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Les neutrinos fêlent le miroir entre matière et antimatière

Détection de neutrino (à gauche) et antineutrino (à droite) dans le détecteur Super-Kamiokande au Japon.
T2K International Collaboration / Kamioka Observatory, ICRR, the University of Tokyo., Author provided

Leïla Haegel, Université de Paris

Le XXe siècle fut un siècle de révolution en physique de l’infiniment petit et de l’infiniment grand. Les scientifiques ont, par exemple, déterminé la composition de l’Univers, et mesuré que la matière prime sur l’antimatière – par contre, la raison pour laquelle la matière a pris le dessus est toujours inconnue.

La collaboration internationale T2K a récemment mesuré et publié que des particules élémentaires, les neutrinos et les antineutrinos, semblent se comporter différemment. Une piste sur la compréhension de l’asymétrie entre matière et antimatière, qui repousse les frontières de nos connaissances.

Les neutrinos, particules encore mystérieuses

Les lois de la physique indiquent que le monde matériel est constitué de particules élémentaires, c’est-à-dire insécables. Les découvertes issues des accélérateurs de particules, ces « microscopes du monde quantique », ont révélé l’existence de pas moins de 17 particules fondamentales, décrites par ce qui est communément appelé le modèle standard des particules.

Parmi ces particules, 12 sont des constituants de la matière – ce sont les fermions, qui forment tout ce qui nous entoure : des étoiles à l’air, en passant par les objets. Les 5 particules restantes sont les bosons et servent à transmettre les forces physiques, par exemple le photon qui est la particule de lumière transmettant la force électromagnétique. À chacune de ces 17 particules élémentaires correspond une antiparticule, une particule d’antimatière qui a la propriété de réagir avec sa particule associée, dès qu’elle la rencontre, pour dissoudre le couple en une autre forme d’énergie.

Les neutrinos et les antineutrinos sont des fermions. Ils n’ont été découverts qu’en 1930, car ils interagissent très faiblement avec la matière et traversent continuellement la Terre sans laisser de signal. Ils constituent encore aujourd’hui un des couples les plus mystérieux du modèle standard.

Production de neutrinos dans un accélérateur de particules en 1982 au CERN. En se désintégrant, la particule W produit un électron, indiqué sur l’image par une flèche ; cet électron est produit avec une « énergie manquante », qui signale l’émission d’un neutrino invisible.
1982-2020 CERN

Ils ont aussi une masse tellement faible qu’il est extrêmement difficile de la mesurer avec précision. De plus, l’origine de leur masse est inconnue : alors que toutes les autres particules obtiennent leur masse grâce au boson de Higgs, ce mécanisme semble être impossible pour les neutrinos. Ceci est lié à une autre de leurs signes particuliers : il existe une propriété quantique nommée « chiralité », qui possède deux états, dits « gauche » et « droit ». Toutes les particules peuvent passer de l’état droit à l’état gauche sans problème, sauf le neutrino qui est bloqué dans l’état gauche et l’antineutrino dans l’état droit ! Les neutrinos cumulent donc les singularités.

Le phénomène des oscillations

Bien que nous ne connaissions pas son origine, nous savons sans aucun doute que les neutrinos ont une masse, car ils ont un comportement très particulier qui serait impossible dans le cas contraire. Cet effet quantique se nomme « oscillations » et est lié au fait que les neutrinos existent en trois « saveurs » : les physiciens ont ici fait une analogie avec les parfums de glace – on pourrait dire qu’il existe des neutrinos parfum vanille, chocolat ou framboise.

La saveur du neutrino dépend de l’interaction qui l’a créé : par exemple, les sources radioactives créent des neutrinos « électroniques » (ou vanille dans notre exemple), mais les collisions de rayons cosmiques avec l’atmosphère créent des neutrinos « muoniques » (saveur chocolat). Le phénomène d’oscillation est le fait qu’après un certain temps, la saveur des neutrinos change. C’est comme marcher avec une glace au chocolat à la main que l’on goûterait après quelques pas et qui aurait le goût de vanille. Bien sûr, cela semble totalement incongru, car ces oscillations sont des phénomènes quantiques, qui ne se produisent qu’à l’échelle des particules, et ils n’ont pas d’équivalents dans le monde macroscopique que nous percevons.

La violation de symétrie matière/antimatière

Il existe de nombreuses expériences dédiées à la mesure des oscillations de neutrinos. Deux peuvent mesurer la différence d’oscillations entre neutrinos et antineutrinos : les expériences T2K et NOvA. Les récents résultats de T2K, publiés en avril 2020 dans la revue Nature, indiquent que les antineutrinos semblent osciller différemment des neutrinos.

