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Lettre de juillet 2025 sur Gaïa : Le portable et la nouvelle démocratie

Nous publions chaque mois, sous la plume de Gilles Voydeville, l’excellente correspondance entre deux planètes, Gaïa, notre Terre et Aurore Kepler 452 b dans la constellation du Cygne. Aujourd’hui, Gaïa s’inquiète de la subtile manipulation des peuples via le portable « ce médium qui porte un message falsifié ». Il faut réinventer la démocratie.

Dr Gilles Voydeville
Dr Gilles Voydeville (DR)

Par Gilles Voydeville

Lettre de juillet 2025 sur Gaïa.
Lettre du mois des huitres grasses sur Kepler.

Ma chère Aurore,

L’absence

Je n’ai pu te lire depuis deux mois et ton silence m’inquiète. Es-tu toujours là ? Aurais-tu été victime d’un caprice de notre père Chaos se jouant de l’implosion d’une fabuleuse étoile afin de contempler un feu d’artifice sidéral de rayons gamma ? Aurais-tu été prise dans un tourbillon cosmique te confondant dans l’irrésistible matière noire des ténèbres de notre Érèbe ? Je m’adresse donc à toi en redoutant un drame me pourfendant déjà les abysses. Mais avec tout l’espoir que permettent l’incertitude et l’ignorance.

Mes dires de ce jour, contrairement aux confessions faites au-dessus des tombes, celles des aveux, celles des larmes amères, sont encore dans l’attente de tes réponses. Je ne suis pas encore assommée par ce manque insatiable, par cette cruauté des remords des actes irréparables et le désespoir des regrets éternels.

Mais je dois lutter

Car si je me laisse aller, je perds confiance en l’avenir et je me délite si je te crois perdue.

Seuls les matamores s’obligent d’orgueil devant la grande faucheuse et je n’en suis pas. Aujourd’hui je dois t’avouer que je déprime. Que puis-je faire sans l’espoir du retour des jours heureux qui s’ignoraient… Je glisse vers le Néant. Vais-je te dire plus de choses que du temps d’avant ? Je ne sais. Car j’ai toujours eu l’impression de tout t’avouer, de me servir du prétexte de notre correspondance pour rechercher ma vérité, déterminée à reconnaître mes faiblesses pour une rédemption, certes illusoire mais nécessaire à mon équilibre.

Somme toute, comme seuls tes mots existaient, reflets de nos échanges et miracles de l’intrication quantique, je ne suis pas sûre que ta disparition change ma réflexion. Mais ce doute me ronge. Et si jamais tu as survécu et me lis, tu me trouveras bien maussade et contrite. Pas encore comme une veuve couverte de dentelles noires et de rides, mesurée dans ses gestes par respect pour le repos du mort, mais commençant à fuir une quelconque joie qui aurait pu survivre à ta disparition. Bref, le mieux est peut-être que tu sois partie pour ne pas me découvrir ennuyeuse comme Nyx notre nuit sans fin.

Mais je ne peux pas redouter ta disparition et la souhaiter à la fois et je crois, ma chère Aurore, que comme mon monde, je suis aux prémices d’une déflagration et que j’en deviens folle.

Le nouveau medium

Le message, c'est le medium (UnlimPhotos)
Ce nouveau medium et total, global, universel

Ah, si tu savais ! Sur ma terre la vérité n’est plus utile à l’organisation du monde charmant. Les mensonges la remplacent. Il n’y a donc plus une boussole pour indiquer la direction, mais plusieurs. Car si la vérité est unique, les mensonges sont multiples et ils ne permettent pas de s’orienter. Au gré des vents qui soufflent et des tempêtes qui balayent, ils changent les repères au jour le jour.

Le poids de l’incertitude remplace le calme de la certitude.

Je crois malheureusement que cette fameuse démocratie – mantra de la gouvernance des peuples depuis la Révolution Française – a atteint ses limites avec le dernier medium. Car elle a mis au pouvoir des êtres malins qui bernent le peuple avec cette aptitude à le contrôler.

Comment le pouvoir a-t-il échu à ces manipulateurs télégéniques, à ces as de la téléréalité, à ces forbans de la manipulation des algorithmes des réseaux informatiques ?

Le medium c’est le message disait le prophète de la communication Marschall McLuan.

D’abord je constate que le nouveau medium est plus qu’addictif car il éclaire le visage de Charmant à chaque instant. Il possède un relai au charmant poignet pour pallier le déficit d’une attention qu’il mériterait permanente. Il a mis un certain temps à prendre l’avantage sur les autres mais aujourd’hui il les terrasse. Il est total, global, universel, relie chacun à chacun et je dirais qu’il me constitue factuellement. Car la théorie Gaïa qui m’a fait connaître en tant qu’être constitué de toutes les vies du globe, vient de trouver son incarnation dans ce medium. C’est un petit écran plat et parallélépipèdique qui tient dans la poche comme dans la main, détient des capacités de stockage et d’information d’ordinateur, des qualités photographiques supérieures à celle d’un appareil argentique et des possibilités de mise en relation infinies. Il utilise tous les réseaux disponibles qui fondent une communication permanente.

