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Après la rébellion avortée d’Evgueni Prigojine, quelles conséquences pour Vladimir Poutine ?

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Florent Parmentier, Sciences Po et Cyrille Bret, Sciences Po

Vingt-quatre heures durant, Evgueny Prigojine a tenu en haleine le pouvoir russe, les chancelleries occidentales et l’opinion publique européenne. Dans un roadmovie soigneusement médiatisé par ses soins, il a ébranlé l’establishment militaire russe et défié son ancien protecteur, le président russe Vladimir Poutine.

Les causes personnelles et les objectifs réels de cette « rébellion armée » selon l’expression russe désormais consacrée dans la presse locale sont aujourd’hui difficiles à établir : l’oligarque a-t-il craint d’être éliminé ? A-t-il crû réussir à renverser son ancien protecteur ? A-t-il seulement tenté de supplanter le commandement militaire pour gagner sa faveur ?

La Russie au bord de l’implosion ?

Si le déroulement de cette opération n’est établi que plus tard, il est possible d’évaluer ses conséquences sur la politique interne russe ainsi que sur la donne stratégique extérieure.

Ce soulèvement sape-t-il tout à la fois le régime de Vladimir Poutine et l’opération militaire russe en Ukraine ? Ou bien peut-il paradoxalement durcir la guerre contre Kiev et le système politique russe ?

Prigojine est-il un nouveau Frankenstein, autrement dit une créature qui se tourne contre son créateur et le précipite vers sa perte ?

Ou bien doit-il être comparé à Trotski, c’est-à-dire à un des acteurs de la révolution bolchévique, en opposition à Staline, puis éliminé par lui ?

Vu de Kiev, de Paris et de Washington, l’ascension, l’action et le sort de Prigogine renvoient aux grands mythes de la révolte de la créature contre le créateur comme le Frankenstein du roman de Shelley et le Golem de la tradition praguoise, du nom de la créature mystérieuse créée pour protéger les juifs du ghetto et qui devint incontrôlable.

Dans les deux cas, un apprenti sorcier produit une créature destinée à servir ses désirs (de protection, de savoir, de pouvoir, etc.) et devient paradoxalement sa victime.

C’est cette lecture des événements qui a conduit plusieurs dirigeants ukrainiens à annoncer le début de la guerre civile en Russie et l’effondrement de la présidence Poutine.

La malédiction du Golem plane-t-elle sur le Kremlin ?

De fait, Prigojine a été un des éléments clés de l’ascension et du pouvoir de Vladimir Poutine : dans les années 1990, il a mis au service du futur leader russe son réseau lié au crime organisé ; durant les années 2010, il a constitué la société militaire privée Wagner pour saper l’influence occidentale (et singulièrement française) au Mali, en Centrafrique ou encore au Burkina Fasso.

Prigojine a sans doute également contribué aux cyberattaques lors des élections présidentielles américaines de 2016 ; et, depuis le début de l’invasion de l’Ukraine, il a contribué à l’opération militaire notamment dans la longue et sanglante bataille de Bakhmout, au cours de laquelle il s’est exprimé véhément à plusieurs reprises contre la hiérarchie militaire, lui reprochant l’absence de soutien logistique et opérationnel.

Dans plusieurs médias occidentaux, son opération médiatique et son coup de main armé sont apparus comme l’étincelle qui pourrait déclencher l’implosion du système politique russe et donc la fin de l’invasion de l’Ukraine.

En somme, durant quelques heures, la présidence russe est apparue en proie à la malédiction du Golem se tournant contre son créateur.

Retour de la guerre civile ou lutte des clans ?

Le président russe lui-même a souligné l’enjeu dans son allocution télévisée : il a convoqué pour son opinion publique la référence à la guerre civile de 1917-1920. Le coup d’État de Lénine avait alors précipité le pays dans un conflit armé intérieur et dans une défaite militaire sur le front allemand. Loin de minimiser les risques, le président russe a même dramatisé l’événement, la qualifiant de « coup dans le dos » et d’aventure « fratricide » dictée par les intérêts personnels.

Le syndrome du Golem ou le complexe de Frankenstein sont des grilles de lecture fécondes pour analyser les conséquences des événements du 24 juin. D’une part, la rébellion armée de 25 000 mercenaires entraînés et équipés est la première tentative de putsch depuis celle d’août 1991 : alors, les partisans conservateurs du système soviétique avaient tenté de prendre le pouvoir contre Gorbatchev.

Il s’agit aussi du premier défi armé interne à Poutine, dont le contrat social reposait avant tout sur la stabilité, à l’opposé de la période des années 1990. Cela sapera assurément son autorité à l’intérieur. En effet, Vladimir Poutine a construit son soutien populaire sur le rétablissement de la « verticale du pouvoir » et de la puissance de l’État contre les oligarques, les provinces sécessionnistes (Tchétchénie) ou autonomistes.

D’autre part, cette opération a été justifiée par son auteur par l’insatisfaction réelle des combattants russes en Ukraine contre le ministre de la Défense, Sergueï Choïgou, et son chef d’État-major des Armées, le général Guerassimov, directement en charge de l’opération en Ukraine depuis janvier. Prigojine s’est ainsi présenté comme le patriote en lutte contre le système et comme le combattant qui proteste contre les « planqués », les technocrates et les corrompus.