Pour arriver à ce résultat, les scientifiques ont utilisé un accélérateur de particules pour créer des faisceaux composés de neutrinos ou d’antineutrinos de saveur muonique. Ils ont envoyé ces faisceaux vers les montagnes de la préfecture de Gifu, où le détecteur Super-Kamiokande attend patiemment que quelques neutrinos du faisceau – seulement un sur plusieurs milliards de milliards de milliards – interagissent avec un atome des 50 000 tonnes d’eau qu’il renferme.

L’intérieur du détecteur de neutrinos Super-Kamiokande.
Super Kamiokande Inside Tank/Flickr, CC BY-NC

Lorsque c’est le cas, l’interaction du neutrino laisse une trace circulaire dans les capteurs de lumière situés sur la paroi du détecteur. La forme précise de cette trace indique le type de neutrino – plutôt vanille ou chocolat. Ce que les chercheurs de la collaboration T2K ont mesuré, c’est que les neutrinos muoniques semblent se transformer en neutrinos électroniques plus souvent que les antineutrinos muoniques en antineutrinos électroniques. En d’autres termes, le comportement des neutrinos et des antineutrinos n’est pas identique.

L’antimatière, cette inconnue

L’asymétrie entre les oscillations des neutrinos et d’antineutrinos est une conséquence des théories quantiques et n’implique pas de nouvelle loi physique. L’importance de ce résultat est due au fait que l’antimatière est encore un mystère.

Fondamentalement, l’antimatière est comprise, car elle obéit en réalité exactement aux mêmes lois quantiques que la matière « habituelle » qui nous entoure. Ce que nous ne comprenons pas, c’est pourquoi il y en a si peu. Deux hypothèses sont possibles : soit il n’y a jamais eu autant de matière que d’antimatière, soit il y eut initialement autant de matière que d’antimatière, mais l’antimatière a disparu depuis. Les conditions du Big Bang n’étant pas décrites par nos théories physiques actuelles, la quantité de matière créée pendant le Big Bang est inconnue et les deux hypothèses sont valables.

Les observations des plus lointains signaux connus montrent que 300 000 ans après le Big Bang, la matière était déjà plus fortement présente que l’antimatière. Dans le cas où l’antimatière aurait disparu, son annihilation aurait dû se produire avant ces 300 000 ans, et les scientifiques étudient si les neutrinos auraient pu être à l’origine de cette disparition.

Le scénario d’une disparition

Pour relier l’asymétrie des oscillations des neutrinos observée par T2K et sa relation avec l’absence d’antimatière, il y a différents scénarios, par exemple la baryogenèse électrofaible ou la leptogenèse.

Ces scénarios impliquent cependant l’existence de particules jamais observées, qui auraient la propriété de violer les lois de conservation des nombres quantiques qui caractérisent les fermions.

De plus, dans ces scénarios, pour qu’il y ait annihilation de l’antimatière très tôt après le Big Bang, l’Univers doit être passé un état de « non-équilibre thermique » où les interactions entre les particules et les antiparticules n’auraient pas été homogènes. L’observation de la lumière la plus lointaine, le fond diffus cosmologique, montre que 300 000 ans après le Big Bang l’Univers était homogène, donc à l’état d’équilibre thermique. La possibilité de conditions inhomogènes est débattue scientifiquement et pour l’instant inaccessible à l’observation.

Ainsi, les neutrinos sont actuellement une piste à explorer dans le mystère du peu d’antimatière que comporte l’Univers, mais le chemin pour tester ces hypothèses est encore long. Premièrement, T2K doit mesurer plus de données pour avoir une mesure encore plus précise de l’asymétrie d’oscillation entre les neutrinos et les antineutrinos. Lorsque cette asymétrie sera certifiée par les physiciens de T2K, ce résultat devra être confirmé par une autre expérience, comme NOvA ou le projet DUNE.

Enfin, de nombreuses découvertes en physique des particules et en cosmologie doivent encore se manifester avant de pouvoir relier cette asymétrie à la disparition de l’antimatière. Ces recherches nous mènent toujours sur une meilleure compréhension des lois fondamentales de la physique et repoussent nos connaissances en physique des particules et en cosmologie.

L’auteure remercie la collaboration T2K pour la qualité de ses recherches et les quatre années où elle en fut membre.The Conversation

Leïla Haegel, Chercheure au Laboratoire APC, Institut national de physique nucléaire et de physique des particules (IN2P3) du CNRS, Université de Paris

Cet article est republié à partir de The Conversation sous licence Creative Commons. Lire l’article original.

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