On n’avait sans doute jamais vu pareille arnaque depuis les avions renifleurs. Entre mensonges et mystifications, salariés bernés et actionnaires floués, le Skylander s’est écrasé en 2012 entre Metz et Chambley. L’ardoise est de plusieurs dizaines de millions d’euros. Une association de contribuables demande des comptes aux élus. Des actionnaires ont assigné la société porteuse du projet devant le TGI de Paris. Et ce n’est pas fini. Rappel des différents épisodes.
L’histoire du Skylander commence en Roumanie au début du siècle. Le projet de ce petit bi-turbo propulseur de 19 places ou de 2,7 tonnes de fret, bénéficie déjà de subventions européennes au titre du transfert de technologies vers un nouveau pays membre de l’Union. Conçu par Desmond Norman, pour le compte de GECI Internation de Serge Bitboul, ce coucou à la fois simple et robuste est prévu pour décoller et atterrir sur des pistes courtes et non préparées. Le marché est mondial, paraît-il. A la recherche d’argent frais et/ou de partenaires, le Skylander cherche à se poser à Chang Wong (Corée du Sud), fait escale à Nantes puis à Tarbes avant d’atterrir à Evora en 2004. Le Portugal est séduit par les mille emplois promis par le patron de GECI.
Quatre ans plus tard, en octobre 2008, le gouvernement portugais renonce finalement à poursuivre l’aventure estimant que le projet « manque de cohérence et de consistance. » Un mois plus tard, le Skylander se pose à Chambley, en Meurthe-et-Moselle, sur une ancienne base de l’OTAN.
« L’intelligence » économique
Comment est-il arrivé là ? C’est la Compagnie européenne d’intelligence stratégique, consultant pour la région Lorraine à l’époque de Gérard Longuet, qui a dégoté la bonne affaire. CEIS a été créée en 1997 par Olivier Darrason, ancien chef de cabinet de François Léotard au ministère de la Culture, ancien député des Bouches-du-Rhône et président de l’IHEDN (Institut des hautes études de la Défense nationale). La Compagnie se présente comme étant « l’un des leaders français de l’intelligence économique ».
CEIS apporte donc « l’affaire » au président de la Région Lorraine, le socialiste Jean-Pierre Masseret. Ce dernier se prend à rêver de la création ex-nihilo d’un pôle aéronautique qui apporterait des emplois et donnerait au passage une image plus flatteuse de la région trop connue pour son charbon et sa sidérurgie sinistrés. « Toutes les conditions sont réunies pour que la filière aéronautique décolle en Lorraine » se félicite le président de la Région en signant aussitôt un premier chèque de 2 M€ à la société de Serge Bitboul.
Restaurant gastronomique
Jean-Pierre Masseret et sa majorité ne mégotent pas pour accueillir le futur avion. La région offre 22 ha de foncier à la société GECI Aircraft, filiale de GECI Aviation, filiale de GECI international. Elle fait construire ou aménager sur la base de Chambley (54) une tour de contrôle, des hangars, des bureaux. La piste est rallongée pour les vols d’essais. Et un restaurant gastronomique est ouvert pour les clients prestigieux. Une cantine pour le personnel. Facture : 40 M€ d’investissements réalisés sur 90 prévus jusqu’en 2017. Sans parler des frais de bouche !
Certes, d’autres activités sont prévues sur la base aérienne mais elles ne justifient pas à elles seules les investissements massifs de la Région.
Sur quels éléments du dossier Jean-Pierre Masseret s’appuie-t-il pour engager l’argent des Lorrains ? La question reste sans réponse. Car, à aucun moment, les élus de Lorraine n’ont songé à faire effectuer la plus petite expertise démontrant le sérieux de l’entreprise.
Exemple. Le 27 avril 2010, Serge Bitboul invite les élus et la presse à l’occasion de la découpe de la première pièce de son avion que l’on appelle « les premiers copeaux ». Le patron de GECI déclare : « la phase d’industrialisation est officiellement lancée. Le portefeuille commercial (…) porte aujourd’hui sur 650 appareils (…) et conforte le plan de production de 1.500 avions entre 2012 et 2017. »
La manœuvre est habile. Serge Bitboul veut forcer la main des élus. Le 7 mai l’assemblée régionale votera une nouvelle avance remboursable de 9,1 M€. Il en sera ainsi pour chaque appel de fonds publics : des commandes par centaines, des partenaires financiers aux quatre coins du monde, un marché mirifique en perspective… « Notre production future est de 1.000 avions, notre chiffre d’affaires prévisionnel de six milliards de dollars » fanfaronne Bitboul.
Mystification
Tout est faux. En avril 2010 la phase d’industrialisation est loin de pouvoir commencer puisque la demande d’agrément de conception (DOA), première étape de la procédure visant à la certification de l’appareil n’a pas encore été déposée à l’Agence européenne de la sécurité aérienne (EASA) basée à Cologne. Cette procédure est longue (plusieurs années) contraignante et incontournable.
Serge Bitboul le sait. Ce qui ne l’empêche pas de poursuivre sa campagne de mystification. A chaque annonce tonitruante, à chaque déclaration enflammée, les cours en bourse de GECI s’envolent. Le 23 mai +25% d’augmentation au profit d’un fonds américain Ya Global Masters SPV Ltd. Avant de s’effondrer quelques jours plus tard. L’AMF (Autorité des Marchés Financiers) soupçonne une manipulation du titre. Le 7 juin 2012 les cours de GECI International sont suspendus.