Enfin, malgré les dénégations du pouvoir russe, cette opération aura ouvert des fenêtres d’opportunité pour la contre-offensive ukrainienne, tant sur le plan opérationnel que psychologique. Le président russe semble affaibli dans son statut de chef de guerre, de chef de bande et de chef politique. D’autant que les tentatives de soulèvement peuvent avoir un effet contagieux.

Toutefois, le risque de guerre civile a été largement exagéré par le pouvoir russe : en 1917, toute une partie de la population était engagée contre l’autre partie, les armes à la main, sur plusieurs années. En l’espèce, la prise de Rostov-sur-le-Don (ville importante sur le plan logistique de l’armée russe sur le front ukrainien) et la progression vers Moscou du contingent Wagner n’ont réuni aucun des éléments nécessaires au succès d’un putsch : tous les pouvoirs constitués russes se sont déclarés loyaux au président russe ; les services de sécurité ont appelé à la désobéissance les mercenaires Wagner ; les centres névralgiques ont été rapidement sécurisés ; aucun mouvement populaire n’est venu soutenir l’aventurisme de Prigojine. L’opération a été médiatique et militaire, et non pas politique.

Si bien que la guerre civile a tourné à l’aventure personnelle de 24 heures : après le compromis trouvé dans la nuit du 24 juin, l’opération a été ramenée à une tentative d’un clan (la galaxie Priogjine) pour obtenir par la force des succès (et des ressources en armes, capitaux ou prestige) contre un autre cercle de décision (le ministère de la Défense), Vladimir Poutine restant le garant de l’unité.

Vers un renforcement paradoxal du pouvoir de Vladimir Poutine ?

Les événements des derniers jours auront un impact négatif incontestable pour Vladimir Poutine : son prestige est encore plus écorné qu’auparavant, il a montré plusieurs faiblesses et il s’est avéré de plus en plus dépendant de ses autres soutiens, comme le président tchétchène Kadyrov et son ancien Premier ministre, Medvedev, le chef du FSB.

Toutefois, cette crise peut aussi aboutir à une reprise en main brutale de sa part, comme l’avait fait Erdogan après le coup d’État de juillet 2016. En Russie et en URSS, les putschs manqués alimentent souvent un raidissement du pouvoir. En 1698, le jeune tsar Pierre 1er avait fait face à la révolte de troupes d’élite de Moscou, les Strelsty : après les avoir exécutés (parfois de sa propre main), il avait opéré une transformation de son système politique pour fonder l’empire et asseoir un pouvoir hautement centralisé sur les forces armées et les aristocrates ; de même, la révolte paysanne de Pougachev (1773-1775) dans les territoires de l’actuelle Ukraine avait déclenché de la part de Catherine II de Russie une opération militaire interne et un renforcement de son « despotisme éclairé » ; ou encore, la résistance des trotskistes à Staline durant les années 1920 au sein du parti communiste d’URSS avait conduit à leur purge puis à l’instauration d’un totalitarisme policier. Trotski, compagnon de la première heure de la révolution bolchévique, avait subi toute une série de revers : mis en minorité au sein du parti, accusé de trahison et contraint à l’exil, il avait ensuite été exécuté au Mexique sur ordre de Staline en 1940.

Même si le porte-parole du gouvernement russe a annoncé la fin des poursuites contre les rebelles de Wagner et l’exil pour leur chef, il est politiquement impossible au président russe de laisser ce soulèvement impuni. La rhétorique des médias officiels russes a tenté de distinguer, pendant les quelques heures de cette aventure, entre les honnêtes et courageux soldats et une direction séditieuse. Vladimir Poutine l’a répété dans son allocution du 24 juin au matin : cette « trahison » recevra un châtiment « implacable » et « inévitable ». Pour compenser le défi public lancé à son autorité, le pouvoir russe engagera inévitablement un mouvement de répression intérieur contre les soutiens réels ou supposés à Prigojine, une reprise en main des cercles du pouvoir et un recadrage des forces armées. Si ces dernières ont été apparemment incapables d’empêcher la progression des hommes de Wagner en Russie, on notera toutefois une absence de défection au sein de l’appareil d’État et des principaux soutiens de Poutine, obligés de se positionner.

Un affront à laver

La série d’événements des derniers jours en Ukraine et en Russie constitue un défi sans précédent au prestige malmené du président russe, à l’organisation militaire russe – déjà fortement critiquée et à la solidité du système de pouvoir.

Elle peut annoncer une période de turbulences intérieures : rivalités accentuées entre clans autour du Kremlin, dépendance du président à l’égard de ses soutiens, durcissement des opérations en Ukraine pour compenser à l’international les difficultés intérieures, etc.

Mais elle peut aussi, à moyen terme, enclencher une dynamique de purge et de reprise en main, jusqu’à l’intégration d’une partie des contractuels de Wagner au sein de l’armée régulière russe. Evgueny Prigojine s’est peut-être pris pour Frankenstein ; il semble désormais avoir le destin d’un Trotski, contraint pour le moment à l’exil en Biélorussie.The Conversation

Florent Parmentier, Secrétaire général du CEVIPOF. Enseignant à Sciences Po. Chercheur-associé au Centre HEC Paris de Géopolitique, Sciences Po et Cyrille Bret, Géopoliticien, Sciences Po

Cet article est republié à partir de The Conversation sous licence Creative Commons. Lire l’article original.

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