Point-de-vue. Des milliers de frontaliers paient beaucoup plus d’impôts qu’ils ne devraient. Selon l’ancien secrétaire d’État au Budget, Christian Eckert, c’est la faute à un avenant fiscal entre la France et le Luxembourg. Il explique ici cet embrouillamini juridico-politique sur fond de campagne législative.
Par Christian Eckert
Pour comprendre les erreurs commises et les contre-vérités diffusées par le député sortant et ses soutiens, il convient au préalable de connaître quelques principes législatifs dont le grand public n’a pas forcément -et c’est bien normal- connaissance dans les détails.
Trois principes constitutionnels
- L’article 34 de la constitution dispose que : « La loi fixe les règles relatives à l’assiette, au taux et aux modalités de recouvrement des impositions de toutes natures. » C’est donc le seul Parlement qui décide de l’impôt, et non le pouvoir exécutif (Président et Gouvernement).
- Si l’article 52 de la constitution réserve au Président de la République le soin de négocier et de ratifier les traités, l’article 53 précise que « les traités qui engagent les finances de l’État ne peuvent être ratifiés ou approuvés qu’en vertu d’une loi ». Le Parlement est donc seul compétent pour la ratification des conventions fiscales.
- Enfin, l’article 55 stipule que : « Les traités ou accords régulièrement ratifiés ou approuvés ont, dès leur publication, une autorité supérieure à celle des lois ». Le pouvoir exécutif ne peut donc suspendre la mise en œuvre d’une convention dès lors que le Parlement l’a ratifiée.
Autres précisions de méthode qui ont leur importance
- Un projet de loi concernant la fiscalité est souvent très technique. Il est écrit dans des formes juridiques précises, renvoie à d’autres textes existants que l’on n’a pas forcément sous les yeux, traite de sujets complexes… Une virgule oubliée ou un adverbe rajouté peuvent en changer radicalement la portée.
- Pour construire et voter sérieusement la loi, lorsqu’un projet de loi est déposé, l’Assemblée Nationale désigne un « rapporteur » chargé d’analyser, décortiquer, commenter le texte et évaluer ses effets pour que les parlementaires soient parfaitement informés lors du vote. Celui-ci est assisté par des administrateurs aguerris de l’Assemblée, il est l’interlocuteur privilégié du Gouvernement qui a l’obligation de répondre à ses questions. Il présente un rapport qui éclaire les débats.
- Lorsqu’une convention internationale est proposée à la ratification du législateur, elle ne peut pas être modifiée. Le Parlement ne peut que l’approuver ou la refuser. Cela se comprend puisqu’un pays étranger est partie prenante, et que le Parlement français ne peut négocier avec un autre pays. Il est déjà arrivé qu’une assemblée refuse de ratifier une convention fiscale (Colombie, Andorre…).
Relations fiscales entre la France et le Luxembourg
Ceci étant rappelé, la convention fiscale France-Luxembourg est un exemple, au milieu de plus d’une centaine d’autres conventions fiscales, dont le parcours législatif mérite d’être examiné :
- Des échanges débutés en 2016, poursuivis fin 2017, ont eu lieu entre représentants administratifs français et luxembourgeois pour actualiser les relations fiscales entre nos pays. Le Gouvernement auquel j’ai appartenu n’a jamais eu à examiner de projet, et ce n’est que le 20 mars 2018 que cet accord fiscal a été signé entre les Gouvernements français et luxembourgeois.
- Le projet de loi de sa ratification a fait l’objet d’un rapport pour avis du député de Longwy daté du 11 février 2019. Le rapporteur n’a jamais commenté l’article 22 (il y en avait 31) qui transformait radicalement le mode de calcul de l’impôt des foyers ayant des revenus provenant des deux pays. La méthode de l’imputation remplaçait la méthode de l’exemption. Le rapporteur préconisait l’adoption de la convention et s’en félicitait. Certes, 30 articles sur 31 amenaient des progrès, sur des situations concernant les entreprises ou sur les échanges d’informations entre nos administrations. Mais l’article 22 concernant les travailleurs frontaliers était passé sous silence et inquiétait beaucoup les nombreux contribuables français concernés. L’Assemblée adoptait, après des débats occultant l’article 22, le projet de loi de ratification le 14 février 2019 et la loi était publiée le 26 février 2019.
