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Comment les armes hypersoniques redéfinissent l’équilibre stratégique mondial

Missile hypersonique air-sol Kinjal placé sous un Mig-31K pour le défilé du jour de la victoire le 9 mai 2018. Mil.ru, CC BY 4.0 via Wikimedia Commons
Missile hypersonique air-sol Kinjal placé sous un Mig-31K pour le défilé du jour de la victoire le 9 mai 2018. Mil.ru, CC BY 4.0 via Wikimedia Commons

Laurent Vilaine, ESDES – UCLy (Lyon Catholic University)

La vélocité et la maniabilité en vol des armes hypersoniques, développées par la Russie, la Chine, les États-Unis mais aussi par la France, l’Inde, l’Iran ou encore la Corée du Nord, changent profondément la donne en matière d’équilibre stratégique et de dissuasion nucléaire.


Le surgissement des armes hypersoniques, qui ont été utilisées pour la première fois à partir de 2022 par la Russie dans le cadre de sa guerre en Ukraine, entraîne un changement brutal dans l’équilibre stratégique mondial : leur existence et leur emploi bouleversent des notions fondamentales telles que la dissuasion et la supériorité militaire. Alors que les grandes puissances s’engagent dans une nouvelle course à l’armement, les implications stratégiques de ces innovations suscitent des interrogations majeures.

Principales caractéristiques des armes hypersoniques

Alliant une vitesse inédite – Mach 5 (plus de 6 000 km/h, soit 5 fois la vitesse du son), sachant que des recherches en cours visent à leur permettre d’atteindre des vitesses allant jusqu’à Mach 20 – à une manœuvrabilité exceptionnelle, ces armes sont particulièrement délicates à intercepter pour les défenses antimissiles existantes.

Les armes hypersoniques font l’objet de recherches depuis l’époque de la guerre froide. Cependant, à l’époque, les technologies liées à la résistance à la chaleur des matériaux, ainsi que des problèmes relatifs aux systèmes de guidage et de propulsion avaient empêché leur développement. Désormais, la majeure partie de ces défis technologiques ont été relevés. Les matériaux avancés capables de résister aux frottements à des vitesses hypersoniques, lesquels génèrent des températures extrêmes, commencent à être mis au point. Et le maintien de la précision à de telles vitesses, en raison des perturbations atmosphériques et des interférences électroniques, est également aujourd’hui de plus en plus maîtrisé.

Ukraine : les missiles hypersoniques, l’arme « invincible » de Poutine. TV5 Monde, 19 mars 2022.

Les armes hypersoniques sont de deux types : les planeurs hypersoniques (Hypersonic Glide Vehicles, ou HGV) et les missiles de croisière hypersoniques. Les HGV sont déployés sur des missiles balistiques et libérés dans la haute atmosphère avant de planer à des vitesses extrêmes vers leur cible. Les missiles de croisière hypersoniques, quant à eux, sont plus autonomes dans la mesure où ils possèdent leurs propres moteurs statoréacteurs à combustion supersonique (« scramjets ») qui leur permettent de maintenir des vitesses extrêmement rapides en vol horizontal, tout en étant capables d’adopter des trajectoires manœuvrantes permettant d’augmenter leur capacité de survie.

Une compétition acharnée entre puissances

Les grandes puissances – les États-Unis, la Russie et la Chine – ou encore les puissances moyennes à haute capacité technologique comme la France se livrent une compétition intense pour développer et déployer ces armes. Chaque pays vise à minimiser des lacunes perçues dans sa posture de dissuasion et cherche à acquérir un avantage comparatif stratégique avec ses compétiteurs.

La Russie possède une certaine avance avec des systèmes comme l’Avangard, le Kinzhal ou encore le Zircon, pour ce dernier capable de transporter des ogives nucléaires, qu’elle a testés avec succès en 2018, renforçant son rôle de pionnier dans ce domaine. Pour autant, à ce jour, les résultats des systèmes russes n’ont pas encore été à la hauteur des espoirs de Moscou.

La Chine, quant à elle, développe le DF-ZF, un planeur hypersonique dont la tâche principale est de contourner les systèmes antimissiles des États-Unis, dans le but de redéfinir les équilibres stratégiques en Asie.

« Missile hypersonique chinois : vers une nouvelle génération d’armes nucléaires ? », Le Parisien, 26 décembre 2021.

Les États-Unis, bien qu’encore en retard dans certains domaines de l’hypervélocité, investissent massivement dans des programmes comme le CPS (Conventional Prompt Strike) pour maintenir une parité stratégique avec leurs concurrents et préserver leur prééminence militaire.

