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La marquise du Châtelet, femme de sciences invisibilisée

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Par sa noirceur, la dalle sous laquelle repose la marquise fait ironiquement écho à notre incapacité à admettre la singularité.
Photo de l’auteur., Author provided

Nicolas Brucker, Université de Lorraine

Le 10 septembre n’est pas, à Lunéville, un jour tout à fait comme les autres. Dès l’après-midi un attroupement joyeusement bariolé se fait dans la cour du château : un cortège se forme et, avec banderoles et chansons, parcourt quelques rues avant d’entrer, en ordre et en silence, dans l’église Saint-Jacques, où déjà attend le maire. Cet étrange rituel se produit d’année en année depuis dix ans. Il commémore un événement bien oublié : la mort d’Émilie du Châtelet le 10 septembre 1749 à Lunéville.

Lunéville, cortège festif.

Si l’on sait que Mme du Châtelet fut pendant quinze ans l’amie de Voltaire, qu’elle le protégea et l’hébergea dans son château de Cirey, on ignore généralement qu’elle mourut à Lunéville, en Lorraine, dans le château où la cour de Stanislas avait pris ses quartiers depuis la mi-août 1749, d’une fièvre puerpérale contractée après avoir accouché d’un enfant qu’elle eut du poète Saint-Lambert. On ignore également que sa dépouille fut inhumée dans l’église paroissiale Saint-Jacques, à deux pas du château.

Le visiteur, quand il pénètre dans l’édifice de style baroque, ne remarque pas devant lui, dans l’allée centrale, un rectangle noir qui contraste avec le dallage clair de l’église. Attiré par la lumière, il avance vers le chœur, puis se retournant il découvre la merveille, le buffet d’orgue, richement décoré, dont les tuyaux ont été soigneusement dissimulés. Rien ne l’incite à porter son attention sur le sol. Comment le pourrait-il ? Aucune indication ne signale qu’à cet endroit repose l’un des plus grands esprits de son temps : mathématicien, physicien, chimiste et philosophe, qui discuta d’égal à égal avec Maupertuis, Bernoulli et Dortous de Mairan. Un homme non, mais ô stupeur ! une femme…

Portrait d’Émilie.

Le combat mené par le « Cercle Madame du Châtelet » consiste, depuis dix ans, à obtenir que figure, d’une manière ou d’une autre, une information permettant au visiteur d’identifier la dalle noire. Cet objectif, très concret, modeste même, a réuni quelques dizaines de personnes autour de la charismatique Annie Jourdain, dont les conférences ravivent la mémoire de Mme du Châtelet en Lorraine ou en pays catalan, ses deux lieux de résidence. La question est de prime abord pratico-pratique. Qu’on en juge. Élisabeth Badinter offrit il y a 15 ans une petite plaque de marbre blanc destinée à identifier la sépulture. Cette plaque, parce qu’elle risquait de gêner le passage, fut placée contre un pilier, sur le côté, dans un endroit où elle devenait invisible.

Plaque offerte par É. Badinter.

Empreinte muette

Une première solution avait été trouvée il y a deux ans : une affichette placée sur un trépied, lui-même disposé devant la dalle. L’année Émilie du Châtelet, qui eut lieu l’an dernier à l’initiative de la municipalité, en décida autrement : un film plastique transparent et amovible fut apposé sur la dalle. Il portait les informations qu’on était en droit d’attendre. Ce film vient d’être retiré. Retour à la case (dalle) départ.

J’ai participé quelques fois à cette marche annuelle, et je me suis souvent demandé ce qui pouvait motiver les participants à venir manifester pour une femme morte il y a près de trois siècles, une femme de sciences qui plus est, dont les œuvres ne sont rien moins que divertissantes. Peut-être ces gens sont-ils frappés du sentiment d’une anomalie : comment accorder la brillante figure dont É. Badinter a fait naguère le portrait (Emilie, Émilie. L’ambition féminine au XVIIIe siècle, Flammarion, 1983, réédité en 2006), dont se réclame le très médiatique IEC, institut parisien pour la défense de la cause des femmes, dont des écoles, des collèges et des lycées partout en France portent le nom… avec cette muette empreinte sur le sol d’une église d’une petite ville de Lorraine ? Sentiment d’une anomalie… ou d’une injustice. L’élu municipal à qui l’on adresse rituellement une supplique et qui non moins rituellement expose les difficultés à satisfaire la demande, est, dans l’esprit collectif, celui qui peut redresser les torts. Mais peut-on réparer si facilement des torts vieux de trois cents ans ?

Dalle noire, église Saint-Jacques, Lunéville.

