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Russie-Ukraine : Retour sur l’opération Pearl Harbor2

L’attaque ukrainienne de bombardiers russes, le 1er juin, donne une nouvelle orientation à cette guerre civile entre deux peuples frères, mais peut-être pas celle que l’on croit. Explications et analyses de Robert Harneis.

Robert Harneis
Robert Harneis, journaliste

Par Robert Harneis

Les rapports sur l’attaque sensationnelle menée par l’Ukraine contre des bases aériennes militaires russes ont suivi un schéma désormais bien connu dans cette guerre :
D’abord des gros titres dramatiques pro-ukrainiens, puis un dégonflement progressif…
Quelques titres typiques :

  • 1er juin 2025, c’est Pearl Harbor : « Les bombardiers russes brûlent en masse ». Lors d’une attaque historique de drones, l’Ukraine décime plus de 40 bombardiers stratégiques russes sur leurs bases, y compris dans l’Arctique et en Sibérie.
  • « La plus grande opération de renseignement de l’Histoire »
  • Les drones ukrainiens ont atteint la Sibérie
  • 34 % des appareils stratégiques touchés
  •  Pertes russes estimées à environ 7 milliards de dollars »…

    41, puis 20, puis 10 avions détruits

  • Attaque des bases aériennes russes (capture vidéo TV Ukraine)
    Attaque des bases aériennes russes (capture vidéo TV Ukraine)

Très vite, il est devenu clair que ce Pearl Harbor était plutôt une version réduite.
Le 5 juin, le Kiev Independent, pourtant peu soupçonné de sympathies pro-Moscou, rapportait que « deux responsables américains ont déclaré à Reuters, le 4 juin, que l’Ukraine avait frappé jusqu’à 20 avions militaires russes lors de l’opération Spiderweb, en détruisant environ 10 — une affirmation qui contredit les estimations du SBU ».
De plus, le vice-ministre russe des Affaires étrangères, Sergueï Riabkov, a affirmé le 5 juin que les bombardiers russes endommagés pendant l’opération Spiderweb « seront réparés », ajoutant que les avions n’avaient pas été totalement détruits.
« L’équipement en question, comme l’ont également déclaré des représentants du ministère de la Défense, n’a pas été détruit, mais endommagé. Il sera restauré », a-t-il déclaré à l’agence d’État russe TASS.
Donc, on passe de 40 à peut-être 20, puis peut-être 10 appareils… endommagés, pas détruits…

Une réputation de fiabilité

Peut-être que le ministère russe de la Défense minimise un peu les dégâts, et que certains avions ont été totalement détruits. Mais contrairement à une idée reçue, le ministère russe de la Défense ne ment pas habituellement. Pourquoi ? Parce qu’à l’instar des démocraties occidentales pendant la Seconde Guerre mondiale, il souhaite conserver une réputation de fiabilité, afin d’être cru quand cela compte vraiment.
Qui le gouvernement russe veut-il convaincre ? Certainement pas l’opinion publique occidentale — cause perdue avec les médias actuels. Mais d’abord son propre peuple, dont le soutien est essentiel à l’effort de guerre. Ensuite, le « Sud global », les BRICS et les diplomates du monde entier. Pour eux, la Russie cherche à prouver qu’elle agit raisonnablement en Ukraine, contrairement à la propagande occidentale. Cela joue un rôle clé dans la guerre des sanctions.
Il est donc probable que les affirmations russes, selon lesquelles les dégâts sont limités, soient sincères, d’autant plus que des responsables américains les confirment.

Un affrontement existentiel avec l’OTAN

Mais alors, pourquoi la Russie a-t-elle laissé ses bombardiers sans protection ?
Les médias occidentaux n’ont pas semblé s’interroger sur cette question pourtant évidente. En Syrie, l’armée de l’air russe n’a eu aucun mal à construire des abris en béton. Difficile de croire que la Russie manque de béton ou qu’elle n’imaginait pas que l’Ukraine puisse attaquer ses bombardiers nucléaires.
La réponse facile est que, selon le traité New START de 2010 (qui expire le 6 février 2026), les bombardiers nucléaires doivent rester visibles pour les satellites américains, en vertu d’une clause de transparence. Si chaque camp peut voir les bombardiers nucléaires de l’autre, le risque d’attaque surprise est réduit.
Mais en réalité, le traité New START n’impose pas explicitement de laisser les avions à l’extérieur — c’est plutôt dans « l’esprit » de l’accord. Or, ce traité est suspendu, et l’Ukraine frappe régulièrement le territoire russe avec des drones. C’est donc plutôt surprenant.
Peut-être la Russie voulait-elle une attaque spectaculaire sur ses bombardiers nucléaires, pour que sa riposte apparaisse modérée en comparaison. En tout cas, sur le plan matériel, le coût semble faible.
Mais l’image de la Russie en a souffert, du moins à court terme. L’opinion publique russe est furieuse ; elle réclame du sang ukrainien — et soyons honnêtes, du sang de l’OTAN. Les Russes savent, ou croient savoir, que ce n’est pas une guerre entre la Russie et l’Ukraine, mais un affrontement existentiel avec l’OTAN et les États-Unis. À leurs yeux, Pearl Harbor 2 a été planifié, organisé et peut-être même exécuté par l’OTAN avec l’aide des services de renseignement américains.

