Françoise Cahen, Université Sorbonne Nouvelle, Paris 3 – USPC
« Les jeunes d’aujourd’hui ne lisent plus ! » Ponctué d’un soupir aigri, ce refrain bien connu est souvent complété par des considérations sur les méfaits d’Internet – sans envisager d’ailleurs une seconde que naviguer sur le Web puisse mobiliser des compétences de lecture. Ces propos peuvent aussi se conclure par une interrogation énervée : « Mais que font leurs professeurs de français ? »
Selon la dernière étude du Centre national du livre, les jeunes de plus de 15 ans lisent plus que la moyenne des adultes, et le taux de lecteurs dans cette tranche d’âge (91 %) a progressé de 9 points entre 2015 et 2019. 4 % des jeunes déclarent détester lire alors que 80 % lisent 3h par semaine, surtout des lectures scolaires mais aussi pour leurs loisirs.
Les exigences des programmes de lettres en matière de lecture n’ont pas baissé, loin de là. Sur le site de l’académie de Paris, nous pouvons consulter les archives très intéressantes des descriptifs de baccalauréat en vue de l’épreuve orale de français de Ghislaine Dan, une enseignante expérimentée.
En 1991, les lycéens devaient lire deux œuvres intégrales (un roman et une pièce de théâtre) pour préparer cette épreuve, qui étaient complétées par la lecture d’extraits d’œuvres argumentatives et poétiques. En 2013, on passe à la lecture de 8 œuvres intégrales, en plus des extraits, et le descriptif s’est considérablement enrichi de documents complémentaires. Si je consulte mes propres archives, je fais exactement le même constat.
Écritures créatives
Les nouveaux programmes, en vue du baccalauréat 2020, accentuent ces objectifs de lecture ambitieux, en choisissant de mettre en valeur la lecture d’œuvres complètes, lesquelles seront définies par un programme national : les lycéens de première vont tous avoir à lire huit livres (des classiques pour la plupart), à quoi il faudra ajouter encore des parcours associés à ces œuvres, composés d’extraits.
Pour l’instant, seules deux femmes, sur douze auteurs au choix, sont intégrées à ce qui va renforcer l’existence d’un « canon » littéraire officiel pour le bac général : Madame de La Fayette, et Marguerite Yourcenar. Mais l’injonction scolaire peut-elle suffire à faire lire tous nos élèves ? On se souvient de Daniel Pennac, qui dans Comme un roman, affirmait que le verbe lire ne se conjugue pas à l’impératif.
Les nouveaux programmes de français comportent un levier intéressant, dont les enseignants doivent s’emparer : les écrits d’appropriation, qui permettent aux élèves, grâce à des projets d’écriture créative, d’accrocher plus facilement à la lecture. Cet élément des programmes s’inspire des travaux menés depuis des années sur le « sujet lecteur » d’abord par Annie Rouxel et Gérard Langlade, puis par Sylviane Ahr avec Vers un enseignement de la lecture littéraire au lycée et enfin, plus récemment, Bénédicte Shawky-Milcent et son essai enthousiasmant La lecture, ça ne sert à rien !
Cette dernière définit ainsi l’appropriation : « S’être approprié une œuvre, c’est bien l’avoir rendue « propre à soi », l’avoir transformée en une composante de ce que l’on est, en élément d’une culture personnelle, inscrit dans la mémoire. » Elle précise néanmoins que les conditions de conservation de ce bien intérieur sont très précaires. Si on apprécie un livre qu’on a dévoré, saurait-on en parler avec précision des mois plus tard ?
Autoportraits
Pour transformer nos élèves en sujets lecteurs, nous devons éviter de substituer d’emblée à la lecture subjective, personnelle, nos lectures savantes de professeur.es. Sylviane Ahr souligne l’opposition entre deux théories de la lecture en milieu scolaire. La théorie de l’effet, d’une part, suppose que le sens est programmé par le texte : il y a une lecture modèle, idéale, et l’élève doit reconnaître le sens attendu par le professeur. A l’opposé, la théorie de la réception suppose que la lecture est une rencontre entre un livre et un lecteur, elle n’est pas unique, c’est une expérience personnelle.
