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Lettre de juin 2022 d’Aurore Kepler à Gaïa

Notre planète Terre, Gaïa chez les Grecs, considérée comme un être vivant, correspond régulièrement avec une autre planète de l’univers, Aurore Kepler 452 B dans la constellation du Cygne. Gilles Voydeville nous fait découvrir cette magnifique correspondance interstellaire.

Dr Gilles Voydeville
Dr Gilles Voydeville (DR)

Lettre de Sur Kepler

Ma chère Gaïa

Je reçois à l’instant ta lettre qui m’a fait grand plaisir car tu me fais toujours croire que je te suis d’une aide certaine dans mes conseils pour la gestion de tes terres et de tes populations. Cela me rassure sur mes capacités à gérer les miennes car, isolée comme je le suis, je n’ai pas d’autre point de comparaison. Je pourrais vite me persuader de la nullité de mes actes. Je constate effectivement que ta première préoccupation est celle de la déviance de ton ours, alors que ta pandémie bien qu’elle ne soit pas terminée, passe au second plan.

Il faut dire que ton ours est un modèle de cynisme et de machiavélisme.

En affirmant le lendemain le contraire de ce qu’il a dit la veille, il ne respecte ni lui ni les autres. Quand il veut obtenir une trêve, il a le poil lustré, il devient doux, prévenant, mielleux et presque bien éduqué. D’aucun encore naïf pourrait lui confier sans confession des portées d’agnelets à peine sortis de la matrice de leur mère. Mais le bélier sait que quand l’ours le regarde droit dans les yeux, ce n’est que d’un regard vide et traversant, car à ses yeux il n’existe pas. Toutes ces simagrées, c’est uniquement pour gagner du temps. Celui pendant lequel on ne le surveillera pas. Jusqu’à ce que l’on se rende compte qu’il continue sans vergogne à égorger à tout va…

Tes êtres charmants ont des défauts mais la plupart sont portés à secourir leurs semblables.

Ils sont égoïstes mais de temps en temps ils ont besoin de rendre service pour s’imaginer faire de leur vie une chose utile. Je ne sais si tes scientifiques en ont identifié la raison. Les miens ont prouvé que ce sont des neurones qu’ils nomment miroirs qui sont la source de cet altruisme. Ces cellules sont réflexives, c’est-à-dire qu’elles envoient au centre décisionnel de l’Ovoïde des informations prenant en compte le point de vue des autres. Ces miroirs réfléchissent, réagissent et demandent à leur centre de décision, que l’on pourrait dénommer le moi, d’agir pour soulager l’autre.

Bien que la politique soit en principe une activité de gestion d’une société, c’est-à-dire de prise en compte des besoins et des aspirations de tous, il semblerait que les hommes politiques efficaces aient une faible teneur cérébrale en neurones miroirs. Ma petite Utula en est un bel exemple. Sur ta terre, si j’ai bien compris, ce doit être la même chose. Ceux que tu nommes les tyrans ou les dictateurs accèdent au pouvoir par des ruses semi-légales et des comportements pseudo altruistes. Puis en écrasant les opinions divergentes et en supprimant leurs auteurs, ils s’y installent et s’y maintiennent sans remords et sans partage. L’absence de compassion du tyran pour la souffrance de l’opposant ou de son administré facilite grandement l’accomplissement de son pouvoir.

Il ne s’embarrasse pas de détours pour réaliser ses projets.