Le patron de GECI ne renonce pas. Le plan de financement de l’avion est passé de 100 à 200 puis à 300 M€. Serge Bitboul fait des levées de fonds sur le marché Alternext. Mais ce n’est pas suffisant. Il réclame encore de l’argent. L’Etat promet d’ajouter 60 M€ supplémentaires (partagés entre le FSI et le Grand Emprunt) à condition que le dossier soit soutenu par une grande entreprise aéronautique !
Dans les ateliers de Sky Aircraft, l’avion lorrain a pourtant du mal à prendre forme, même sur le papier. Remodelé sous la houlette de Pierre-Louis Cambefort, ancien de chez Dassault, le SK-105 ne ressemble plus au projet initial. Les haubans sont supprimés, la voilure est installée sur le fuselage, le nez est allongé de 1,75 mètre.
Esbroufe
Dans cette nouvelle version la charge marchande est passée de 3,3 tonnes à 2,7 tonnes. « Toutes les performances annoncées sont farfelues », explique un ingénieur aéronautique qui a participé à l’aventure du Skylander dès le début. « Il y a des erreurs de conception flagrantes comme la position de l’issue de secours proche du plan de l’hélice. »
Un ingénieur qui a participé au projet durant les deux dernières années confesse : « Je n’avais jamais rencontré une bande d’amateurs comme celle-là. Un tel cumul de faiblesse est inimaginable. Toute la com’ du Skylander était fondée sur de l’esbroufe. »
Ce qui devait arriver arriva. Le 4 octobre 2012 l’entreprise Sky Aircraft a été placée en redressement judiciaire par le tribunal de commerce de Briey (54) assorti d’une période d’observation de six mois. Le 16 avril 2013 la liquidation est prononcée.
L’avion de brousse made in Lorraine laisse 113 salariés sur le tarmac et un passif estimé à 120 M€ dont 11 M€ à l’URSSAF, créancier prioritaire. La plupart des sous-traitants laissent des ardoises colossales dans l’affaire. Comme la Seroma basée à Beaulieu-sur-Dordogne, en Corrèze, qui devait fournir aux sous-traitants de Sky Aircrat les outillages pour industrialiser les pièces primaires de l’appareil.
Que reste-t-il de ce fiasco ? Des salariés abusés, des actionnaires dépouillés, un système boursier détourné de sa vocation, une grosse ardoise à la charge des contribuables et des sous-traitants. Une maquette numérique dont personne ne veut. Une procédure au pénal (de la Région Lorraine !!!). Une assignation au civil par un groupe d’actionnaires. « Pour information inexacte, imprécise et trompeuse, entre 2009 et 2012, sur les carnets de commandes, les MOU –memorandum of understanding, explique leur avocat Me Johann Lissowski (spécialisé en droit boursier, financier et AMF). »
Et un rejet unanime des élus régionaux qui n’ont « pas fait le boulot » contrairement à ce qu’ils affirment. La preuve : aucun d’entre eux n’est allé se renseigner à la source : à l’EASA (l’Agence européenne de la sécurité aérienne), à Cologne.
Quand, à l’amateurisme, s’ajoute l’incompétence des élus, cela donne beaucoup d’argent public jeté par les fenêtres.
Et un profond dégoût de la classe politique.
Marcel GAY
Les aides de la Région lorraine : chiffres clés
- 27 mars 2009 : la Région accorde une subvention de 2 millions d’euros à la société Skyaircraft filiale de GECI aviation. Complété d’une aide de 2,5 millions d’€uros de l’Etat.
- 28 Mai 2010 : Geci accélère son programme de développement qui nécessite plus de fonds non couverts par les financements de départ. Aussi la commission permanente du 28 mai 2010 « convertit » la subvention, 2 millions d’€, accordée en mars 2009, en une avance remboursable de 9, 1 millions d’€.
- 25 juin 2010 : La Région Lorraine demande au Conseil d’Etat l’autorisation d’entrer au capital de la société GECI aviation.
- 25 novembre 2011 : Développement du Skylander, nouvelle avance remboursable de 7 millions d’euros.
- Les 2 avances remboursables décidées à hauteur de 16,1 M€ se rapportaient à :
- des dépenses de développement, liasses et outillages de production, réalisation de 4 avions prototypes et essais, démarrage des fabrications de série jusqu’à la certification évaluées à 188 M€,
- d’autres aides publiques décidées de 9,9 M€ (avance remboursable d’Oseo de 7,4 M€ et subvention de l’Etat au titre de l’aménagement du territoire de 2,5 M€),
- 26 janvier 2012 : Annonce par la Ministre de N. Morano du financement de 60 millions accordés par l’Etat à ce projet (30 millions de Fonds Spécial d’investissement (FSI) et Aerofund les 30 autres millions émanant du Commissariat Général aux Investissements (CGI). Décision confirmée par courrier du Ministre Thierry Mariani au Président Masseret.
- 27 janvier 2012 : Vote en commission permanente d’une avance de Trésorerie de 5 millions d’euros, remboursable en tout état de cause au plus tard le 30 novembre 2012, donc sans effet sur le bilan d’exécution budgétaire de la Région. Cette avance de trésorerie assure un complément de financement à court terme pour tenir compte du délai encore nécessaire à la mise en place des fonds attendus des investisseurs.