Deux scientifiques, le Dr Jean-Marc Sabatier et le Pr Jacques Fantini * nous aident à comprendre le rôle paradoxal des anticorps facilitant l’infection des cellules par le virus SARS-Cov2. Ce phénomène est connu sous l’abréviation ADE. Entretien.
Il existe des anticorps neutralisant les virus et des anticorps facilitant l’infection. Qu’en est-il pour le SARS-CoV-2 ?
Après avoir été infecté par le SARS-CoV-2, l’organisme fabrique des anticorps dirigés contre les protéines du virus, notamment la protéine spike qui est également à la base des vaccins à ARN messager et adénovirus utilisés actuellement.
Ces anticorps se répartissent en trois catégories :
- les anticorps qui n’ont aucun effet sur l’infection virale (anticorps neutres),
- les anticorps qui bloquent l’infection virale (anticorps neutralisants),
- les anticorps qui facilitent l’infection virale (anticorps facilitants).
L’immunité chez un individu ne repose donc pas seulement sur sa capacité à produire des anticorps dirigés contre le virus, mais sur les propriétés neutralisantes de ces anticorps. Dans ce contexte, la balance entre anticorps neutralisants et anticorps facilitants doit impérativement être en faveur des premiers, au détriment des seconds.
Par quels mécanismes ?
On sait aujourd’hui que les individus infectés par le SARS-CoV-2 fabriquent des anticorps neutralisants, des anticorps facilitants, et des anticorps neutres. Il est donc légitime de s’interroger sur les risques d’ADE (pour « antibody-dependent enhancement » = « facilitation dépendante des anticorps ») chez les individus infectés par le virus SARS-CoV-2, vaccinés ou non.
Dans ce mécanisme, des anticorps facilitants sont présents. Ceux-ci se fixent sur le virus SARS-CoV-2 et facilitent l’infection des cellules par le virus. En effet, les cellules phagocytaires (monocytes, macrophages, cellules dendritiques…) possèdent un récepteur (appelé FcgRIIa) capable de reconnaître les anticorps fixés à la particule virale, ce qui permet l’infection de ces cellules par internalisation du complexe virus-anticorps.
L’ « ADE » dans les infections respiratoires est inclus dans une catégorie plus large appelée « ERD » (« enhancement respiratory diseases » = « facilitation des maladies respiratoires ») qui comprend également des mécanismes non basés sur des anticorps (tels que les orages de cytokines et l’immuno-pathologie à médiation cellulaire) qui favorisent le processus infectieux et les effets délétères du virus.
Qu’en est-il des risques d’ADE avec le SARS-CoV-2 ?
Dans le passé, la production d’anticorps facilitants a été observée dans de nombreuses maladies virales et/ou après vaccination (virus de la dengue, Zika, Ebola, VIH, SARS-CoV, MERS-CoV, rougeole, péritonite infectieuse féline, etc.). Les anglo-saxons appellent ce phénomène ADE.
L’exemple de la dengue illustre parfaitement le phénomène d’ADE. Ce virus, transmis par les moustiques, existe sous 4 formes distinctes appelées sérotypes (DENV-1, DENV-2, DENV-3 et DENV-4). L’infection par l’un de ces sérotypes induit une immunité protectrice. Cette immunité est efficace pour le sérotype homologue, mais beaucoup moins pour les autres sérotypes. La réinfection avec un sérotype différent provoque ainsi des symptômes plus sévères. Pourquoi ? Parce que les anticorps facilitants ont pris le dessus sur les anticorps neutralisants. C’est un phénomène d’ADE classique. Un mécanisme du même type a été observé chez des individus vaccinés contre le virus de la dengue et ayant par la suite développé, après infection, une maladie plus grave par rapport aux individus non vaccinés.
Avec le SARS-CoV-2, ce phénomène d’ADE n’a pas encore été mis en évidence chez l’homme in vivo. Avec plusieurs milliards d’individus vaccinés, il y a objectivement des raisons d’être optimiste. Cependant, des résultats récents pourraient remettre en cause cette analyse.
C’est-à-dire ?
