place en Guyane a indéniablement eu des effets positifs, elle est davantage tournée vers la protection de l’Hexagone que vers celle des territoires ultramarins, justifiant le sentiment d’abandon des habitants, des élus et de la chaîne pénale. Elle a aussi immédiatement conduit à la mise en place de deux grandes stratégies de contournement : le report vers la voie maritime et le report vers les Antilles.

Des services répressifs motivés mais négligés et sous-dotés

La commission d’enquête a été frappée par la grande implication des personnels mobilisés au quotidien par la lutte contre le narcotrafic. La commission d’enquête trouve d’autant plus admirable l’engagement des forces de sécurité intérieure et des magistrats qu’un gouffre les sépare des narcotrafiquants, assis sur une manne financière de plusieurs milliards d’euros.

Des services d’enquête démunis

L’augmentation des effectifs dans les forces de sécurité intérieure n’est pas en adéquation avec le niveau du narcotrafic, un fléau désormais présent dans l’ensemble des territoires, y compris les plus ruraux d’entre eux.

Des services engorgés par les opérations de voie publique, au détriment du démantèlement des réseaux

Alors que les trafiquants sont de plus en plus ingénieux et tirent pleinement profit des nouvelles technologies et des réseaux cryptés, les services d’enquête accusent un retard technologique. Il y a sur ce point un décalage significatif et inquiétant entre le discours du ministère de l’intérieur, qui estime qu’il n’y a pas de problème « capacitaire » dans le déploiement des techniques spéciales d’enquête (géolocalisation, interception des communications), et la réalité du terrain décrite par les services. Non seulement les matériels sophistiqués (IMSI-catchers, key-loggers…) manquent, mais surtout l’informatique ne permet même pas une exploitation sereine des écoutes téléphoniques par les services d’enquête. Plus structurellement, l’absence de réponse au déficit d’attractivité de la filière investigation ne peut que susciter les plus grandes inquiétudes pour l’avenir de la lutte contre le narcotrafic, d’autant que la réforme de la police judiciaire pourrait aggraver la désaffection des enquêteurs.

À ces failles matérielles, s’ajoutent des failles juridiques.

Une grande partie des femmes et des hommes engagés au quotidien sur le terrain dans la lutte contre le narcotrafic s’inquiète davantage de sa sécurité juridique que de son intégrité physique. La gestion des sources – le renseignement humain demeurant la clé de voûte des investigations –, le recours aux collaborateurs de justice (les « repentis ») ainsi que les enquêtes sous pseudonyme et les infiltrations font partie des sources d’insécurité et/ou d’entrave pour l’action des policiers et des gendarmes, qui craignent légitimement d’être accusés de provocation à l’infraction.
Ce contexte explique que la commission d’enquête ait rencontré sur le terrain des policiers et des gendarmes qui avouent se limiter au bas – ou, au mieux, au milieu – du spectre, faute de moyens juridiques et humains leur permettant de toucher les têtes de réseau, et qui admettent être saturés par le traitement des « petites mains » interpelées dans le cadre des opérations de voie publique type « place nette » : une telle situation ne saurait être admise.
Ces difficultés vont au-delà de la police et de la gendarmerie. Administration de la frontière et de la marchandise, la douane se situe en première ligne pour intervenir sur deux caractéristiques du narcotrafic : sa matérialité, les marchandises illicites, et sa territorialité, le franchissement de frontières et l’exploitation de la porosité des plateformes logistiques. Pourtant, les effectifs demeurent insuffisants dans les ports et dans les aéroports, en particulier dans les ports dits « secondaires », ainsi qu’au sein de la direction nationale du renseignement et des enquêtes douanières (DNRED). La charge de la DNRED est d’autant plus forte que d’autres services du premier cercle du renseignement se sont désinvestis de la lutte contre le narcotrafic.

L’autorité judiciaire débordée malgré des renforts par à-coups

Les magistrats sont unanimes quant à la faiblesse des moyens matériels et humains qui leur sont accordés, y compris dans les juridictions spécialisées dans la lutte contre la criminalité organisée. La pénurie ne concerne pas seulement les magistrats, mais aussi les greffiers et les assistants spécialisés. Les renforts sont obsolètes quasiment dès le moment de leur annonce. Qu’on en juge : si les effectifs du tribunal judiciaire de Marseille ont bien été augmentés, parallèlement, le nombre de dossiers en stock liés à la criminalité organisée a augmenté de 21 % entre 2022 et 2023, avec une augmentation de 91 % pour les seuls règlements de comptes. Cette situation conduit à des situations peu admissibles, comme à Valence où, faute d’effectifs suffisants et de temps d’audience disponible aux assises, des violences assimilables à des actes de barbarie sont traitées en comparution immédiate.

Les opérations « place nette » : de la poudre aux yeux ?

Si les opérations « place nette », « XXL » ou non, sont apparues récemment dans le vocabulaire gouvernemental, puis médiatique et public, elles ne sont pas une nouveauté. Elles constituent en effet la plus récente déclinaison d’une stratégie annoncée dès le « plan stups » de 2019, appliquée depuis 2020-2021 et qui avait auparavant pris la forme des opérations « Tempête » ou le visage du « pilonnage » des points de deal. Le bilan de ces opérations appelle plusieurs questions : sont-elles un outil d’ordre public ou, comme le soutient le Gouvernement, la pierre angulaire de la lutte contre le narcotrafic ? Permettent-elles vraiment de démanteler les réseaux ou sont-elles limitées à l’appréhension des « petites mains » du trafic ?

Place nette kézako?

473 opérations « place nette » ont été menées entre le 25 septembre 2023 et le 12 avril 2024. Les résultats sont pour le moins limités : les saisies de drogues autres que le cannabis sont très faibles – moins de 40 kilogrammes pour la cocaïne –, à peine quelques millions d’euros saisis, pour plus de 50 000 gendarmes et policiers mobilisés. Si on se limite aux seules opérations « place nette » dites « XXL », les résultats ne sont pas meilleurs, avec à peine de 18 kilogrammes de cocaïne saisis.

Les opérations « place nette » : un bilan décevant, y compris en regard de la stratégie antérieure du « pilonnage », et un risque de marginalisation des enquêtes pénales

Les résultats judiciaires apparaissent également décevants : sur la période précitée, 728 personnes ont été déférées, ce qui est particulièrement faible pour des opérations qui – par nature – visent soit des « cibles judiciaires » pré-identifiées, soit des cas de flagrance. Faut-il s’en étonner dans un contexte où les parquets ne sont pas associés à la décision de lancer une opération « place nette », qui revient exclusivement au préfet ?
Les travaux de la commission d’enquête montrent, aussi et surtout, que les opérations « place nette » sont moins efficaces que les opérations de « pilonnage » qui, en 2023, avaient permis de saisir plus de 425 kilogrammes de cocaïne, 1 268 armes et 13,7 millions d’euros d’avoirs criminels.
Par ailleurs, aucune réponse n’a été apportée à la commission d’enquête sur la proportion de points de deal démantelés qui se traduisent par un report vers d’autres formes de trafic, plus difficiles encore à détecter et qui restent aujourd’hui « sous les radars » : commandes par messageries cryptées, livraisons postales, « Uber shit » et « Uber coke », etc. Des questions, non moins importantes, demeurent aussi sur l’articulation entre les opérations « place nette » et les enquêtes judiciaires et patrimoniales, seules à même de véritablement permettre de remonter une filière et de faire durablement tomber des réseaux.

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