On reconnait un bon tyran à sa capacité d’ignorer les aspirations de ses sujets et à agir dans son seul intérêt. Cette détermination subjugue le peuple qui croit à l’essence supérieure du dictateur et pense que c’est pour son bien qu’il subît « temporairement » des souffrances et des malheurs. Cette « qualité » de se faire passer pour un héros alors qu’on est un prédateur est le B à Ba nécessaire à la conquête du pouvoir et à sa conservation.
Les rois eux-mêmes se maintiennent mieux quand ils sont dépourvus de trop d’empathie. Je te rappelle un fameux exemple qui concerne l’une de tes reines qui a régné et règne encore. Elle a avoué n’avoir ressenti aucune peine lors du drame d’une ville minière du Pays de Galles, Aberfan, dont le terril avait enseveli 116 enfants. Elle ne se rendit sur les lieux qu’une semaine après le drame, et en une robe rouge comme si le sang des enfants n’avait pas suffi à étancher sa soif. Ce comportement qui peut sembler bizarre à la plupart de tes Charmants est typique d’un cerveau peu doté en neurones miroirs. Ça c’est le côté négatif d’un équipement sans miroirs. En revanche avant et après cet épisode, il faut constater que son règne fut presque parfait. Car elle a le cerveau qu’il faut pour régner et des conseillers avec des miroirs pour la guider quand il faut manifester de l’empathie et éclairer la noirceur.

Quant à tes rois trop empathiques et trop faibles, ils peuvent terminer au garrot ou sous la guillotine.

Je crois que par la rareté de leurs neurones miroirs, les tyrans ont également une grande facilité pour ne pas souffrir du déshonneur. Sur Kepler l’honneur est une affaire très importante qui conduit rapidement celui qui l’a perdu à se jeter au batteur. L’image que chaque Ovoïde s’imagine projeter dans l’esprit des autres Ovoïdes conduit et modèle sa vie. Ce sont donc ses sentiments en place de l’autre qui le guident. Utula, mon petit animal politique qui a pris le pouvoir dans l’un de mes grands pays, est moins équipée de ce côté-là : elle peut tromper, se parjurer, se renier sans se damner. C’est parce qu’elle ne peut pas se mettre à la place de celui qui subit ses attaques et donc s’imaginer sa souffrance ni sa réprobation qu’elle peut se comporter d’une façon choquante pour le commun des êtres équipés de ces capteurs d’altérité. Comme elle ne peut ressentir un jugement négatif, sa décision se conforte dans l’absence de sentiment de culpabilité.

Tu m’as cité tantôt l’un de tes Charmants du nom de Thomas Mann : dans son roman « La Montagne Magique ».

Il parle de la douceur sauvage qui parcourt l’échine de son héros quand, dans un rêve, il s’affranchit du poids de l’honneur et qu’il jouit des avantages infinis de la honte. L’auteur a compris que l’honneur n’est que le reflet du jugement d’autrui sur la justesse de son comportement, que l’esprit s’il est débridé de ce joug pourrait s’ouvrir des espaces de volupté, voire même aller jusqu’au bonheur qui, là ne passe plus par celui des autres ; mais uniquement par la satisfaction de ses besoins et de ses désirs les plus bas.

Tout ceci pour t’écrire que ton ours n’en a pas fini d’étonner tes Charmants car son câblage est ainsi fait qu’il est dans sa logique et que nul ne pourra le faire dévier de ses décisions qui sont la conséquence de sa structure mentale et bien sûr de son passé, ce dont nous avons déjà discuté. Il n’a pas les moyens physiques, la dotation neuronale, pour capter la douleur des autres. Et tes Charmants, avec leurs miroirs, ne peuvent pas comprendre sa souffrance à lui, car il n’en a plus depuis qu’il s’est lancé dans cette aventure. Le plus étonnant c’est que les neurones miroirs de beaucoup d’observateurs de son comportement n’ont jamais compris la sienne. Car elle existait forcément. Les neurones miroirs de tes êtres charmants fonctionnent bien quand la douleur de leur semblable peut être facilement comprise et soulagée par un comportement simple.

Le plus difficile est de repérer la souffrance d’un être qui ne souffre pas comme les autres.

