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Bipolaire : Quatre suicides dans la même famille

« Mon Dieu, pourquoi me les as-tu repris? » C’est la question que se pose chaque jour Gilbert Thouvenin, 82 ans, dont l’épouse et trois de ses quatre enfants se sont suicidés, victimes à la fois de cette maladie trop méconnue qu’est la bipolarité et de la méchanceté d’une famille de leur petit village. Il l’écrit dans son livre « L’homme qui ne doit pas vieillir* ».

Gilbert Thouvenin, "L'homme qui ne devait pas vieillir" (DR)
Gilbert Thouvenin, « L’homme qui ne devait pas vieillir » (DR)

Mais de quel métal cet homme est-il fait ? A 82 ans, Gilbert Thouvenin a enduré les pires souffrances que l’on puisse rencontrer sur terre. La maladie a emporté son épouse et trois de ses quatre enfants, tous bipolaires. Ils se sont donné la mort. La haine et la jalousie de quelques crapules de ce petit village de Lorraine proche de Nancy ont sans doute aggravé leur pathologie. La famille de Gilbert a dû faire face à la jalousie et au harcèlement, des années durant, d’individus malfaisants.

Des intentions criminelles

Un jour, la moissonneuse-batteuse toute neuve ne fonctionna plus. L’expert venu sur place constata qu’une main malveillante avait glissé 3 kg de sable dans le carter d’huile. Le moteur était mort. Ce sabotage ne fut pas isolé. Un autre jour, le circuit électrique et le circuit de freinage d’un camion furent cisaillés. L’intention était criminelle. La même année, des morceaux d’acier ont été liés aux épis de maïs. Ils ont fait exploser l’ensileuse. Cela s’est produit deux années de suite.
Sans parler des agressions physiques dont la plus lâche sans doute fut celle de Jean-Charles*, l’un des fils de Gilbert, frappé à coups de barre par trois voyous du village en présence de celui qui deviendra… le maire de la commune. Une fracture de la mâchoire et de nombreuses plaies vaudront à Jean-Charles plusieurs opérations et d’insupportables douleurs. Deux ans plus tard, n’en pouvant plus, il mettra fin à ses jours.

Il voulait être paysan

Rien n’aura donc été épargné à Gilbert, orphelin de père à l’âge de 2 ans, élevé à la dure par une maman courageuse et aimante. Grâce à une santé de fer, à un caractère forgé dans l’épreuve et à une rare lucidité, Gilbert a affronté la vie avec courage et détermination. Son instinct d’entrepreneur a fait le reste. Il voulait être paysan. Il s’est installé sur une petite ferme dont personne ne voulait. A force de labeur il en a fait une belle exploitation. Il s’est investi dans la coopération agricole au point de devenir l’un des responsables régionaux dans le domaine du machinisme agricole. Puis il a créé une entreprise de transports très performante. Dans le même temps, Gilbert a construit sa maison dans le village. Une belle maison pour sa grande famille. Puis une autre, puis une autre. Aujourd’hui, Gilbert est à la tête d’un parc immobilier d’une trentaine de maisons dont 23 sont louées dans le village. Ce qui lui permet de dire qu’il est le plus gros contribuable de la commune.

« L’homme qui ne doit pas vieillir »

Son histoire hors normes, Gilbert Thouvenin la raconte dans un livre poignant édité à compte d’auteur qu’il a intitulé « L’homme qui ne doit pas vieillir où les ravages de la bipolarité* ». En fait, il raconte l’histoire de Georges et il a changé les prénoms de son épouse et de ses enfants. Il ne cite jamais le nom du maire ni de la commune pour ne pas s’exposer à des poursuites. Entretien.

* « L’Homme qui ne doit pas vieillir ou Les ravages de la bipolarité ». Par Gilbert Thouvenin. 22 euros. Chez l’auteur. 06.17.62.85.31.

« C’est un devoir pour moi de rester debout »

Gilbert Thouvenin, auteur d'un livre-témoignage sur sa vie (DR)
Gilbert Thouvenin, auteur d’un livre-témoignage sur sa vie (DR)

Pourquoi ou pour qui ce livre ? L’écriture est-elle pour vous une forme de thérapie après tant de malheurs ?

J’avais besoin de témoigner. Témoigner pour aider ceux ou celles qui sont confrontés à ce genre de catastrophe dans leur famille, c’est-à-dire à la bipolarité. Quatre suicides dans une même famille, ce n’est pas fréquent.
Je voulais aussi laisser le souvenir de toutes ces choses-là à mes enfants, ou celui qui reste, et mes petits-enfants. Et sans doute pour les générations d’après que je ne connaitrai pas mais qui auront le souvenir de mon passage sur cette terre et de tous les soucis que j’ai dû dominer. Ils sauront comment j’ai vécu, quels ont été mes combats.
Enfin, il s’agit en effet d’une thérapie pour moi. Car il y a des choses que l’on ne dit pas volontiers lorsqu’on parle avec les gens et que l’on confie plus facilement sur le papier.

Tout au long de cet ouvrage vous parlez des ravages de la bipolarité qui a emporté votre épouse et trois de vos enfants. Comment décririez-vous cette maladie ?

