Sylvie Pierre, Université de Lorraine et Bérengère Stassin, Université de Lorraine
Le 13 novembre dernier, le président des États-Unis a mené dans un tweet une attaque contre la France au motif que le vin produit dans son pays serait fortement taxé à l’exportation. L’histoire nous montre que les liens entre vignerons français et américains ont été étroits et le sont encore. Évoquons simplement le plant hybride « Léon Millot », créé en 1911, planté et commercialisé de nos jours dans de nombreux États du Nord américain.
Léon Millot, père de la vigne vosgienne
Un récent colloque consacré à Léon Millot (1847-1917), père de la vigne vosgienne, a permis de mettre en évidence un pan de l’histoire de la viticulture sur une partie du territoire français, véritable expression d’une identité culturelle et patrimoniale.
Car Léon Millot est une figure emblématique de la vigne en France. En 1874, cet ancien franc-tireur, alors jeune pépiniériste vosgien, obtient l’autorisation de créer une vigne départementale d’expérience. Face aux dangers qui guettent la vigne, principalement le phylloxéra, il recherche sans cesse des solutions et expérimente des techniques novatrices. Sa pépinière de Mandres-sur-Vair (88) joue le rôle de laboratoire et il choisit la voie physiologique par l’élaboration de cépages hybrides et par la mise en place du greffage des cépages. En 1875, il publie dans le bulletin de l’association d’horticulture un article qui préconise la culture de la vigne à la charrue et invente une charrue vigneronne destinée à éviter l’utilisation des pesticides, qu’il met à disposition des vignerons. Ces innovations lui valent de nombreuses récompenses.
La Société vosgienne de viticulture
En 1889, il crée la Société vosgienne de viticulture et d’ampélographie et en est le premier Président. Cette structure vise à étudier la vigne, généraliser les écoles de greffage, indiquer les meilleurs moyens de combattre les fléaux qui ravagent les vignes, défendre le privilège des bouilleurs de cru. Il s’agit d’encourager, soutenir, informer, redonner l’espoir aux vignerons parfois découragés. Son « Guide pratique de la culture moderne de la vigne dans le Nord Est » publié en 1902 atteste qu’il a cherché des solutions pour résister et maintenir la vigne sur le territoire par la formation des vignerons aux techniques modernes.
À une époque où il n’existe pas de solutions miracles – des hectares de vignes sont arrachés sur le territoire vosgien et en France –, ses écrits comprennent, à l’instar de tous ceux des meilleurs ampélographes, les études détaillées de la culture de la vigne. Ses actions à l’égard de la terre, des modes de culture, des rapprochements avec la recherche scientifique attestent de modes d’alliance désormais fréquents dans notre société. Il participe en effet aux recherches et expérimentations en collaboration avec l’Institut du vin de Colmar pour créer des plants résistants par hybridation et s’intéresse de près aux avancées de la science en se rendant fréquemment à Paris au jardin des Plantes pour étudier l’ampélographie. Sa persévérance face au fléau du phylloxéra qui frappe le vignoble vosgien dès 1894 est remarquable ce qui lui vaudra le titre de « père de la vigne vosgienne ».
Le plant Léon Millot : la pérennité
En 1902, le phylloxéra a fait ses ravages – précisons que cette maladie est apparue aux États-Unis dès 1857 et qu’elle fut introduite par des plants américains sur le territoire français –, et il faut relever la vigne comme le relate Jean‑Marie Conraud dans un ouvrage en hommage à Léon Millot.
Cette question est encore un défi aujourd’hui dans le contexte du réchauffement climatique qui nécessite de constamment innover dans le domaine viticole.
Dès 1900, Léon Millot est en relation avec Eugène Külhmann et Christian Oberlin, deux chercheurs de l’Institut viticole de Colmar, qui expérimentent l’hybridation, un procédé plus complexe que la greffe. Il s’agit, par cette technique, de créer de nouvelles espèces par croisement en transportant le pollen d’une espèce sur l’organe femelle d’une autre. Léon Millot est le premier à introduire en France l’hybride Riparia-Gamay Oberlin, n° 595, croisement du plant américain « riparia » et du plant régional « gamay », qui s’est propagé, après plusieurs années d’expérimentation, dans toutes les communes viticoles de l’est de la France du fait de ses qualités : précocité, vigueur, résistance aux fléaux comme le phylloxéra, le mildiou ou l’oïdium. En 1911, l’appellation « Léon-Millot » sera donnée au cépage par Eugène Kuhlmann, chercheur à l’Institut Viticole Oberlin de Colmar en hommage à son ami.