Une guerre civile

Le principal problème pour l’armée russe est qu’elle considère les Ukrainiens comme des Slaves frères, et ce n’est pas sans fondement. C’est à cause des communistes soviétiques que l’Ukraine a eu une existence séparée et a été détachée de la vieille Russie. On estime qu’une famille russe sur cinq a des proches en Ukraine. Des dizaines de milliers d’anciens citoyens ukrainiens combattent aux côtés de la Russie. Cette guerre est aussi une guerre civile.
Le commandant en chef actuel de l’armée ukrainienne a un frère colonel dans l’armée russe. Zelensky, malgré sa rhétorique, parle le russe. Son grand-père a combattu dans l’Armée rouge contre les nazis. Selon l’ancien conseiller présidentiel Oleksiï Arestovitch, le gouvernement ukrainien tient ses réunions… en russe. Pourtant, il persécute sa propre population pour avoir parlé cette langue. Seule la Galicie, à l’ouest — annexée par Staline (un Géorgien) en 1945 — abrite une population totalement étrangère à cette culture. C’est elle qui domine le gouvernement de guerre ukrainien. Le reste du pays a voté pour la paix lors des dernières élections (à 70 %) et mettrait fin à la guerre dès demain si c’était possible. On notera qu’il y a plus de réfugiés ukrainiens en Russie que dans n’importe quel autre pays — sept millions ou plus.

Des Ukrainiens tués par leurs propres missiles

Ainsi, même s’ils voulaient écraser militairement l’Ukraine, les Russes avancent prudemment. Les chiffres sur les pertes civiles le prouvent : selon l’ONU (OHCHR), entre février 2022 et fin avril 2025, 13 816 civils ont été tués et 31 867 blessés. Ce sont des chiffres terribles, mais ils n’ont rien à voir avec les taux de victimes civiles enregistrés en Corée ou au Vietnam (74 % et 46 %), sans parler de l’Irak.
Naturellement, Kiev et les médias occidentaux font tout pour exagérer les pertes civiles, en omettant souvent de mentionner qu’une partie vient des missiles ukrainiens qui retombent sur leurs propres villes. Une autre cause est la tactique ukrainienne consistant à cacher armes et missiles dans les zones résidentielles.
Tuer aveuglément des civils nuirait à l’image de la Russie auprès des autres Slaves et du Sud global (BRICS : Brésil, Inde, Chine, Afrique du Sud).
Même ainsi, les Russes paraissent faibles, car ils ne peuvent pas riposter facilement en bombardant.
Les Ukrainiens espéraient clairement que la Russie romprait les négociations de paix. Elle ne l’a pas fait. Elle a simplement accepté d’échanger des morts, des prisonniers jeunes et blessés, sans faire d’autres concessions.

L’exemple d’Israël

Ce que la Russie gagne, c’est que la probable implication de l’OTAN rend maintenant politiquement plus acceptable des frappes plus dures. L’interdiction provisoire de viser les infrastructures énergétiques ukrainiennes sera probablement levée. Et il est probable que des cibles où opèrent des conseillers mercenaires ou de l’OTAN seront désormais attaquées bien plus durement.
Il n’a jamais été question que Poutine ordonne une riposte nucléaire — ce qui impliquerait directement l’OTAN, ce que la Russie veut absolument éviter.
Mais désormais, les Russes élargiront les zones qu’ils exigent comme « zones tampons », à commencer par l’oblast de Soumy, proche de Kiev. En cela, ils suivent l’exemple d’Israël (allié des États-Unis) en Syrie, rendant toute critique de Trump plus difficile.
Le plus important, et pourtant ignoré en Occident : Poutine a discrètement changé la nature officielle de la guerre. Pour la première fois, il parle de l’Opération militaire spéciale en Ukraine comme d’une « opération antiterroriste ». On ne doit pas oublier que Poutine, jeune homme, a étudié le droit — cela influence sa manière de penser et d’agir. Ce changement de qualification a de nombreuses conséquences sur les pouvoirs juridiques du gouvernement russe.
Ce changement de cap a été facilité par une autre attaque cachée derrière ce « Pearl Harbor 2 » : une attaque contre un train civil près de Briansk, qui a fait 7 morts et de nombreux blessés.

« Une guerre terroriste »

Les Ukrainiens ne peuvent pas stopper l’offensive militaire russe, mais ils peuvent mener des attentats. Et ils l’admettent. D’où la réaction de Poutine : « Vous vouliez une guerre terroriste, vous l’avez maintenant. »
Post-scriptum : Peut-on faire confiance aux médias ?
Le 29 mai, le Daily Mail de Londres annonçait, selon les services secrets ukrainiens, que « Vladimir Poutine n’a plus que trois ans à vivre à cause d’un cancer qui progresse rapidement ». Malheureusement pour le Daily Mail — et heureusement pour Poutine — cette information datait de mai 2022… Il semble donc que, parfois, les sources ukrainiennes ne soient pas totalement fiables, et que les médias occidentaux ne les vérifient pas toujours avec soin.

The Daily Mail annonce en 2022 la mort prochaine de Poutine (capture Daily Mail)
The Daily Mail annonce en 2022 la mort prochaine de Poutine (capture Daily Mail)
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