Des impôts supplémentaires
- Quelques articles de presse, quelques fiscalistes, mes propres commentaires étaient alors balayés par les députés LREM lorrains. Pourtant, sans grande publicité, un avenant à la convention était signé à Luxembourg en marge d’une autre réunion le 10 octobre 2019. Cet avenant réécrivait entièrement l’article 22 et prétendait revenir à la situation d’exemption ayant existé jusqu‘alors. La députée LREM de Thionville était nommée rapporteur du texte et le Parlement ratifiait dans l’allégresse de nos députés cet avenant le 20 janvier 2021. Il a été publié finalement au JO du 28 janvier 2021.
- Une lecture attentive de l’avenant conduisait à toujours s’interroger sur ses conséquences. Et en effet, lors de l’émission des feuilles d’impôts de l’été 2021, des dizaines de milliers de foyers s’étonnaient de devoir régler des centaines, voire des milliers d’euros d’impôts supplémentaires. À quelques mois des élections, l’affaire devenait sérieuse. Les parlementaires cherchèrent donc des explications : les échanges avaient commencé en 2016. J’étais alors encore Secrétaire d’État et faisait un responsable idéal. Comme si le Ministre validait le contenu d’une des 100 conventions fiscales existantes deux ans avant sa version finale et sa signature !
Recherche d’un fusible
- Alors l’administration fiscale de Bercy pouvait aussi être un fusible. Elle aurait « interprété » les choses… Car le « bug » vient en grande partie du fait que, dans l’assiette servant à calculer le taux d’imposition, l’impôt déjà payé au Luxembourg n’est plus déduit. Et l’administration l’aurait inventé… Pas de chance : une lecture de l’article 22 ne laisse aucun choix à l’administration puisqu’il y est écrit : « …dans ce cas, l’impôt luxembourgeois n’est pas déductible de ces revenus … ». En l’occurrence, l’administration fiscale, dont je connais les qualités comme les excès, n’a fait qu’appliquer la loi votée par le Parlement ! Strictement son travail.
- En pleine contradiction avec les principes constitutionnels que j’ai rappelés, le Gouvernement a voulu éteindre l’incendie allumé par autant d’erreurs ou d’omissions. Il a publié au BOFIP du 11 octobre 2021 un report pour deux ans de l’application de l’article 22 pourtant ratifié deux fois et s’imposant à la loi. Les ratifications du Parlement sont oubliées pour un temps et nul ne sait en juin ce qui arrivera aux revenus de 2022…
Le rôle du député
Cette triste histoire contribue à donner une mauvaise image du fonctionnement de nos institutions. Certes, des erreurs peuvent être commises. Autant de maladresses sur un sujet aussi important, c’est grave. Encore faut-il les reconnaitre sans se défausser sur d’autres et les corriger dans la durée. Ce n’est pas ce qu’ont fait les acteurs de ce dossier. Le député sortant de Longwy ose dire dans une vidéo que « le rôle d’un député est de faire la loi et non de ratifier une convention ». C’est tout simplement faux. Son rôle est justement d’accepter ou de refuser la ratification d’une convention internationale. En l’occurrence, il s’est félicité à deux reprises de l’avoir acceptée avant de réaliser très tard qu’elle pénalisait ses électeurs. Il se vante aujourd’hui d’en avoir suspendu l’application jusqu’aux élections. Il promet « qu’il continuera le combat »… Après 5 ans d’exercice de la fonction, il semble ne pas avoir compris à quoi il pourrait être utile.
Des milliers de frontaliers paient plus d’impôts sur leurs revenus français : pourquoi?