Le « Léon Millot », commercialisé dans le monde
Au début du XXe siècle, les hybrides sont tolérés uniquement pour la consommation familiale, leur avantage est leur robustesse et les traitements modérés qu’ils nécessitent. Dès lors, le « Léon Millot » va disparaître progressivement ne pouvant bénéficier du label « appellation contrôlée ». Aujourd’hui, à cause de la réglementation française qui autorise 200 cépages en France, il n’y a plus qu’à l’étranger que l’on peut encore découvrir des bouteilles de vin portant le nom de « Léon Millot » même si la coopérative de Montfort (88) a relancé le « vin bleu des vosges » à partir du cépage en 1990.
C’est donc pour ses nombreuses qualités, en particulier son adaptation au climat froid, que le « Léon Millot » est planté dans plusieurs pays au monde et plus particulièrement au nord des États-Unis : Oregon, État de New York, etc. Trois grands fournisseurs américains, Foster dans l’État de New York, Boordy dans le Maryland et Mori dans l’Ontario, se sont procuré le plant chez des pépiniéristes français et l’ont diffusé sur le territoire.
Au Minnesota par exemple, Alexis Bailly, passionné par la culture de la vigne, a choisi ce cépage qui selon lui est « très populaire dans les États-Unis pour faire le bon vin rouge » et a participé à l’écriture d’un ouvrage sur le sujet. Ce vigneron, qui a goûté pour la première fois en 1967, du vin produit à partir de plants hybrides français, a décidé de tenter l’acclimatation de tels plants dans sa région. En 1974, il achète et plante plus de deux mille pieds de « Léon Millot » qu’il se procure à la pépinière Forster dans l’État de New York, mais aussi dans les Vosges malgré la réglementation interdisant sa diffusion. En 1976, la première cave du Minnesota est construite et l’année suivante le « Léon Millot » est commercialisé pour la première fois et proposé au classement des « Wineries Unlimited » de New York.
Il remportera l’année suivante une médaille d’or et sera récompensé toutes les années sauf en 1981. Mais aux États-Unis, les plants « Léon Millot » ne sont pas connus seulement dans l’État du Minnesota. Dans le livre de cépages de Jancis Robinson, on peut lire en effet : Côte Est des États-Unis : Léon Millot. 194-2 Külhmann : « Il est vigoureux et, malgré un mûrissement précoce, atteint une grande richesse saccharine et possède une couleur profonde ».
Plusieurs sites Internet américains attestent de cette reconnaissance du « Léon Millot », décrit en ces termes : « A smooth, yet full-bodied dry red, the Millot is allowed an extra year in the barrel before bottling. Still young and intense, this wine will reach maturity in two to three years. This is a stately wine in limited production » (Rouge sec et corsé, le Millot a droit à une année supplémentaire de fûts avant la mise en bouteille. Encore jeune et intense, ce vin arrivera à maturité dans deux à trois ans. C’est un vin majestueux en production limitée).
L’« Université d’État de sciences et technologie de l’Iowa » (Iowa State University of Science and Technology) (États-Unis) propose même des tutoriels sur le « Léon Millot ». Mike White, spécialiste de la viticulture au sein de l’ISU, élague une vigne Leon Millot âgée de 4 ans en expliquant la formule de taille équilibrée. Cette vidéo a été réalisée lors d’une journée sur le terrain d’élagage du raisin dans le vignoble Karl et Nicole Wilt situé à l’ouest d’Indianola, en Arizona.
Dans l’État de New York, on trouve le « Léon Millot » dans la région des Finger Lakes, région viticole américaine (American viticultural area). Le site fait la promotion du cépage vosgien en ces termes :
« Entrez dans les vignobles du lac Keuka. Keuka Lake Vineyards est un peu culte concernant le nouveau Léon Millot (2014), un rouge d’encre sombre et moelleux contrairement aux autres cépages. Ce vin est doux et fruité, avec sa note de cerise rouge et un petit peu de cassis. Il a une qualité légèrement florale qui offre des tons plus élevés ».
