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Ukraine : un cataclysme au regard de l’histoire

Point-de-vue- En Ukraine, la Russie met-elle un coup d’arrêt à la politique hégémonique des États-Unis ? Le déclin de l’Amérique – illustré par son humiliante retraite d’Afghanistan – va-t-il s’accentuer et donner lieu à la création d’un monde multipolaire, pacifique en apparence, mais instable en réalité ?

jean-luc-basle (DR)
Jean-Luc-Baslé (DR)

Par Jean-Luc Baslé*

La politique hégémonique des États-Unis repose sur trois hypothèses :

  •  assujettissement de la Russie,
  • conversion de la Chine à une vision anglo-saxonne du monde
  • instrumentalisation du dollar pour contrôler les économies nationales.

Ces trois hypothèses se sont révélées fausses. Dans son discours de février 2007 à la Conférence de Munich sur la sécurité, Vladimir Poutine rejeta l’asservissement auquel la Russie était destinée. En dévoilant à l’automne 2013 la création d’une nouvelle route de la soie, Xi Jinping révéla au monde les ambitions de la Chine. Quant au dollar, dont le rôle au cœur du système monétaire international donne aux États-Unis un avantage économique, politique et financier considérable, il s’agit d’une arme potentielle – une arme qu’il faut exhiber sans jamais l’utiliser – tout comme l’arme nucléaire dont l’existence et non l’utilisation est garante de la paix. En gelant les réserves de change russes, après avoir gelé les avoirs vénézuéliens, iraniens, syriens et afghans, les États-Unis ont commis une erreur irrémissible et détruit cette arme.

Un nouveau système monétaire

En réponse à cet acte illégal en droit international, la Russie et la Chine, et très probablement l’Inde, le Brésil et l’Afrique du Sud [1], vont créer un nouveau système monétaire international avec une nouvelle monnaie de réserve, concurrente du dollar, l’un des socles sur lequel repose l’empire américain. Cela prendra du temps, mais le résultat n’est pas en doute. En usant le dollar pour affaiblir ses adversaires, Washington s’est lui-même affaibli. Ainsi, des trois hypothèses sur lesquelles reposait l’empire américain, la plus solide et la plus redoutable a-t-elle été amoindrie par l’Amérique !

800 bases militaires dans le monde

Cela a des conséquences cataclysmiques pour les États-Unis. Ils ne pourront plus financer leur double déficit (budgétaire et commercial) [2] par l’émission de bons du Trésor vendus à leurs créanciers étrangers [3]. À l’avenir, ceux-ci investiront leurs surplus commerciaux dans la monnaie de réserve nouvellement créée. Avec ses huit cents bases militaires à travers le monde et la CIA, le dollar était l’une des armes les plus efficaces de l’empire américain.
La CIA demeure, mais la perte du statut de monnaie de réserve du dollar met fin au financement des bases américaines à bon compte. [4] La valeur nominale du dollar va se déprécier, confirmant la baisse réelle de son pouvoir d’achat. [5] Ainsi, tout comme la dévaluation de la livre sterling de septembre 1931 mit fin prématurément à l’Empire britannique, [6] la dépréciation du dollar mettra-t-elle fin à l’empire américain ?
Washington acceptera-t-il ce nouveau monde où la Russie sera l’arbitre des ambitions sino-indiennes ou aura-t-il un sursaut suicidaire pour préserver ou reconquérir son statut ?

*Ancien directeur de Citigroup New York, auteur de « L’Euro survivra-t-il ? » (2016) et de « The International Monetary System : Challenges and Perspectives » (1982)
Nous publions ici, avec l’aimable autorisation de l’auteur, une tribune parue sur le site du Centre Français de Recherche sur le Renseignement (CF2R)

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[1] En 2021, le produit intérieur brut (PIB) de ces cinq nations s’élevait à 29,9 milliards de dollars, soit 39% du PIB du G7 (Allemagne, Canada, France, Italie, Japon, Royaume-Uni et États-Unis). En parité de pouvoir d’achat, leur PIB totalise 59,4 milliards, soit 64% du PIB équivalent du G7, avec un taux de croissance moyen plus élevé (source : FMI).
[2] En 2021, le déficit budgétaire s’élève à 3 132 milliards de dollars, soit 15% du produit intérieur brut (PIB) et le déficit de la balance des paiements courants à 822 milliards de dollars, soit 3,6% du PIB (sources : Office of Management of Budget et Bureau of Economic Analysis). Jacques Rueff qualifiait ce recours aux investisseurs étrangers pour financer le déficit budgétaire américain de « déficit sans pleurs ». Plus tard, Valéry Giscard d’Estaing dénonça « le privilège exorbitant du dollar ». En décembre 2021, la dette publique des États-Unis s’élevait à 28 385 milliards de dollars, soit 123% du produit intérieur brut – un montant plus élevé qu’en 1945 : 114% du PIB (source : Federal Reserve Bank of Saint Louis).
[3] Les investisseurs étrangers financent 27% du déficit budgétaire. Avec 1 261 milliards de dollars de bons du Trésor, la Chine (Hong-Kong inclus) est le second bailleur de fonds des États-Unis derrière le Japon (1 306 milliards de dollars). Son investissement est en régression constante depuis 2015 – année où il atteignait 1 446 milliards de dollars. La Russie ne détient plus de bons du Trésor depuis 2017 (source : US Treasury).
[4] “De-Dollarizing the American Financial Empire”, Michael Hudson, July 3, 2019.
[5] A la conférence de Bretton Woods (New Hampshire) en juillet 1944, la valeur de l’or fut fixée à 35 dollars l’once, soit 1,4 dollar pour un gramme d’or. Aujourd’hui, ce même gramme d’or coûte 73,5 dollars, soit 52 fois plus qu’en 1944.
[6] L’Empire britannique s’effondrera « officiellement » en 1947 avec l’indépendance de l’Inde.

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