Mon épouse était bipolaire avant que je la rencontre. Elle n’a pas été acceptée dans sa famille, c’était l’enfant de trop. Il y a sans doute un secret au niveau de sa naissance que je n’ai pas réussi à percer. A 17-18 ans, les premiers signes de sa maladie sont apparus. Elle a dû arrêter ses études. Notre rencontre et les perspectives d’une vie nouvelle ont fait que la maladie s’est endormie en elle. Ce fut une période de rémission.
La bipolarité est une maladie psychologique. On parlait à l’époque de troubles maniaco-dépressifs. Elle se manifeste selon trois phases. Une première phase d’euphorie. Le malade a envie de faire des tas de choses, il fait parfois des dépenses inconsidérées. Chez nous, cela ne s’est pas trop manifesté car c’est moi qui tenais les comptes.
Deuxième phase, une période d’excitation intense, violente, que ce soit verbalement ou même physiquement. C’est la conséquence de la fatigue qui s’est accumulée pendant la période d’euphorie. La troisième phase, c’est celle de la dépression. Le malade s’écroule. Il peut descendre dans le fond du gouffre. C’est dans ces période qu’arrive le suicide même si tous les bipolaires n’ont pas forcément des idées suicidaires.

Ce fut le cas aussi pour vos enfants ?

Tout s’enchaîne, les gênes qu’a transmis leur mère à ses enfants sont apparus après le décès de leur maman. Jusque-là, ils étaient tous équilibrés, ils ont fait de bonnes études, même s’ils ils ont été contrariés par sa maladie. Mon épouse avait des crises terribles, on était dans la folie, on ne pouvait pas communiquer vraiment avec elle. Elle criait parfois pendant des heures. Comment des enfants et des adolescents peuvent-ils résister à tout ça ?

La bipolarité dont souffraient plusieurs membres de votre famille a -t-elle été aggravée par les mille misères que l’on vous a faites dans ce petit village de Lorraine où vous vous êtes installé dans les années 60 ?

C’est sûr ! Parce que la maladie crée une fragilité chez le malade. Celui-ci reçoit les contrariétés d’une façon encore plus intense. Cela provoque un cercle vicieux. Même chez les bipolaires pour qui il n’y a pas de soucis majeurs, ils ont également des crises, mais elles peuvent se stabiliser. Et lorsqu’il y a des contrariétés importantes, la maladie s’aggrave. Pour mon épouse, il est certain que le jour où l’on m’a détruit tout mon matériel, où nous étions dans une impasse totale d’un point de vue financier, où j’ai dû contracter des emprunts importants pour se sortir de ce mauvais pas, pour moi c’était un combat de plus, mais pour elle c’était insupportable. Dans ces périodes elle a eu des crises importantes où elle a dû être placée en hôpital psychiatrique.

Pourquoi tant de haine à votre égard dans ce village ? A cause de votre réussite ?

Dès mon arrivé dans le village, j’ai dérangé. J’avais 20 ans, je ne connaissais personne ici. Je n’avais pas d’argent. J’ai emprunté pour acheter des animaux, du matériel. J’ai vite été jalousé. Les gens se sont imaginés que ma belle-famille, appartenant à la bonne bourgeoisie terrienne, m’aidait financièrement. Ce qui, hélas, n’était pas le cas. J’ai fait des envieux.
Ça a commencé, dès mon installation. On me coupait les piquets de parc pour lâcher les animaux. On me barrait la route avec un tracteur quand je passais avec mes vaches. On me surveillait. Quand je dis ‘’on’’ c’était essentiellement le fait d’une famille du village qui s’acharnait contre moi. Un beau jour, on a découvert que la moissonneuse-batteuse ne fonctionnait plus. Une main anonyme avait glissé 3 kg de sable dans le carter d’huile. Le moteur était mort. C’était du sabotage. La même année, j’avais préparé mon camion pour passer le contrôle technique. J’ai demandé à mon fils, Jean-Charles (prénom changé) de graisser la transmission et les articulations. Or, en passant sous le camion, il a constaté que tout avait été cisaillé durant la nuit : le circuit électrique, le circuit de freinage, etc. On a évité un drame.

C’est un acte criminel…

Il y a eu d’autres événements. Comme l’introduction de produits très abrasifs dans tous les moteurs de la ferme et de l’entreprise de transport. Un gros camion a été détruit ainsi que le principal tracteur de la ferme. La nuit du sabotage, mon fils a vu l’auteur des faits sortir du hangar. Le doute n’est pas permis. Pourtant, l’enquête des gendarmes n’a pas abouti même si elle a permis de confirmer la présence de cet abrasif dans les moteurs.
Deux années de suite, ces tristes individus ont accroché des morceaux d’acier, des socs de charrue, dans les maïs pour que cela passe dans l’ensileuse. Elle a explosé deux années de suite. Fichue complètement. Grâce au fil de fer souple qui entourait le morceau d’acier, j’ai réussi à remonter jusqu’aux auteurs. Les gendarmes ont trouvé chez ces gens-là des preuves de leur implication dans ce sabotage de l’ensileuse. C’étaient les mêmes personnages malfaisants.

