Dominique Chabert, Université Lumière Lyon 2 et Frédéric Jouneau, Université Lumière Lyon 2
Dimanche 9 juin, en marge de son voyage en France, le président des États-Unis Joe Biden a indiqué avoir trouvé avec Emmanuel Macron un accord sur l’utilisation des bénéfices produits par les avoirs russes gelés depuis le début de la guerre en Ukraine. La question est d’importance car les sommes concernées sont estimées à 260 milliards d’euros. Il n’est donc guère étonnant que le sujet figure explicitement à l’agenda du prochain G7 organisé du 13 au 15 juin à Borgo Egnazia, en Italie.
En mai 2024, les pays de l’Union européenne ont convenu d’affecter les bénéfices exceptionnels provenant des avoirs publics russes gelés dans les livres des Dépositaires internationaux centraux de Titres (DICT) à l’effort de défense et au redressement économique de l’Ukraine. Ces bénéfices exceptionnels, évalués à 3 milliards d’euros pour les trois premiers trimestres de 2023, résultent de la révision par le Conseil européen, en février 2024, d’un règlement concernant les obligations des DICT européens gérant des titres relevant de la propriété d’intérêts russes. Pour bien comprendre les enjeux, il faut revenir sur les DICT, ces acteurs financiers peu connus voire inconnus des non-initiés.
Les DICT, des enfants de la guerre froide…
Les DICT sont depuis toujours placés au carrefour de la politique et de l’économie. Dans les années 1950, au plus fort de la guerre froide, l’existence d’avoirs libellés en dollars US et détenus par des intérêts russes dans des banques non américaines avait donné lieu à la création du marché des eurodollars. Dans les années 1970, ce marché s’est considérablement développé avec l’accumulation d’avoirs en dollars détenus par les pays de l’OPEP en Europe – les fameux « pétro-dollars »- et de créances libellées en dollars détenues par des non-résidents américains. Afin d’accueillir ces titres « apatrides », les DICT Euroclear à Bruxelles et CEDEL à Luxembourg (aujourd’hui Clearstream) ont été créés.
Les DICT sont désormais des infrastructures majeures des marchés financiers. Il s’agit d’acteurs privés (Euroclear et Clearstream sont des sociétés par actions) dont les missions principales consistent principalement à gérer :
- les stocks de titres pour le compte d’investisseurs non-résidents. C’est ce que l’on appelle la conservation de titres (ou fonction de dépositaire) afin d’attester de leur existence et de leur propriété ;
- les flux générés par les titres, en particulier les détachements périodiques de coupons ou de dividendes au profit des investisseurs : il s’agit des opérations sur titres.
… à nouveau placés au cœur des tensions internationales
Depuis le déclenchement de la guerre en Ukraine, les actifs détenus par des intérêts russes sont gelés, bien qu’ils bénéficient toujours des règles de protection des avoirs souverains. Par exemple, si le fonds d’investissement souverain russe est toujours bien propriétaire d’obligations de la dette souveraine française ou allemande, il ne peut plus faire valoir ses droits aux intérêts ni aux remboursements afférents.
Ces sommes, qui restent malgré tout versées par les émetteurs, s’accumulent donc dans les livres des DICT, formant ainsi des bénéfices exceptionnels, qui auraient pu être redistribués à leurs actionnaires. Dans un premier temps, la Commission a enjoint les DICT concernés à ségréguer ces montants (ce qui bloque leur redistribution à leurs actionnaires). Le nouveau règlement européen est allé plus loin dans un second temps, en affectant ces bénéfices au soutien à l’Ukraine.
L’affectation des bénéfices exceptionnels en faveur de l’Ukraine
Le Conseil européen estime qu’environ 260 milliards d’euros d’actifs de la Banque centrale russe sont immobilisés dans les pays de l’UE, du G7 et de l’Australie en raison des sanctions imposées après l’invasion de l’Ukraine par la Russie en 2022. L’accord de mai 2024 entre les États membres concerne principalement les bénéfices exceptionnels accumulés à ce titre par Euroclear, qui détient environ 70 % de l’ensemble des actifs russes immobilisés dans les pays occidentaux. Les fonds affectés doivent être consacrés pour 90 % à l’achat d’armes et d’équipements militaires pour l’Ukraine, les 10 % restants aux efforts de reconstruction du pays.
Parallèlement, les États-Unis ont proposé un plan distinct visant à émettre 50 milliards de dollars de dette pour l’Ukraine, remboursée avec les bénéfices futurs des actifs gelés. Cependant, l’Union européenne a jugé cette approche trop complexe et trop longue, préférant un soutien financier rapide à l’Ukraine via le reversement des flux générés par les titres immobilisés au profit de fonds européens dédiés.
Une confiscation intégrale des avoirs russes en Europe a été également envisagée. Au-delà de sa légalité et du risque politique que cette mesure ferait courir aux États membres (l’ampleur des inévitables rétorsions russes étant difficile à estimer), elle semble irréaliste du point de vue financier. En effet, avant que ces actifs bénéficient ultimement à l’Ukraine, il faudrait les transformer en monnaie, donc trouver des acheteurs. Mais qui acceptera de débourser plusieurs centaines de milliards d’euros pour des actifs entachés de risques juridiques et géopolitiques aussi massifs ? On constate donc que les actifs gérés par les DICT européens ont la fâcheuse tendance à se trouver au centre d’enjeux politiques internationaux.
Un débat éthique et des perspectives divergentes
La décision des pays de l’Union européenne montre que la politique conserve son influence sur les marchés financiers mondialisés. En l’occurrence, cela consiste à piocher directement dans les poches des actionnaires d’Euroclear pour participer au financement d’une action de guerre. Une politique concertée au niveau européen reste possible lorsqu’un objectif partagé émerge. Les infrastructures centrales des marchés financiers, comme les DICT, peuvent servir de leviers stratégiques pour encadrer et orienter les activités de la finance de marché.
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Cependant, si l’objectif est partagé, le modus operandi a déjà soulevé des objections. Certains pays européens militairement neutres (notamment l’Autriche, Chypre, l’Irlande et Malte) plaidaient pour qu’une part plus significative des bénéfices soit destinée à des finalités civiles telles que l’éducation et la recherche. On peut aussi s’interroger sur l’aspect éthique de la mobilisation de ressources provenant des intérêts de la dette souveraine des États européens, en grande partie recyclés au profit de la fourniture d’armes pour l’Ukraine.
Cette divergence de points de vue ne surprendra que les naïfs : les principaux pays membres émetteurs de dette détenue par des intérêts russes hébergent aussi une importante industrie de défense. Concrètement, des versements d’intérêts associés aux dettes souveraines allemandes et françaises vont donc, in fine, contribuer à financer la fabrication d’armes françaises et allemandes notamment, mais aussi américaines et britanniques.
Dominique Chabert, Maître de conférences en sciences économiques, Université Lumière Lyon 2 et Frédéric Jouneau, Professeur des Universités, Université Lumière Lyon 2
Cet article est republié à partir de The Conversation sous licence Creative Commons. Lire l’article original.