La France n’est pas en reste et travaille activement sur le programme du planeur hypersonique « V-MaX » (véhicule manœuvrable expérimental), porté par l’agence de recherche de la Direction générale de l’armement (DGA). Ce projet vise à doter le pays de capacités hypersoniques pour garantir sa souveraineté stratégique. Avec un calendrier marquant une forte volonté politique, la France espère rendre l’arme opérationnelle d’ici à 2035.

Des caractéristiques techniques conférant de nombreux avantages stratégiques

Le fait que ces armes volent à une vitesse de Mach 5 (plus de 6 000 km/h) et non pas à Mach 2 ou Mach 3, comme les missiles des générations précédentes, réduit considérablement le temps de réaction des adversaires et donc leur capacité à prendre des contre-mesures efficaces.

À titre d’illustration, un missile hypersonique peut atteindre une cible située à 2 000 km de son point de départ en moins de 15 minutes. Une telle rapidité confère un avantage décisif, empêchant toute détection précoce et permettant de neutraliser des objectifs stratégiques (états-majors, porte-avions, bases aériennes, cibles industrielles ou de communication, cibles politiques, etc.) si rapidement qu’aucune riposte ne sera possible.

En outre, contrairement aux missiles balistiques, qui suivent une trajectoire parabolique, les armes hypersoniques ont la capacité de changer de direction en vol, ce qui rend leur interception normalement quasiment impossible. Cette maniabilité complique les prévisions des systèmes de détection traditionnels que sont les radars terrestres ou les satellites.

Il est à noter que certaines armes hypersoniques peuvent être équipées de charges nucléaires, ce qui augmente leur portée opérationnelle et leur valeur stratégique.

Importantes implications stratégiques et géopolitiques

Les armes hypersoniques remettent en question le concept traditionnel de dissuasion, fondé sur la certitude de destruction réciproque en cas d’attaque nucléaire. En effet, la capacité à s’affranchir des systèmes de défense antimissile rend la dissuasion asymétrique et lui fait perdre, par conséquent, une part majeure de sa substance.

Ainsi, un pays doté d’armes hypersoniques aurait la capacité de porter des frappes préemptives contre, par exemple, des bases de sous-marins nucléaires, des bases aériennes accueillant des vecteurs nucléaires ou des silos. De telles frappes, dites désarmantes, rendraient la réponse de l’adversaire inefficace en raison de la soudaineté de l’attaque.

Cette nouvelle donne complique fortement les calculs stratégiques des puissances rivales et pourrait avoir pour conséquence une nouvelle course aux armements visant à rééquilibrer les forces, notamment dans des régions déjà marquées par des tensions stratégiques élevées.

En Asie-Pacifique, en Europe de l’Est ou au Moyen-Orient, la présence d’armes hypersoniques peut exacerber la perception des menaces et favoriser des réponses disproportionnées, voire des erreurs de calcul. En effet, il pourrait être difficile pour un belligérant de déterminer si l’attaque dont il fait l’objet est nucléaire ou conventionnelle. De plus, la manœuvrabilité des missiles hypersoniques peut susciter des erreurs sur la nature même de l’attaque ou des objectifs visés.

Un conflit limité pourrait dans ce cadre mener à une escalade faisant passer la confrontation conventionnelle à une confrontation majeure, voire nucléaire.

Face au développement des armes hypersoniques, les grandes puissances s’efforcent désormais de développer des techniques permettant de contrer leurs capacités extrêmes. Ainsi, des recherches visant à développer des radars avancés et des systèmes de défense spatiale ayant pour but de détecter, de suivre et de détruire des armes hypervéloces sont en cours. En outre, la recherche s’oriente également vers le développement de capteurs infrarouges en orbite, le déploiement de lasers terrestres ou spatiaux capables de détruire ces armes avant qu’elles n’atteignent leur cible.

Les armes hypersoniques représentent une rupture technologique et une évolution majeure dans l’équilibre stratégique mondial, malgré des difficultés de développement qu’il ne faut pas sous-estimer. Ces armes offrent des avantages opérationnels significatifs pour les nations qui seront capables de les développer. Cependant, elles posent également des défis majeurs en termes de stabilité et de régulation.

Les acteurs internationaux devront être capables de développer des mécanismes de régulation similaires à ceux développés au cours des dernières décennies pour les missiles balistiques. L’état du monde, marqué par la course à la supériorité stratégique des grandes puissances, n’incite pas à l’optimisme alors que la régulation des missiles nucléaires non seulement ne progresse pas mais, plutôt, reculeThe Conversation

Laurent Vilaine, Docteur en sciences de gestion, ancien officier, enseignant en géopolitique à ESDES Business School, ESDES – UCLy (Lyon Catholic University)

Cet article est republié à partir de The Conversation sous licence Creative Commons. Lire l’article original.

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