Il y eut plus grave encore avec l’agression physique de votre fils, Jean-Charles, en 2008. Que s’est-il passé ?

C’était une année d’élections municipales. Le maire de l’époque ne voulait plus se présenter. Il organisa une réunion pour encourager des habitants qui le souhaitaient à former une liste. J’y suis allé avec mon fils Jean-Charles. Il y avait aussi la famille qui me harcèle depuis des années. Et notamment le père dont on savait qu’il avait été déchu de ses droits civiques quelques années plus tôt. Il a vite manifesté son intérêt pour devenir maire de la commune et proposa de faire une liste. Jean-Charles lui demanda alors de s’expliquer sur sa déchéance des droits civiques. Cela a créé un trouble dans l’assistance. L’intéressé a dit « joker ». Il n’a pas répondu. Mais à la fin de la réunion il s’est approché de Jean-Charles et lui a dit « Toi, tu me le paieras ».
Aux élections, cet individu n’est pas passé au premier tour. Au second tour, il a été élu dernier de la liste. Mais il a réussi à se faire élire 1er adjoint parce que personne ne voulait de la place.
Le 16 juin 2008, trois membres de cette famille, le 1er adjoint, son frère et son fils ont coincé Jean-Charles dans un champ. Ils l’ont tabassé au point de lui casser la mâchoire. Il est resté 10 jours à l’hôpital, on lui a placé une plaque de métal pour consolider les os. Il gardera des névralgies permanentes et irréversibles.
Les agresseurs ont été condamnés quelques mois plus tard. Mais ils ont fait appel. Entre temps, Jean-Charles s’était suicidé, le 21 avril 2020.

Vous avez été un entrepreneur hors normes. Vous avez créé et développez une ferme, puis vous avez créé une entreprise de transport, vous êtes devenu responsable dans une coopérative agricole, vous avez trouvé le temps de construire une trentaine de maisons… tout en restant un père de famille attentionné pour vos quatre enfants. De quel métal êtes-vous fait ?

Ce sont les circonstances dans lesquelles j’ai été élevé qui ont fait ce que je suis devenu. Ce sont les fondations. J’ai été orphelin de père à l’âge de 2 ans. Ma mère était exemplaire. Elle nous disait souvent « J’ai promis à votre père que je ferai de vous des Hommes, et je ferai de vous des Hommes ». Cette exigence occupait une place majeure dans ma tête.
Mais j’ai dû me prendre en main très jeune. A 15 ou 16 ans, j’ai dû m’opposer aux agriculteurs du village où je suis né quand ils abusaient de ma mère qu’ils appelaient ‘’la veuve’’. J’ai pris aussi très jeune des responsabilités agricoles. A 18 ans j’étais président des jeunes agriculteurs de Lunéville. Ma jeunesse m’a donné une cuirasse. En arrivant ici, dans ce village, j’ai dû affronter des problèmes qui ne se posent pas en général à un jeune de 21 ans. C’est dans la difficulté, dans le combat et l’abnégation que l’on grandit, pas dans la facilité.

Vous intitulez votre livre « L’homme qui ne doit pas vieillir ». Pourquoi ne devez-vous pas vieillir ?

Parce que je n’en ai pas le droit. J’ai des petits enfants qui ont besoin d’avoir quelqu’un de solide à côté d’eux. J’ai dix petits-enfants. Pour moi c’est un devoir de ne pas vieillir. Il me faut être là pour eux. Etre debout à 82 ans ressort peut-être de la volonté mais bien plus du devoir. Je voulais une grande famille et je dois assumer jusqu’à mon dernier souffle.

Pourquoi avoir changé les prénoms dans votre livre ?

Ecrire à la troisième personne, c’est une façon de parler de soi sans se mettre soi-même en valeur, d’une façon prétentieuse. J’avais aussi, dans mon besoin de témoigner, le souci de protéger les miens. L’analyse de ceux qui m’ont agressé, de ceux qui m’ont jugé, de ceux ou celles qui m’ont trahi était plus facile de la part de « Georges » (pseudonyme) que de Gilbert. Le fait de changer les noms m’évite aussi des poursuites judiciaires.

Etes-vous croyant ?

J’ai été élevé dans une famille très chrétienne et pratiquante à une époque où l’on ne devait pas se poser de questions. Ce qui n’était pas explicable était rangé dans la catégorie des ‘’mystères’’.
Je suis dans une période de doute et de questionnements. Je me suis souvent permis de demander à Dieu de m’aider. Je lui ai demandé pourquoi il me les avait tous pris et pourquoi il me privait de leur amour ? Sur cette route tortueuse, pourquoi je m’étais très souvent trouvé seul. Il m’a donné, je crois, la force d’apprivoiser ma solitude, d’en faire un atout et non une faiblesse. J’ai besoin d’être fort pour ceux et celles qui attendent mon soutien mais aussi pour moi. Garder une vie sociale, aller vers les autres, c’est essentiel. J’ai visité plus de 40 pays dans le monde. C’est un devoir pour moi et mes enfants de rester debout.

Propos recueillis par Marcel GAY

France Grand Est