Cela nécessite une compréhension différente. On parle de psychologie, c’est-à-dire d’une étude de la psyché, de l’esprit de la personne étudiée. C’est un métier et les analystes politiques sont plutôt du genre à évaluer les risques en fonction des forces en présence, des intérêts et des gains possibles. Ils ne prennent pas souvent en considération l’éducation du détenteur du pouvoir – on sait que l’ours a subi des humiliations dans sa jeunesse – ni l’étude de sa structure mentale ou la quantité théorique de ses neurones miroirs. Pour que cela leur échappe moins, mes Ovoïdes ont fondé dans le pays des Deux Lunes – celui de la petite Utula – un Institut d’Études Psychopolitiques (IEP) qui intègre toute ces données. Cela vient du fait qu’ils n’ont pas envie de subir une deuxième fois cette personnalité compliquée. Par des tests qu’ils font passer à leurs étudiants, les psycho-politologues arrivent à quantifier le nombre de neurones miroirs. L’IEP fait maintenant du lobbying pour faire passer à l’Assemblée une loi qui obligera tous les candidats à un poste politique à s’y soumettre dès leur première inscription avant d’être élu à ce poste. Ceci avant qu’ils ne deviennent célèbres et donc incontournables.

Je crois que mes Ovoïdes sont murs pour une telle obligation car ils ont déjà été échaudés.

Ah ma chère Gaïa, parlons d’autre chose que de politique. Je te fais un petit tour d’horizon de ma vie animale. Mes Ovoïdes se plaisent en ma saison estivale qui commence dans mon hémisphère nord. Cela leur permet de jouir de la température en s’adonnant à l’exposition aux rayons de mon Cygne. Ils utilisent les sables du bord des mers pour se planter la coque sans se sustenter sur leurs frêles membres et ils attendent de frôler la coagulation de leur plasma avant d’aller se refroidir dans l’eau salée. Il semble exister une jouissance supplémentaire en cette inaction totale (ils sont naturellement assez peu actifs) car vu du ciel, les rives de mes eaux fourmillent de coques comme si chez toi l’on survolait une immense ferme d’élevage de poulets. Cette mode va grandissant et le danger c’est la coagulation qui ne permet même pas de réutiliser le plasma après passage au batteur. La mention « Mort pour le Cygne » est sans doute un élément décisionnel qui n’est pas avoué mais ceci est inscrit dans les registres des fonctionnaires. Ce comportement reste quand même une énigme.

Un peu comme celle qui voit chez toi tes Charmants chercher à se noircir la peau alors que tes plus foncés subissent souvent le mépris des plus clairs…

Dans l’hémisphère sud mes sixpèdes argentés ont l’air d’avoir compris le sort que les désirs des femelles ovoïdes ont réservé à leurs frères du Nord. Ils ne batifolent plus aussi sereinement qu’avant, comme s’ils connaissaient cette mode vestimentaire qui a dépecé leurs cousins du Nord. Qui de conscient pourrait aller au sacrifice sans raison ? À moins de croire à une vie meilleure après la mort… Bref, leur vie est devenue cachée, leurs sorties sont nocturnes et leurs ébats secrets. Et ce depuis la dernière saison qui les a vu pourchassés au Nord. Comment ceux du Sud l’ont-ils appris ? Mes Ovoïdes en ignorent le medium. La communication des espèces inférieures échappe aux espèces qui se croient supérieures. Un émissaire des sixpèdes du Nord envoyé vers le Sud n’est pas facile à imaginer. Le trajet est long – encore plus long que chez toi car ma planète est plus grosse – et ces animaux ne sont pas équipés pour traverser ni mes zones tropicales ni les équatoriales. Des ondes électromagnétiques traverseraient-elles mon atmosphère ? Des liaisons quantiques – comme celles que nous utilisons pour correspondre – relieraient-elles mes sublimes animaux ? Tout cela échappe à la connaissance mais, comme tu le constate tous les jours, ça n’est pas la seule chose qui reste mystérieuse dans notre galaxie.

Ma chère Gaïa prend bien soin de toi. Essaie de relancer ton petit virus couronné de diadème qui à mon avis peut encore exploiter quelques ténébreuses mutations pour se remettre en selle.

Un bon virus est un virus mutant.

Et pour bien muter il faut beaucoup se promener et infester la machine imparfaite qui le reproduira de travers. Comme les voyages de Charmant ont repris, il a ses chances.

Je te souhaite une ronde sidérale auréolée de dentelles boréales, des ellipses d’une perfection mathématiques, des éclipses rafraichissantes et des révolutions qui ne soient ni de chair ni de sang.

Ton Aurore

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