Alexandre Ployé, Université Paris-Est Créteil Val de Marne (UPEC)
C’est dans un collège de région parisienne que cela se passe. On y fête le départ en retraite de la principale. Une femme de conviction qui, quelques années plus tôt, avait oeuvré à l’installation d’un dispositif d’inclusion des élèves en situation de handicap – une Unité localisée pour l’inclusion scolaire (ULIS), comme il en existe désormais des centaines depuis que le Ministère de l’Education nationale les a créées en 2009.
Pour mettre en place cette ULIS, la principale s’était heurtée à maintes résistances parmi les enseignants. Elle avait dû, raconte-t-elle, taper du poing sur la table. Aujourd’hui, elle estime avoir accompli sa mission : le dispositif ULIS fonctionne et fait partie du paysage, des élèves en situation de handicap sont inclus en classe ordinaire.
Ce discours positif est au diapason de celui du ministère, qui insiste sur la réussite quantitative du virage inclusif pris par l’école française, depuis 2005.
Rester sur le seuil
Dans la cour, ce jour-là, les élèves de toutes les classes se réunissent. Clément, élève en situation de handicap issu de l’ULIS, est présent également, mais il paraît hésitant. Appartient-il à une classe, comme chacun, ou bien est-il un « ulissien » comme disent parfois les enseignants ? Où doit-il se mettre ? Les élèves organisent une danse collective, un flashmob, en l’honneur de leur principale.
Quand la musique retentit et que les élèves se mettent à danser, Clément reste seul, en lisière du groupe. S’il imite les autres adolescents et s’essaie à quelques pas de danse, il suit une partition quelque peu solitaire. Je l’observe de loin et ne peux m’empêcher de penser que Clément, quoi qu’on en dise, n’est décidément pas un élève comme les autres.
A la fois présent et absent, en dedans et en dehors de la communauté de ses pairs, le seul des élèves de l’ULIS à danser. Un vers du poète Yves Bonnefoy a résonné dans ma mémoire, reflétant le paradoxe actuel de Clément et celui de l’école inclusive dans son ensemble : « Dans le leurre du seuil ». Sommes-nous, comme il est souvent vanté, dans une école désormais inclusive qui offrirait à chacun un droit égal à la scolarisation – ou n’est-ce qu’une illusion ?
La situation de Clément n’apporte pas de réponse mais pose le problème : si ces élèves sont bien conviés à franchir un seuil, n’y restent-ils pas bloqués, ni dedans, ni dehors, dans un entre-deux qui continue de signer leur étrange destin dans la communauté éducative ?
Dispositifs stigmatisants
Les chiffres plaident pour faire accroire que le processus inclusif est en marche et qu’il produit des résultats positifs : il y avait, en 2004, 37 000 élèves en situation de handicap dans les collèges et lycées. Ils sont aujourd’hui autour de 140 000, soit une augmentation soutenue de 10 % en rythme annuel, pour presque 6 % dans le premier degré. Dans le même temps, les effectifs d’enfants présents dans les établissements spécialisés médico-sociaux restent stables, autour de 78 000.
Au-delà du succès quantitatif, l’inclusion s’appuie sur, au moins, deux types de justifications qui lui valent d’avoir remporté une incontestable victoire morale. La première est constituée par l’approche par les droits, soutenue par l’ONU et incarnée dans la Déclaration de Salamanque (Unesco, 1994), signée par une centaine d’États, dont la France.
Il s’agit de promouvoir un droit universel à la scolarisation de tous les élèves dans les écoles de proximité et de rompre avec la tendance historique qui consistait à ségréguer les enfants « anormaux » dans des classes ou établissements spécialisés. En 2006, l’ONU posait ainsi un « droit à l’éducation sans discrimination » que l’on peut considérer comme la clé de voûte morale de l’idéal inclusif.
La seconde catégorie de justification de l’inclusion est celle de l’efficacité. Elle affirme qu’une pédagogie centrée sur les élèves et leurs besoins en classe ordinaire, c’est-à-dire dans l’école de quartier, est celle qui permet les plus grands progrès au plus grand nombre.
De nombreuses recherches pointent en parallèle la faible capacité des dispositifs spécialisés à faire progresser les élèves en grande difficulté ou en situation de handicap qui y sont scolarisés et, plus encore, la dimension stigmatisante de l’aide spécifique qu’ils y reçoivent.
C’est un argument qui résonne de manière particulièrement contre-intuitive aux oreilles de nombre d’enseignants, pour lesquels une forme de bon sens consensuel fait penser que des enfants en très grande difficulté seront d’autant mieux aidés qu’ils disposeront de dispositifs spécialisés, spécifiques, voire séparés. Les promoteurs de l’inclusion considèrent que de tels dispositifs composent un environnement restreignant le potentiel de développement des enfants.
Désarroi enseignant
Depuis la loi de refondation de l’école de la République, la France s’est rangée à ces arguments et a accéléré un processus inclusif qui demeure largement inachevé. Pourquoi cet inachèvement ? On peut invoquer deux types de difficultés absentes ou minorées dans les discours officiels.
Le premier est le maintien d’un très grand nombre de structures ou de dispositifs spécialisés, comme l’ULIS que fréquente Clément dans son collège. S’il est inclus, c’est quelques heures par semaines, dans certains cours, avec certains enseignants suffisamment volontaires pour accepter ce qu’ils continuent de considérer comme une charge.
Le reste de la semaine, Clément est dans la « classe ULIS », avec ses pairs en situation de handicap. Là, un enseignant spécialisé tente de remédier à des lacunes qu’on pense trop souvent rédhibitoires pour profiter de certains enseignements complexes en classe de français ou de mathématiques, par exemple.
Le second type de difficulté relève de l’épuisement des enseignants et de leur sentiment de désarroi pédagogique, voire parfois d’émotions très négatives que leur procure la rencontre avec l’altérité radicale du handicap : ils peuvent éprouver de la honte et de la culpabilité à ne pas être à la hauteur de l’idéal inclusif, à ne pas savoir comment faire avec ces élèves qu’ils pensent comme trop différents.
Ces émotions négatives, qu’aucune formation ni aucun discours public ne prennent réellement en compte, ont des conséquences néfastes : combien d’enseignants, dans le collège de mes recherches, se montrent-ils capables de réellement solliciter cognitivement les élèves de l’ULIS, d’adapter des supports pour eux, ou de seulement les considérer d’une attention en cours ? Ils sont présents, mais absents, ces élèves dont le handicap fait peine à voir…
Ces souffrances professionnelles des enseignants sont la part masquée de l’inclusion. Or, si l’on veut poursuivre le processus inclusif, il faut à la fois les entendre et les transformer, autrement qu’en culpabilisant les professeurs. Une logique de déni institutionnel veut faire croire qu’on n’arrête pas le progrès. Sans doute. Mais il n’y aura pas d’inclusion heureuse sans enseignants heureux d’enseigner à tous les élèves. Il y a là un chantier d’ampleur qu’on ne peut ignorer plus longtemps.
Alexandre Ployé, Maître de conférences, Université Paris-Est Créteil Val de Marne (UPEC)
Cet article est republié à partir de The Conversation sous licence Creative Commons. Lire l’article original.