Ces deux théories illustrent deux conceptions de la lecture : l’une, commune à tous les lecteurs, serait une lecture objective, tandis que l’autre, variable à l’infini, est subjective, propre à chacun. Pour elle, les sujets-lecteurs reconfigurent l’œuvre lue. Au lycée, c’est la théorie de l’effet qui prévaut : il faut cependant faire une place au sujet-lecteur, mais comment ? Le but de tout professeur de français, au-delà des examens, c’est bien de transformer ses élèves en lecteurs pour la vie.
Sylviane Ahr et Bénédicte Shawky-Milcent préconisent le développement des autoportraits de lecteurs qui aident les professeur·e·s à mieux comprendre les difficultés ou les préférences de lecture des élèves. C’est une pratique qui m’a personnellement beaucoup apporté.
Ainsi, mes élèves en difficultés peuvent décrire très finement les obstacles qu’ils ressentent face aux livres, comme Alexandre en 2018 qui affirmait : « je ne ressens rien dans un livre alors que devant une animation j’arrive dans certains cas à être le héros, à ressentir comme lui », ou bien Lilian qui décrivait sa difficulté à mettre un visage sur les personnages d’un roman.
Il faut donc aider ces élèves à créer leurs propres images de lecteurs. Les carnets de lecteur, que l’on tient comme un journal de bord d’impressions personnelles, au fil de la lecture, peuvent constituer une aide précieuse.
Projets de classe
Les écrits d’appropriation autour de la lecture des œuvres complètes en lycée peuvent devenir de véritables aventures de classe, quand on en fait des projets collaboratifs, en mêlant à la lecture le plaisir de l’invention.
Cette année, j’ai proposé à mes élèves de seconde un défi : celui de « Sauver Boule de Suif » – prostituée héroïne de la célèbre nouvelle de Maupassant qui se sacrifie pour ses compagnons de voyage mais n’encourt que leur mépris. Il s’agissait pour les élèves d’écrire des dénouements alternatifs, à différents endroits de la nouvelle de Maupassant. Comment « Boule de suif » aurait-elle pu résister ? C’est aussi à cet endroit un exercice qui pose des questions éthiques : pouvait-elle ne pas se laisser convaincre par le comte ? Pouvait-elle s’échapper pendant le baptême ?
Les élèves, interventionnistes, ont déterminé les points de fragilité de l’intrigue pour la faire dévier et sauver l’héroïne. L’ensemble a donné un livre interactif en ligne. L’an passé, avec fantaisie, nous nous étions demandé ce qui se serait passé si Internet avait existé au temps de Bel-Ami, le personnage de Maupassant : un projet qui a porté les élèves dans la lecture du roman. Ils ont créé des comptes de personnages sur les réseaux sociaux, ils ont entièrement transposé le roman dans le monde de l’ère numérique avec beaucoup de motivation.
Nous avons aussi créé avec des élèves de première les vraies-fausses archives de Voyage au bout de la nuit, de Céline : j’étais à vrai dire impressionnée devant la créativité des élèves. Une autre année, pour faciliter la création d’images personnelles dans la lecture des Années d’Annie Ernaux, nous avons créé un album d’images collaboratif, à partir de citations du livre, que nous avons ensuite envoyé à l’auteure. Et le plus merveilleux, c’est qu’elle nous a répondu.
Nous sommes nombreux à croire que les projets d’appropriation peuvent être des aides décisives à la lecture. Il suffit de consulter i-voix, le blog merveilleux de Jean‑Michel Le Baut au lycée de l’Iroise, à Brest ou le superbe Britannicus-blog du lycée Charlie Chaplin de Décines.
Ces pratiques ne supposent aucune baisse des exigences, ni l’abandon des exercices canoniques du commentaire ou de la dissertation, bien au contraire, puisqu’elles permettent une lecture vivante des œuvres au programme, et favorisent donc le plaisir de lire, mais aussi la mémorisation des œuvres. Elles développent aussi une conscience esthétique et éthique.
Françoise Cahen, Professeure agrégée de lettres modernes, formatrice académique et doctorante, Université Sorbonne Nouvelle, Paris 3 – USPC
Cet article est republié à partir de The Conversation sous licence Creative Commons. Lire l’article original.