Mme du Châtelet, déjà « blacklistée » de son vivant

Le XVIIIe siècle est parfois présenté comme une période faste où la femme, quand elle appartenait à l’élite sociale, pouvait s’instruire, gagner en autonomie, jusqu’à rivaliser avec les hommes sur leur propre terrain. Entre la fin du règne de Louis XIV et le début de la Révolution, il y aurait eu soixante-dix ans d’une possible émancipation féminine, pour celles du moins qui auraient osé braver les interdits moraux, les préjugés de leur classe et de leur sexe. Émilie du Châtelet serait le produit de ce miracle. Pourtant rien ne lui fut épargné : ni les accusations de plagiat, ni les soupçons d’imposture, ni les propos calomnieux, venant d’hommes soucieux de préserver leur autorité, mais aussi de femmes choquées de tant d’audace et de liberté. Mme du Deffand, Mme de Graffigny, poursuivies par le démon de la jalousie, firent courir des rumeurs dans tout Paris. Les favorites, la Pompadour à Versailles, la Boufflers à Lunéville, s’en amusèrent. Les Institutions de physique (1740), son chef-d’œuvre, furent ainsi largement décriées. Même Voltaire, l’ami par excellence, prit ses distances. Seul Maupertuis dans une recension de trente-six pages rendit un hommage appuyé à cette œuvre majeure.

Mme du Châtelet a commencé à être blacklistée bien avant d’être recouverte, lors du transfert de ses cendres sous la Révolution, de cette dalle doublement funéraire. Le portrait au vitriol que Mme du Deffand fit d’elle passa à la postérité. On ajouta trop facilement foi aux allégations de Mme de Graffigny, qui pendant plusieurs mois fut l’hôte d’Émilie à Cirey, et qui pour l’en remercier noircit sa réputation. On répète à l’envi le mot de Frédéric II (« Ses amis devraient lui conseiller charitablement d’instruire son fils sans instruire l’univers ») ; c’est à peu près la gentillesse dont le général Bonaparte gratifiera la trop entreprenante Mme de Staël quand elle lui fut présentée en 1798.

Préjugés sexistes

La légende noire d’Émilie s’écrivit durant sa vie, mais on attendit qu’elle fût morte pour commencer l’œuvre de sape qui dure encore aujourd’hui. Si elle n’a pas complètement sombré dans l’oubli, c’est sans doute grâce à Voltaire. L’historiographie voltairienne, dont le dynamisme n’a jamais faibli, a donc profité à Mme du Châtelet. Sauvetage à double tranchant : elle est restée dans l’ombre du grand homme. L’inscription figurant sur le film transparent qui couvrit la dalle pendant quelques mois s’achevait sur ces mots : « Voltaire, avec qui elle entretint une liaison de quinze ans, l’encouragea à poursuivre ».

Dalle avec film transparent.

D’une exactitude d’ailleurs contestable, si l’on considère toute la période, l’énoncé maintient Émilie dans une minorité intellectuelle. Il accrédite aussi l’idée que l’esprit féminin, sujet à la distraction et naturellement frivole, a besoin d’être canalisé. Arnolphe pas mort !

A Lunéville, l’avenue Voltaire est une des voies principales ; on a réservé à la fière marquise du Châtelet, née Le Tonnelier de Breteuil, les abords de la voie ferrée. La topographie est symbolique d’un imaginaire culturel encore vivace. On ne peut admettre d’autre place pour Émilie que celle d’égérie, de muse ou de disciple, de protectrice aussi, en aucun cas de pair, encore moins de maître. On ne peut envisager de la considérer comme un être autonome. C’est ce qu’indiquait sans ambiguïté l’inscription funéraire, plus attentatoire à sa mémoire que le sombre mutisme de la dalle.

Si les 10 septembre se succèdent sans qu’aucune solution ne puisse être trouvée, sans qu’aucune inscription satisfaisante ne puisse être rédigée, c’est sans doute que l’on n’est pas prêt, à Lunéville, ni peut-être ailleurs, à se délester du poids du préjugé, à échapper aux conditionnements sociaux, aux lois du genre et de l’espèce. Par sa noirceur, la dalle fait ironiquement écho à notre incapacité à admettre la singularité. La femme qui en est recouverte révolte en nous le sens des convenances, de l’ordre et des hiérarchies. Blacklistée sur sa dalle noire, Émilie est devenue invisible, mais d’une invisibilité qui, paradoxalement, la rend d’autant plus agissante. Fidèle à une pensée méthodique qui n’admet pas le doute, elle parle à nos consciences avec une netteté qui condamne nos petites lâchetés et nos tiédeurs imbéciles.The Conversation

Nicolas Brucker, Professeur, Langue et littérature françaises, Université de Lorraine

La version originale de cet article a été publiée sur The Conversation.

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