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Tribunal Monsanto : la société civile se saisit des crimes contre la nature

Catherine Le Bris, Université Paris 1 Panthéon-Sorbonne

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Manifestation en Allemagne contre Monsanto (Photo credit: gruenekaernten via VisualHunt.com / CC BY)

« Un tribunal émanant directement de la conscience populaire reflète une idée qui fera du chemin », disait le sénateur italien Lelio Basso qui fut à l’initiative de la création, en 1979, du Tribunal permanent des peuples. Tel est le but avoué du Tribunal Monsanto qui a siégé ces 14, 15 et 16 octobre 2016 à la Haye : faire de la conscience publique une source du droit.

Fruit de la société civile internationale qui le finance, ce tribunal s’est donné pour mission de juger Monsanto, société transnationale ayant récemment fusionné avec Bayer.

Monsanto a commercialisé l’agent orange – défoliant déversé en millions de litres par l’armée américaine durant la guerre du Vietnam –, mais aussi d’autres herbicides puissants tels que le Roundup et le Lasso (désormais interdit en France), ou encore les PCB (polychlorobiphényles) qui font partie des polluants organiques persistants… autant de produits mis en cause pour leur impact sur l’environnement et la santé.

Cette multinationale cristallise en soi les débats environnementaux et sanitaires contemporains. Monsanto promeut un modèle agro-industriel qui, de l’avis des organisateurs du tribunal, pèse sur les émissions de gaz à effet de serre, est « largement responsable de l’épuisement des sols et des ressources en eau, de l’extinction de la biodiversité » et menace, en outre, « la souveraineté alimentaire des peuples par le jeu des brevets sur les semences et de la privatisation du vivant ».

Des avions américains larguant de l’agent orange durant l’opération Ranch Hand (1962-1971) menée au Vietnam.
Wikimédia

Un tribunal plus vraie que nature

Le Tribunal Monsanto n’est pas le premier du genre. À l’instar du Tribunal Russell-Sartre sur le Vietnam, du Tribunal permanent des peuples – qui s’est prononcé sur les catastrophes de Bhopal (en 1992) puis de Tchernobyl (en 1996) – ou plus récemment du Tribunal international de conscience des crimes contre la nature (initié par Edgar Morin), ce « tribunal citoyen » s’appuie sur l’autorité de ses membres.

Il existe, toutefois, de la part du Tribunal Monsanto, une volonté marquée de rivaliser avec les « véritables » juridictions internationales. Il en reprend d’ailleurs les codes : son siège se trouve à la Haye, à l’instar de la Cour pénale internationale et de la Cour internationale de justice ; ses membres sont des juristes : il compte notamment parmi eux, Françoise Tulkens qui a été juge à la Cour européenne des droits de l’homme ; on note également, dans la composition du tribunal, un effort de représentativité géographique, en accord avec les canons onusiens.

La procédure qui sera suivie s’inspire, elle-même, de celle de la Cour internationale de justice. Comme le peut cette juridiction interétatique, le Tribunal Monsanto rendra un avis consultatif ; cette procédure a pour objectif d’apporter un éclairage juridique sur une question de droit. À cette fin, des « plaignants » seront auditionnés ; les avocats des « victimes » remettront au juge des conclusions.

Le tribunal a également cherché à respecter le principe du contradictoire qui permet à chaque partie à un procès d’être entendu. Toutefois, Monsanto a, semble-t-il, décliné l’invitation qui lui avait été adressée de présenter ses arguments juridiques devant ce tribunal « moral ». Il s’agira donc d’un procès par contumace.

Les juges du Tribunal Monsanto ont pour tâche de déterminer si cette firme est responsable de violations de droits humains et de crimes internationaux : la société Monsanto a-t-elle, par ses activités, porté atteinte au droit à un environnement sain, au droit à l’alimentation, au droit à la santé ou/et à la liberté de recherche scientifique ? Et Monsanto peut-il être considéré comme responsable de crime de guerre ou de crime d’écocide ?

Hard law, soft law et droit prospectif

Le droit qui sera appliqué par les juges pour se prononcer est un mélange habile de hard law (droit international obligatoire), de soft law (droit international non obligatoire) et de droit prospectif.

