Luxembourg
Partager
S'abonner
Ajoutez IDJ à vos Favoris Google News

La République se bananiserait-elle ?

Point-de-vue- L’ancien secrétaire d’État au Budget, Christian Eckert, revient ici sur l’imposition des travailleurs frontaliers finalement abandonnée par Bercy. Explications.

Christian Eckert, ancien secrétaire d'Etat au Budget (DR)
Christian Eckert, ancien secrétaire d’État au Budget (DR)

Par Christian Eckert

Les citoyens n’ont, naturellement, pas tous connaissance de la façon dont s’élaborent les lois et règlements qui organisent notre vie quotidienne. Ayant eu l’honneur et la chance d’être tour à tour Maire, député et membre du Gouvernement, j’ai pu en apprendre les différentes facettes.  Je souhaite, avec humilité, en partager certains aspects trop souvent méconnus qui incitent malheureusement parfois les initiés à en déformer les contours. Loin de vouloir donner des leçons, je pense indispensable pour la survie de notre démocratie de rappeler régulièrement les règles de notre République.

Parlement et gouvernement

Tout d’abord, il faut rappeler certains principes fondamentaux de la constitution :

  • Le pouvoir législatif est exercé par le parlement (Assemblée Nationale et Sénat) qui vote les lois. On pourrait en déduire que le parlement est entièrement libre de voter ce qu’il veut. C’est en fait assez limité : il peut décider d’étudier des projets de loi (déposés par le gouvernement) ou des propositions de loi (déposées par des parlementaires). Mais c’est le gouvernement qui fixe la quasi-totalité de l’ordre du jour du parlement ! Seules quelques petites fenêtres permettent de voter des lois venues des parlementaires.
  • Concernant les recettes de l’État, l’article 34 de la constitution réserve à la loi (donc à la décision du Parlement), le soin de fixer l’assiette, le taux et les modalités de recouvrement des impositions de toutes natures. Le président de la République pas plus que le gouvernement ne peuvent modifier de quelque façon les impôts sans avoir obtenu au préalable un vote favorable du Parlement.
  • Le Conseil Constitutionnel veille au respect de nos règles fondamentales. Lui seul (et sans possibilité de faire appel de ses décisions) peut annuler tout ou partie d’une loi votée par le Parlement. Lui seul (et pas la Cour des Comptes…) se prononce sur la validité et la sincérité des lois de finances. Il doit être saisi sur les lois de finances, peut s’autosaisir à tout moment d’un texte ou peut être saisi par un minimum de parlementaires ou par le gouvernement.
  • En plus de son rôle d’élaboration de la loi, le Parlement est aussi chargé de contrôler l’action du Gouvernement. Le Président et le Rapporteur Général des commissions des finances peuvent demander et obtenir toutes les informations sur tous les dossiers. On ne peut leur opposer le secret fiscal. En plus, des rapporteurs spéciaux sont nommés par la même commission des Finances et chargés d’examiner les détails des thématiques de leur rapport. Ainsi le Parlement s’assure que le Gouvernement n’a pas outrepassé son pouvoir « exécutif » qui le cantonne à la stricte application des lois.
  • Lorsqu’un projet de loi arrive au Parlement, il doit être accompagné d’une étude d’impact, présentée par le Gouvernement à l’origine du texte. Ce document décrit les effets de la loi en cas d’adoption, compare l’existant et le futur, recense les difficultés, évalue les dépenses et les recettes, inventorie les dispositions alternatives, décrit les situations dans d’autres pays… C’est avec ce document que les députés travaillent pour proposer des modifications et décider de leur vote final.
  • En complément de l’étude d’impact (réalisée par les services du ministre concerné), l’Assemblée désigne un de ses membres pour « rapporter » le texte devant la commission et lors de la séance publique. Ce dernier dispose de pouvoirs d’investigation et de collaborateurs parlementaires qui lui sont temporairement affectés pour, en toute indépendance, décortiquer le texte proposé. Il est en relation avec les services qui doivent répondre à ses questions, lui fournir les données ou les documents qu’il souhaite. Ainsi le Parlement peut vérifier que l’étude d’impact est fiable et que le texte (souvent très technique et complexe) répond aux objectifs affichés. Son rapport est communiqué et il est invité à donner son avis sur chaque amendement, au même titre que le Ministre.

L’imposition des frontaliers

Ce long préambule et rappel pour analyser les propos et écrits des parlementaires LREM qui ont soutenu, vanté, voté et fait voter à deux reprises les lois sur les relations fiscales entre la France et le Luxembourg, notamment sur l’imposition des travailleurs frontaliers :

  • Tout d’abord, il est exact que ce type de convention relève des gouvernements et non des parlements. La constitution française réserve au gouvernement les échanges avec les autres pays, pour garantir l’unité nationale. C’est d’ailleurs officiellement du ressort du ministère des Affaires étrangères, même si le texte se concentre sur les questions fiscales.
  • Pour autant, une convention internationale ne peut entrer en vigueur que si le Parlement l’a « ratifiée ». Ainsi, la signature des ministres ne suffit pas : une loi doit être votée approuvant le contenu de la convention. C’est pourquoi le parlement a adopté le la loi du 27 janvier 2021 approuvant l’avenant signé le 10 octobre 2019 corrigeant la convention de 2018 dont on avait déjà mal appréhendé les conséquences.
  • La loi approuvant la convention a été accompagnée de rapports rédigés par Isabelle Rauch et Xavier Paluszkiewicz, députés LREM lorrains. À aucun moment il n’est fait état du fait que la moitié (environ) des travailleurs frontaliers paieront plus d’impôts en France. Mieux, Bruno Lemaire affirme qu’il n’y aura pas d’impôts supplémentaires. Isabelle Rauch s’exprime en évoquant un impact de l’ordre de 1 sur 200. En fait, plusieurs dizaines de milliers de cas sont déjà recensés.
  • Devant la bronca qui monte et les innombrables protestations, le gouvernement annonce qu’il n’appliquera pas la nouvelle convention qu’il a signée, que les parlementaires LREM ont encensée et votée, qui a été promulguée au Journal officiel et appliquée comme il se doit par l’administration fiscale ! Les contribuables pourront demander que l’on continue à appliquer les anciennes règles pour deux ans… Les parlementaires LREM se vantent d’avoir obtenu l’annulation de ce qu’ils avaient applaudi et soutenu…

Remboursés

Au-delà de la désinvolture, des négligences, des erreurs et de l’amateurisme révélé et nié, il faut se réjouir de la conclusion pour les frontaliers que l’on a failli sournoisement imposer davantage. Ils seront sans doute remboursés pour deux ans. Heureusement que quelques-uns avaient alerté !

Ce feuilleton interpelle quand même sur le respect du rôle de chacun rappelé précisément en début de ce post : le gouvernement signe une convention et la soumet au vote du Parlement qui l’approuve. L’administration l’applique puisque la convention est devenue la loi. Le Gouvernement annonce calmement que les contribuables peuvent demander que l’on n’applique pas la loi pendant (au moins) deux ans en laissant entendre que ces demandes seront exaucées. Le Parlement, seul compétent constitutionnellement en matière d’impôts, n’est pas saisi. L’un des rapporteurs qui avait fièrement approuvé le texte se glorifie d’avoir obtenu qu’on ne l’applique pas…

La République se bananiserait-elle ?

Europe France Luxembourg