Il est omniprésent, des lieux d’aisance aux salles de conférences où il faut l’interdire.

C’est un outil utilisé aussi bien par les présidents que par les mendiants assis dans la rue. Charmant s’en sert dès sa plus tendre enfance jusqu’aux dernières heures de la vie. Certains se font enterrer avec lui pour être sûrs de pouvoir appeler s’ils se réveillent ou pour être certains d’en emporter ses secrets.

Bref ce petit boitier lumineux est devenu aussi indispensable que l’air, usé et possédé par tous les Charmants de ma planète. C’est le compagnon toujours là – on s’inquiète dès qu’il a disparu – celui auquel on parle le plus souvent, celui à qui l’on confie son agenda, ses secrets, son argent et la liste de ses amis. Il est le marqueur de cette société du vingt et unième siècle. Et personne ne connait encore les limites de ses capacités ni de son pouvoir qui peut être capté par un tiers. S’il a commencé modestement comme téléphone sans fil, rapidement il a enrichi chaque touche de son clavier digital de trois lettres pour envoyer des messages. Puis il s’est équipé d’un appareil photo, d’une caméra pour une vidéo communication, s’est branché subrepticement sur le Net comme un ordinateur et il vient d’être utilisé comme une arme par des services secrets qui l’ont fait exploser chez leurs ennemis. Il peut tracer le chemin, surveiller les battements du cœur charmant et espionner chacun à son insu. Bref ses pouvoirs sont énormes.

C’est bien le medium du Big Brother de George Orwell et l’IA ne lui a pas encore donné tous ses pouvoirs.

La démocratie

Ce portable est un cheval de Troie. Il a la capacité de pénétrer et manipuler l’esprit charmant, de le modeler, de le retourner par le jeu des algorithmes. Chaque charmant y perd son libre arbitre qu’il croit intact alors qu’il est visé par des informations ciblées, voire déformées. Et comme chaque citoyen croit choisir sur l’Internet le plus beau teeshirt, il est conformé par ce nouveau medium pour préférer le candidat idéal qui est celui qui a bâti la meilleure stratégie algorithmique.

Et donc la démocratie n’est plus l’expression d’un choix individuel mais la résultante d’une communication réussie qui s’immisce dans les choix intimes.

Il n’y a plus de choix personnel, il n’y a que des faux semblants, des votes dirigés, des êtres sous emprise, des chevaliers à la triste figure qui ne se battent plus contre les ailes des moulins à vent mais qui sont vaincus par les vents électromagnétiques des ondes de l’Internet. Et si cette démocratie permet de faire émerger les désirs d’une majorité de citoyens, ces désirs sont toujours les mêmes : tout et tout de suite. Cet insatiable désir d’amélioration de leur condition, compréhensible mais parfois déraisonnable, est maintenant sous la tutelle de leur naïveté informatique pour élire le meilleur des meilleurs candidats.

Il est donc temps de changer la donne.

Il faut maintenant pondérer la voix du peuple par deux contrepoids. C’est-à-dire deux collèges ayant tout comme elle une voix, la décision se prenant à la majorité des trois.
Le premier collège est celui des experts techniques, financiers, économiques et juridiques.
Le deuxième celui des experts sociaux, sociologues, historiens et philosophes.
La voix du peuple, résultat des élections démocratiques, est donnée au parlement élu dans les domaines de politique intérieure, économique, commerciale. Elle est allouée au président élu pour la politique étrangère, la guerre. Trois voix qui pourront concorder ou diverger et décider de l’avenir du pays.

Prenons un exemple, celui de la question de la gestion des migrants.

Le peuple autochtone peut décider de les bannir en élisant un président qui dans son programme les rejette.
Le collège des experts financiers, économiques et juridiques se réunira alors et examinera la validité de cette décision en fonction des emplois qu’ils occupent. Il appréciera si l’économie du pays peut s’en passer et le peuple en tirer profit par diminution du chômage, ou obérer l’avenir du pays par manque de main d’œuvre. Tandis que les juristes de ce même collège évalueront cette décision au regard du respect du droit local et international.

Quant au deuxième collège, les historiens y rechercheront des situations historiques analogues pour en rappeler les conséquences. Les sociologues eux jugeront du désir du peuple, soit en le confortant pour apaiser les rivalités, éviter des pogroms, soit en l’avertissant du côté xénophobe et raciste d’une telle décision. Les philosophes tempéreront les débats.

Bref, le but de ce vote à trois entités est de prendre une décision éclairée, de prendre du recul d’avec les désirs des peuples charmants qui vont toujours dans le même sens, sans toujours prendre en considération le contexte, l’histoire, la faisabilité, sans même parler d’humanité ni de droit.