En effet, si le droit à la santé et à l’alimentation ou à la liberté de recherche scientifique sont reconnus dans les conventions internationales des droits de l’homme (droit obligatoire), seuls des États sont parties à ces conventions ; en d’autres termes, les sociétés transnationales telles que Monsanto ne sont pas appelées, en principe, à rendre compte de la façon dont elles les respectent auprès des juridictions ou organes internationaux de protection des droits de l’homme.

C’est pourquoi, pour rendre opposables ces droits à Monsanto, le tribunal s’appuie à titre complémentaire sur un instrument de soft law : les principes directeurs des Nations unies sur les entreprises et les droits de l’homme. Selon ces principes, les entreprises « devraient » respecter les droits de l’homme, éviter d’y porter atteinte et de remédier aux incidences négatives sur ces droits dans lesquelles elles ont une part.

Ces principes ont été adoptés par le Conseil des droits de l’homme de l’ONU en juin 2011 dans une résolution qui est, en soi, non obligatoire (soft law). Dans le même sens, s’agissant du droit à un environnement sain – encore balbutiant dans l’ordre juridique international – les juges du tribunal s’appuieront à nouveau sur une résolution du Conseil des droits de l’homme : la résolution 25/21 du 15 avril 2014 relative aux « droits de l’homme et à l’environnement » qui, elle non plus, n’est pas en soi obligatoire.

Sur le plan pénal, le montage juridique est tout aussi complexe. Pour apprécier la responsabilité de Monsanto en matière de crimes de guerre, le statut de la Cour pénale internationale servira de référence. Toutefois, alors que cette Cour n’a compétence que pour juger les personnes physiques, le Tribunal Monsanto appréciera, pour sa part, la responsabilité pénale internationale de cette société multinationale, c’est-à-dire d’une personne morale, ce qui est novateur en droit international. Concernant le crime d’écocide, il s’agit là de droit de lege ferenda, c’est-à-dire d’une norme juridique qui n’existe pas encore et que l’on souhaiterait voir adopter.

L’écocide ou les limites du droit international

Dans le monde, une dizaine d’États reconnaissent et punissent l’écocide en tant que tel dans leur droit national. Tel est le cas du Vietnam, pour des raisons historiques bien compréhensibles, mais également de la Russie et d’autres pays de l’ex-URSS.

Dans l’ordre juridique international, l’écocide n’est réprimé que partiellement et indirectement. En période de conflit armé, les dommages étendus, durables et graves à l’environnement naturel – à l’instar de ceux causés par l’utilisation de l’agent orange au Vietnam – peuvent, à certaines conditions, constituer un crime de guerre.

Dans le même sens, certaines atteintes à l’environnement peuvent, en temps de paix comme de conflits, être qualifiées de crimes contre l’humanité si elles constituent des persécutions et ont pour cadre une attaque généralisée ou systématique lancée contre une population civile. Si ces atteintes visent, en outre, à soumettre intentionnellement un groupe humain à des conditions d’existence devant entraîner sa destruction physique, elles seront alors punies au titre de génocide.

Le droit international, cependant, est lacunaire : il ne réprime pas de manière autonome l’écocide. L’idée de punir les crimes contre l’environnement les plus graves n’est pourtant pas nouvelle. En 1986, déjà, la Commission du droit international de l’ONU a cherché à incriminer « toute atteinte grave à une obligation internationale d’importance essentielle pour la sauvegarde et la préservation de l’environnement humain » dans son projet de Code de crime contre la paix et la sécurité de l’humanité. Mais les dissensions entre États sur la question étaient telles que l’idée a finalement dû être abandonnée.

Le concept d’écocide, parce qu’il fait image, a toutefois contribué à populariser ces dernières décennies ce projet d’incrimination : de la même manière que détruire des groupes humains est puni par le droit international (génocide), la destruction de notre Terre-Mère, notre maison (éco en grec) se doit désormais d’être considérée comme un crime supranational (écocide).

Le juriste belge Olivier de Schutter, un des organisateurs du Tribunal Monsanto (HL Redaktion, 2016).

L’écocide n’est pas une infraction environnementale « ordinaire » ou « banale » ; sa caractéristique principale est son exceptionnelle gravité. C’est là que réside la principale difficulté de l’entreprise : comment définir et apprécier cette gravité et cette exceptionnalité ? Et l’acte répréhensible devra-t-il être intentionnel ou couvrira-t-il aussi les négligences ? Dans le champ du droit pénal, plus encore que dans les autres branches juridiques, la précision juridique revêt une importance fondamentale.

