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« Ceux qui travaillent » et les autres

« C’est un film qui renvoie à la moralité, qui pose la question de la virtualité, de la violence, dans une société mondialisée », précise Antoine Russbach, qui a réalisé un long-métrage d’une grande force, avec un impressionnant Olivier Gourmet en cadre licencié après « une faute grave ».

Cadre dans une compagnie de fret maritime, Frank (incarné par Olivier Gourmet) gère cargos par dizaines et containers par milliers depuis une plate-forme.

Frank est de ces hommes qui se lèvent tôt. Rituel du matin, il prépare le petit-déjeuner et réveille toute la famille, avant de partir travailler. Il commence tôt le matin et finit tard le soir, travailler plus pour gagner plus. Tel est Frank, incarné par Olivier Gourmet dans le film d’Antoine Russbach, « Ceux qui travaillent » (sortie le 25 septembre).

Frank a un boulot important, cadre dans une compagnie de fret maritime, il gère cargos par dizaines et containers par milliers depuis une plate-forme. En « situation de crise », un clandestin à bord d’un navire, il prend une décision en solitaire. Chargé de produits périssables, le cargo devrait faire demi-tour, déposer l’intrus, pourrait être coincé en quarantaine, du temps perdu, et le temps c’est de l’argent. Frank décide, on s’en débarrasse, ni vu ni connu, puis va chercher sa fille à l’école.

Plus tard dans la soirée, il regarde tranquillement la télé dans sa confortable maison avec piscine, lorsqu’il reçoit un texto, un mot : « Fait ». « Personne ne dira rien », pense Frank. Erreur, ses boss demandent sa démission ; il a fait le sale boulot, il est viré sans ménagement. « J’ai travaillé dur », dit le self-made-man, pour entretenir le train de vie familial. Désormais chômeur, il le cache à sa femme, à ses cinq enfants, continue de faire comme avant, « sauve les apparences », fait semblant et part encore tous les matins. Frank, qui ne connait pas la vie sans bosser, découvre qu’il y a « Ceux qui travaillent » et les autres. Maintenant, il est un de ces « autres ».

« C’est la question de la honte profonde », dit Antoine Russbach, « En fait, ce qui est terrible c’est qu’il se dit que s’il n’a plus de travail il n’existe plus. Il n’est pas du tout prêt à se confronter à ça, et il ne peut surtout pas dire à sa famille pourquoi il a perdu son boulot, ça le disqualifierait complètement », ajoute le réalisateur, né en Suisse, et parti étudier le cinéma en Belgique.

Antoine Russbach signe un premier film d’une grande maîtrise, d’une grande force, tout en tension, dans lequel on sent les influences du cinéma des frères Dardenne :

« J’aime beaucoup la cohérence entre l’économie et le contenu de leurs films », dit-il.

 

Il a d’ailleurs fait appel à un acteur des Dardenne, Olivier Gourmet, pour incarner son personnage principal, un homme solide qui se fissure, enfermé dans ses silences. Frank, ainsi prénommé en référence au monstre de Frankestein, est rejeté par ce système dont il a fait partie, et dont il n’est finalement qu’une créature. Forcément complexe, le récit est rude, même si à la fin, la vie continue grâce à l’amour inconditionnel d’une petite fille pour son père.

Rencontre avec le réalisateur, Antoine Russbach, lors des Rencontres du Cinéma de Gérardmer où « Ceux qui travaillent » était présenté en avant-première.

Antoine Russbach : « Le film ne condamne pas le système unilatéralement »

Antoine Russbach : « Le film parle de l’aveuglement volontaire, on refuse de voir, et d’endosser notre responsabilité ».

« Ceux qui travaillent » entre dans la tradition d’un certain cinéma social, de ces films qui parlent de travail ?

Antoine Russbach : J’ai toujours peur des écueils du cinéma social, qui est de faire des films qui passent de la crème à un public de gauche, qui est déjà d’accord avec eux à l’avance, ça fait des films de divertissement de gauche pour gens de gauche. Ce n’est pas un problème en soi, mais c’est dommage parce que ça repousse le public qui n’est pas d’accord dès le départ ; le public de droite ne veut plus aller voir ce cinéma, et on crée des bulles idéologiques dans lesquelles on est aujourd’hui médiatiquement. J’étais ravi de voir que des gens de droite étaient vraiment touchés par le film. On a fait un travail de déminage idéologique avec mon co-scénariste Emmanuel Marre ; c’est un film qui pose des questions autant aux gens de droite qu’aux gens de gauche.

Votre film évoque les méfaits de la mondialisation, mais on peut aussi le voir comme un banal conflit du travail individuel ?