Au Canada dans le comté de Prince Edward, le vin « Léon Millot » est aussi commercialisé : « Corsé, fruits noirs en bouche avec une légère note d’eucalyptus en finale ».
Il figure enfin parmi les vins appréciés des critiques et ses nombreuses récompenses montrent qu’il a une certaine popularité. En 2016, le Botham Vineyards « Field 3 » décrit le « Léon Millot » en ces termes : « Cépage hybride français créé en 1911 en croisant un cépage vitis riparia/vitis rupestris avec Goldriesling, une variété de vinifera blanc. Il donne un vin rouge foncé, presque violet, digne de son âge, qui est parfois encore planté en Suisse mais est devenu populaire dans le Midwest américain et au Canada. Il mûrit très tôt, ce qui le rend attrayant dans les régions au climat froid, où l’automne a lieu en septembre ».
D’autres pays (Angleterre, Pologne, Danemark, Suisse, Allemagne) dont la réglementation est plus souple que la France produisent aussi de nos jours du « Léon Millot ».
Un réseau social pour une boisson sociale
Un petit tour avec le hasthag #LeonMillot sur les réseaux sociaux, et plus particulièrement sur Instagram, donne accès à une mosaïque de photographies dédiées au cépage et plus particulièrement à différents moments et instants de la fabrication du vin et de la « vie » dans la vigne, aux États-Unis, au Canada, mais aussi en Pologne. Des vignerons se mettent en scène et publient des photos des vendanges, du broyage, du pressage, de l’embouteillage, de la vente et, bien sûr, de la dégustation. Les commentaires accompagnant les photos sont très positifs et montrent l’attachement de certains à ce cépage ou encore l’impatience de certains consommateurs : « Ah Leon Millot, how we love you », (« Ah Léon Millot, comme nous t’aimons »), « This photo made me think of delicious wine », (« Cette photo m’a fait penser à un délicieux vin »), « Beautiful », (« Magnifique »), « I want a bottle of that » (« Je veux une bouteille de ça »), « so exciting ! » (« Trop excitant ! »), « Some things are just worth waiting for » (« Certaines choses méritent qu’on les attende »). Bien qu’il soit toujours difficile de mesurer l’impact que les réseaux sociaux ont sur les ventes d’un produit, leur utilisation par les vignerons sont une bonne façon de garder et de partager un souvenir d’un moment particulier (les vendanges en famille, la dégustation entre amis), de raconter une histoire, tout en promouvant leur production, tout en servant l’e-réputation du Léon Millot.
Dans le contexte actuel de rejet des pesticides et de solutions écologiques, selon certains chercheurs, il n’est pas improbable que la France revienne aux hybrides car ces plants de vigne, écartés parce que bien trop résistants, pourraient répondre à une nouvelle volonté : ne plus traiter la vigne…
Un monument en mémoire du père de la vigne vosgienne
Que nous reste-t-il de l’œuvre de Léon Millot par ailleurs fondateur d’une des premières colonies de vacances en France (1888) ? En 1938, l’idée de l’érection d’un monument en sa mémoire a été émise par le conseil d’administration de la Société vosgienne de viticulture. Il s’agissait de rendre hommage à cet homme « de progrès, humaniste, laïc et républicain engagé pour la diffusion des savoirs et la défense de la vigne ». Il faut attendre 1955 pour qu’il soit érigé sur la commune de Mandres-sur-Vair dans les Vosges, son village natal.
Le centenaire de Léon Millot a permis d’arracher celui-ci à l’oubli. Bref, il est bon de rappeler l’histoire et la mémoire de la viticulture française à travers des figures emblématiques, qui ont contribué à la préserver et à lui donner une reconnaissance internationale. Au vu de la commercialisation du cépage dans de nombreux États nord-américains, on ne peut que souligner l’appropriation dont a fait l’objet le cépage voyageur « Léon Millot » attestant d’une véritable fraternité entre la France et les États-Unis !
Sylvie Pierre, Maître de conférences en sciences de l’information et de la communication/Centre de recherche sur les médiations, Université de Lorraine et Bérengère Stassin, maître de conférences en sciences de l’information et de la communication, membre du CREM, Université de Lorraine
Cet article est republié à partir de The Conversation sous licence Creative Commons. Lire l’article original.