Si cette entreprise de définition est difficile, elle mérite néanmoins d’être menée. De la même manière que le crime contre l’humanité se manifeste par des actes matériels tels que le meurtre, la déportation, la torture ou le viol, l’écocide pourrait se concrétiser par des actes précis et déterminés tels que la pollution massive de l’air ou de l’eau ou encore l’extermination d’une espèce de faune ou de flore. Sans aucun doute, cependant, une réflexion sur l’élément moral des crimes internationaux devra être conduite si l’on souhaite inclure dans le champ de ce nouveau crime les atteintes accidentelles à l’environnement, avec leur lot de marées noires et de catastrophes nucléaires.

Le réveil de la conscience juridique des peuples

Le Tribunal Monsanto contribuera-t-il à faire évoluer le droit international positif (c’est-à-dire le droit en vigueur) ?

Sans aucun doute, ce procès Monsanto initié par des « citoyens du monde » ne peut qu’écorner l’image du géant des produits phytosanitaires. Cette technique de « name and shame » (« nommer et couvrir de honte ») est bien connue des enceintes internationales et elle ne peut rester sans effet dans un monde où les entreprises recourent de plus en plus au greenwashing.

Ce procès se veut aussi didactique. Il vise à informer l’opinion publique sur les pratiques de cette société et leur impact sur les droits humains. Il s’agit ainsi de réveiller la conscience juridique des peuples. À ce titre, il est révélateur qu’en parallèle des audiences du tribunal, se tienne ce qui a été nommé « l’Assemblée des peuples ». Dans le cadre de cette assemblée, des conférences, notamment sur les droits humains, des ateliers et des animations sont assurés.

Le Tribunal Monsanto pourrait également contribuer à fournir une aide juridique aux victimes de la firme ou d’autres sociétés multinationales de même nature. Le tribunal, en effet, envisage de mettre à disposition un dossier pouvant être utilisé par ces victimes lors d’éventuelles poursuites.

Dans un tel contexte, ce tribunal pourrait bien être l’antichambre d’évolution du droit international. En jugeant Monsanto, il prépare les esprits au principe d’une responsabilité pénale internationale des sociétés multinationales. De plus, il resserre l’étau autour des États souverains qui, à plus ou moins long terme, seront contraints d’examiner plus avant l’opportunité de réprimer dans l’ordre juridique international le crime d’écocide.

Les affaires en la matière se multiplient : en 2008, la Cour de justice internationale, qui juge les États, a été saisie d’une affaire d’épandage aérien d’herbicide à la frontière entre l’Équateur et la Colombie ; si cette affaire a été classée en 2013, à la suite d’un accord entre les deux pays, elle révèle néanmoins des tensions toujours plus vives sur ces questions, y compris entre États.

Pour que l’écocide puisse être réprimé, il serait nécessaire de réformer le statut de la Cour pénale internationale. Récemment, cette juridiction a émis des signaux encourageants en ce sens : dans son document de politique générale relatif à la hiérarchisation des affaires, le Bureau du procureur précise qu’il s’intéressera particulièrement aux crimes de guerre, crimes contre l’humanité ou génocides impliquant « des ravages écologiques, l’exploitation illicite de ressources naturelles ou l’expropriation illicite de terrains ».

Présentation de la Cour pénale internationale (DPI, 2016).

Pour autant, cela ne signifie nullement que la Cour pénale internationale sera désormais compétente pour connaître du crime d’écocide en soi. Pour ce faire, il faudrait recueillir au préalable l’accord de la majorité des deux tiers des États partis à la CPI, soit pas moins de 82 pays, ce qui paraît difficile lorsque l’on sait le temps qui a été nécessaire pour créer initialement cette Cour.

Toutefois, la société civile internationale – l’humanité citoyenne comme elle se plaît à se présenter – cherche désormais à concurrencer le monde des États. Elle sait créer des valeurs et elle sait aussi susciter ces situations irréversibles, « qui rendent impossibles certaines prises de position par les États ». À cette fin, le 10 décembre prochain, lors de la Journée internationale des droits de l’homme, le Tribunal Monsanto rendra public son avis juridique.

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Catherine Le Bris, Chercheuse au CNRS, Institut des sciences juridique et philosophique de la Sorbonne, Université Paris 1 Panthéon-Sorbonne

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