Le peuple est un ogre qui dévore ses plus faibles voisins, ses minorités, comme Chronos le temps dévorait ses enfants les instants, pour durer.

Prenons la question de la répartition des richesses.

L’assemblée élue peut décider de l’augmentation des impôts pour les plus riches.

Le collège économique et financier peut valider cette option – comme aux États-Unis après la deuxième guerre mondiale où les impôts sont montés jusqu’à 90% du revenu – pour payer la dette, conforter les revenus de l’Etat, réorienter l’investissement. Ou au contraire l’invalider pour des raisons de flux financiers négatifs probables, de conservation d’une élite économique nécessaire pour faire tourner une industrie du luxe qui emploie de nombreux ouvriers. Les juristes examineront cette décision au regard de l’accumulation des taxes sur les riches et donc sur l’indue privation de richesse pour ceux qui la concentre ou au nécessaire rééquilibrage du prix du travail pour ceux qui le produise.

Dans le collège social, les historiens rappelleront les précédents et leurs conséquences heureuses de réorientation de l’investissement ou malheureuses de fuite des capitalistes. Les sociologues apprécieront le danger de paralysie de l’ascenseur social qui sera étouffé ou la nécessité de régulation des trop grandes inégalités sous peine de mouvements sociaux.

Les philosophes éclaireront encore les débats de leur sagesse.

Ma chère Aurore, j’espère que le peuple charmant décidera bientôt de ce changement fondamental. Il le fera quand il comprendra qu’il faut tempérer le pouvoir des présidents ou des élus par celui des experts qui réagissent sur un temps plus long. Car en flattant le peuple les élus l’utilisent pour leur propre gloire, leur fortune, leur ego. Ils charment avec des annonces intenables et trompent souvent pour perdurer. Ils n’ont pas le choix car leurs programmes sont irréalistes et irréalisables. Leur politique du pire n’apaise pas, elle souffle sur les braises. Nombreux sont ceux qui veulent améliorer la condition du peuple mais d’autres n’ont qu’une vision, conserver le pouvoir et s’auto admirer. Bref, il est temps de tempérer le produit de la démocratie car bien qu’il y ait de notables exceptions, les présidents et les élus des chambres ne sont que des êtres charmants, vulnérables et souvent intéressés par leur réélection et les intérêts partisans. Il faut donc soumettre les décisions de ces élus du peuple à ce système à trois voix.

Bien sûr cela va poser la question de la nomination des experts et leur renouvellement.

Leur compétence scientifique sera plus facile à juger que la compétence politique des élus actuels et sera confiée au choix de leurs pairs. Le conseil économique choisira les économistes, les banques les financiers, le syndicat de la magistrature les juristes. Les historiens seront élus parmi ceux de l’Université, les sociologues idem et les philosophes par l’Académie Littéraire. Trois ans me semblent un beau mandat.

La réactivité d’un tel système en fera le succès ou le condamnera.

Quel programme, irréaliste, idéaliste ! Oui mais, ma chère Aurore, on pensait déjà cela à l’avènement du parlementarisme. Il a pourtant fait progresser la vie sociale pendant des siècles. Mais celle-ci vient de subir un profond remaniement avec l’apparition des réseaux sociaux qui manipulent, confortent ou désorientent le charmant cerveau. Il faut donc améliorer le fonctionnement de la société qui est menacé par ceux qui ont saisi la subtilité des rouages des nouvelles donnes sociales subjuguées par la technique.
Seuls les sages pourront examiner l’avis du peuple et aller dans son sens ou à l’opposé s’il n’est pas raisonnable.

Le mot raison raisonne bizarrement à l’ère de la déraison.

Le mot vérité n’est lui-même plus crédible, devient suspect car il qualifie ce qui n’existe pas. Il est ravalé au rang de mensonge des mensonges.
Le mot social est devenu un adjectif du mot réseau où se perdent les vieilles valeurs.
Nos sociétés sont malades car elles ne digèrent pas ce medium qui porte un message falsifié. Elles vont imploser par manque de repère. A défaut de pouvoir le contrôler, il faut modifier le mode de gouvernance.

La démocratie a vécu, vive la Démocratie Partagée.

Voilà donc ma chère Aurore le fruit de mes dernières réflexions sur la gestion de ma charmante société. Le medium c’est le message et celui-là est insidieux, puissant. Ceux qui le manipulent, les Big Five américaines et les start-up, dirigent les esprits. Sans contrainte apparente et c’est bien toute la finesse du processus. Aujourd’hui la charmante société humaine est soumise à un nouvel empire : c’est le Bas Empire Numérique. L’extrême communication reliant tous les désirs de puissance et de jouissance l’a fondé.

La Démocratie Partagée devra le vaincre.

Je t’enlace.

Ta Gaïa

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