Exactement, c’est aussi un drame personnel fort, le film a plusieurs couches. C’est d’abord une découverte sur le global, on joue sur le regard, l’angle restreint sur les choses, c’est un film qui s’élargit au fur et à mesure, la question de coresponsabilité est posée de plus en plus forte, au départ c’est une faute individuelle, mais ça arrange ses patrons, il y a la compétition aussi, l’idée c’est de reconstruire une cartographie plus vaste que ce qu’on avait au départ. Quand on arrive au port, le film contemple cette énorme machine qui distribue de la logistique et cet homme au milieu, c’est une manière esthétique de poser la question de la valeur de l’importance de ce drame personnel, le personnage est face à l’énormité de cette cathédrale moderne qu’est le port. La question est terrible : est-ce que ce crime atroce, la mort de cet homme, a la moindre importance là au milieu ?

« Toutes les valeurs du personnage se retournent contre lui »

Olivier Gourmet incarne un individu pris dans les rouages de cette mondialisation, comme nous le sommes tous, travailleurs, consommateurs, plus ou moins pris dans cette grande machine qui nous bouffe ?

Oui, et qui nous nourrit aussi. Le film ne condamne pas le système unilatéralement non plus. C’est un film basé sur le principe du boomerang, toutes les valeurs du personnage, toutes les choses auxquelles il a cru, se retournent contre lui, sa violence et son cynisme se retournent contre lui, il se retrouve confronté aux conséquences de ses valeurs initiales. C’est une interprétation, mais ce geste qu’il commet, est aussi un symptôme d’un dysfonctionnement profond, d’un malheur profond, c’est l’expression d’un appel au secours. C’est quelqu’un qui ne s’écoute pas, qui ne se connait pas, qui ne se respecte pas beaucoup, qui est dans l’auto-flagellation, il a sacrifié son propre bonheur. Le crime qu’il commet, personne ne lui a demandé de le commettre. Il a été contaminé totalement par le travail, il croit être son propre chef. C’est aussi un film sur la consommation, qui renvoie à la moralité, qui pose la question de la virtualité, de la violence, dans une société mondialisée. Le film parle de l’aveuglement volontaire, on refuse de voir, et d’endosser notre responsabilité ; Franck est un représentant de ce système. Nos actions ont toutes un impact. Quelle est l’importance de ce crime, la vie de quelqu’un qu’on n’a jamais vu, cette question est terrible. La famille est le reflet de ce monde de consommateurs, il a fait de ses enfants des petits-bourgeois qu’il n’aime pas.

Pourquoi avoir choisi Olivier Gourmet, qui est d’ailleurs particulièrement impressionnant dans ce rôle ?

Je choisis les comédiens très tard, j’ai peur qu’ils disent non, si on a décidé d’avance ça perturbe. Je m’étais demandé si le personnage ne devait pas être un peu plus jeune, pour qu’il ait une chance de se refaire une vie après ; mais j’avais discuté avec un salarié d’une multinationale, et qui m’a dit que l’employé de cinquante ans avait déjà trop construit sur un certain niveau de vie pour pouvoir s’arrêter, et il est aussi trop loin de la retraite. Dans une boîte, c’est celui qui est le plus soumis, qui peut faire tout ce qu’on lui dit, il est dans une énorme fragilité. C’est à ce moment-là, en regardant les comédiens de cet âge-là, en voyant la filmographie d’Olivier Gourmet, qui n’a pas peur de jouer des personnages qui commettent des atrocités, que je l’ai sollicité.

Quels ont été vos choix de fabrication, d’esthétisme ?

Les dispositifs cinématographiques sont assez discrets mais ils sont très forts, ils sont assumés, et sont extrêmement importants pour que le film soit vécu comme il est vécu. Beaucoup de ces dispositifs visent à donner un maximum de place à la pensée du spectateur, et à éviter de lui dire quoi penser, de donner des questions et pas des réponses. Sur le décor, il fallait que tous les détails soient justes, qu’on ait le sentiment que l’entreprise ne soit pas l’empire du mal, on s’y reconnait. L’absence de musique par exemple est importante, une musique aurait créé des autoroutes émotionnelles, le fait de ne pas en avoir aide beaucoup à avoir ces moments où même moi je ne sais pas ce que je pense de lui, je ne sais pas si je suis d’accord ou pas, s’il se sent coupable ou pas. Le clandestin est invisible mais la pensée du personnage aussi est invisible, la vérité morale est invisible aussi. Le film ne donne pas de réponses et se termine avec un point d’interrogation.

Propos recueillis par Patrick TARDIT

« Ceux qui travaillent », un film d’Antoine Russbach avec Olivier Gourmet (sortie le 25 septembre).

« Olivier Gourmet n’a pas peur de jouer des personnages qui commettent des atrocités », estime le réalisateur. Mais à la fin, la vie continue grâce à l’amour inconditionnel d’une petite fille pour son père.
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