Nous avons vu que dans le cas de la dengue, les problèmes d’ADE sont liés à l’existence de sérotypes du virus. Aujourd’hui, le SARS-CoV-2 d’origine, la souche « Wuhan », a été supplantée par différents variants, le dernier en date étant le variant Delta. Est-ce que le variant Delta est suffisamment différent au niveau structural pour déplacer l’équilibre vers l’ADE en cas d’infection ou après vaccination ?
Un article récent publié par le « Journal of Infection » nous donne des éléments de réponse (« Infection-enhancing anti-SARS-CoV-2 antibodies recognize both the original Wuhan/D614G strain and Delta variants. A potential risk for mass vaccination ? » – Journal of Infection). Dans cet article, les auteurs analysent un anticorps facilitant dirigé contre le domaine NTD (N-terminal domain) de la protéine spike (d’après Li et al. Cell 2021 184 : 4203-4219). Cet anticorps monoclonal, isolé chez un patient, augmente le taux d’infection du SARS-CoV-2 dans des modèles cellulaires en culture (in vitro), mais pas in vivo dans des modèles animaux. Du moins lorsque le virus testé est la souche homologue, c’est-à-dire la souche d’origine « Wuhan ».
Mais que se passe-t-il si on refait cette expérience non plus avec la souche d’origine, mais avec le variant Delta ?
Cette expérience n’a pas été faite. On peut cependant utiliser des approches de modélisation moléculaire pour évaluer la capacité de l’anticorps facilitant anti-NTD à reconnaitre la protéine spike du variant Delta. C’est précisément ce qu’ont fait N. Yahi et al. dans leur article publié dans le « Journal of Infection ». Les résultats ainsi obtenus sont très clairs.
En effet, l’anticorps facilitant reconnait parfaitement la protéine spike du variant Delta.
Qu’en est-il des anticorps neutralisants ? Dans le cas du variant Delta, les anticorps neutralisants dirigés contre le domaine NTD sont moins bien reconnus par rapport à la protéine spike d’origine. En conclusion, pour le variant Delta, la balance penche en faveur de l’ADE plutôt que la neutralisation.
Quelle est la portée de ces résultats ?
Ces résultats suggèrent que la réinfection par le SARS-CoV-2 d’un individu préalablement exposé à un autre variant que Delta pourrait provoquer une maladie avec des symptômes aggravés. De tels individus, en dépit de leur immunité naturelle acquise lors de la primo-infection, pourraient ainsi être plus à risque que des individus n’ayant jamais rencontré le SARS-CoV-2.
Et s’agissant du vaccin ?
En ce qui concerne le vaccin, la prudence est de mise, car le variant Delta change totalement le contexte. Jusqu’à présent, les campagnes de vaccination massive n’ont pas révélé de problème majeur d’ADE, en dépit des données acquises avec de nombreux autres virus. Avec l’émergence du variant Delta, la possibilité demeure d’être confronté à des ADE lors d’un cycle vaccination/infection, d’autant plus qu’il est maintenant acquis que les vaccins ne protègent pas totalement de l’infection virale. Nous suggérons donc d’évaluer au plus vite, dans les sérums d’individus vaccinés, la balance neutralisation/ADE sur le variant Delta.
Dans l’attente des résultats de ces études, on ne saurait trop insister sur le maintien de gestes barrières efficaces (lavage des mains, port du masque, respect des distances), pour tous (vaccinés ou non).
*Jacques Fantini est Professeur de Biochimie et Biologie Moléculaire à l’Université d’Aix-Marseille. Il est membre honoraire de l’Institut Universitaire de France (IUF)
*Jean-Marc Sabatier, Directeur de recherches au CNRS et Docteur en Biologie Cellulaire et Microbiologie, affilié à l’Institut de NeuroPhysiopathologie (INP), à l’université d’Aix-Marseille. Editeur-en-Chef des revues scientifiques internationales : « Coronaviruses » et « Infectious Disorders – Drug Targets » (DR)
Légende Le Dr. Jean-Marc Sabatier et le Professeur Jacques Fantini il y a 28 ans (1993), alors jeunes chercheurs en virologie. Ils avaient reçu le Prix « Citoyen de l’Année » (Le Nouvel Économiste) pour la conception et la synthèse chimique d’une nouvelle molécule antivirale.