Sur fond de tensions géostratégiques et de guerre en Ukraine, le président Macron a annoncé au salon Eurosatory que « nous entrons dans une économie de guerre ». Mais où en sont l’industrie française et européenne de la Défense ? Etat des lieux en cinq épisodes.
Réalité de l’industrie européenne de défense (4/5)
Par Procope de Césarée*
On peut se poser la question : mais pourquoi tous les pays européens de premier plan s’équipent-ils de matériel américain ? Existerait-il un tropisme qui ferait pencher vers les USA ? La réponse est non, elle tient à la médiocrité actuelle de l’industrie de défense européenne.
Examinons le cas des hélicoptères militaires en rappelant qu’ils sont un élément sensible (et coûteux) de la capacité militaire :
- Mars 2021. AFP : l’Allemagne songerait-elle à remplacer ses hélicoptères européens d’attaque Tigre par des AH-64E Apache américains ? Réponse connue : c’est oui
- 21 décembre 2021 : le gouvernement australien a décidé de ne plus utiliser ses 47 hélicoptères MHR90 produits par Airbus, au profit d’appareils américains (Black Hawks et Seahawks).
- 10 juin 2022 : la Norvège annule son contrat de 14 hélicoptères européens NH90 et demande un remboursement (voir sur internet les récriminations norvégiennes)
- 12 juin 2022 : la Suède laisse entendre qu’elle prend le même chemin.
Dans tous ces cas, le client exprime un mécontentement profond à propos de la qualité des matériels qui gêne, voire empêche l’utilisation opérationnelle. Même du côté français, les utilisateurs expriment leur mécontentement sur la disponibilité (c’est le moins que l’on puisse dire). On ne parle pas du marché dérivé important du ‘off-shore’ pour les hélicoptères, marché civil où l’on peut dire qu’Airbus s’est pratiquement fait éjecter.
La situation va s’aggraver
Force est de constater une incapacité actuelle de l’industrie européenne à fournir aux armées des moyens héliportés lourds et mi-lourds. Du côté hélicoptères de combat, la situation n’est pas meilleure malgré tous les cocoricos : l’Apache est considéré comme une ‘norme’ en Occident. On assiste par ailleurs à une intégration forte à l’écosystème américain des autres fabricants européens (exemple Leonardo). La situation va s’aggraver avec l’apparition des ‘avions électriques’ dont les forces armées vont être le premier client. Dans ce domaine, l’Europe n’existe même pas.
Les problèmes d’emploi opérationnel sont si graves qu’ils favorisent le contrôle de l’Otan (donc des USA) dans des domaines où on ne l’attend vraiment pas : la flotte d’hélicoptères NH90 est de 100 pour la France et de 131 pour l’Allemagne.
Le 10 juin 2022 : contrat NOS (NH90 Operational Support) est signé entre NH Industries (Airbus + Leonardo + Fokker) et l’Otan pour la maintenance.
En clair, la maintenance des hélicoptères de transport tactique de l’Armée française va être assurée dans le seul cadre Otan. C’est un excellent exemple de disparition de souveraineté au profit de l’Otan : qui tient la maintenance tient la disponibilité puis tient l’emploi. Il en va de même dans de nombreux domaines où la concertation européenne désirée passe inévitablement par l’acteur commun qui est l’Otan (ce décérébré selon Macron).
L’affaire ukrainienne
Je cite une anecdote récente qui a le mérite de montrer l’état d’esprit qui peut régner dans cette industrie européenne de défense chère à Macron.
L’affaire ukrainienne a réveillé tout le monde et il a été révélé que la disponibilité de la flotte globale de NH90 va de 25 à 40% ! NHIndustries a bien été obligé de réagir et vient de sortir son énième plan d’amélioration et se félicite de n’avoir désormais que l’Otan comme interlocuteur en Europe (réunion à Marseille le 19 mai 2022 dans laquelle Airbus dit qu’il va passer de ‘’contract management focus’’ à ‘’services focus’’, avec un ‘’retrofit process’’ de 24 mois…).
La surprise est venue de l’intervention tardive, mais remarquable de la Présidente de NHIndustries… qui a déclaré tout de go que sa société n’avait que peu à voir avec les problèmes de disponibilité : c’était la faute à tout le monde sauf à NHI : faute à la Covid, faute aux équipementiers, fautes aux forces armées incapables de prévoir les stocks de pièces détachées, faute à l’emploi dans des conditions difficiles, etc. un discours en somme très rassurant pour le client.
Il est lassant de lister les autres domaines d’importance : on vante les hélicoptères d’attaque Tigre d’Airbus – là encore la disponibilité est décevante – l’Australie les a virés au profit des Apache. On perçoit aussi le désintérêt de l’Allemagne qui n’a toujours pas rejoint le programme d’amélioration Tiger Mk3 : ça augure d’un achat d’Apache américain avant très peu de temps… je prends date !
Manque de pièces détachées
Et il en va de même dans tous les domaines de l’armement. Dans le domaine des avions de combat, les problèmes de disponibilité sont désormais reconnus comme criants : le taux de dispo du Rafale est inférieur à 50% pour cause de manque de pièces détachées… ça ne remet pas en cause la qualité de l’avion mais bien celle de son emploi (à quoi bon avoir un avion si on ne peut pas s’en servir ?).
À Pâques dernier, l’armée de l’Air a arrêté 3 Rafale pour les ‘’cannibaliser’’ … En Égypte, le tiers des Rafale a été arrêté pendant 3 mois pour… péremption des cartouches de sièges éjectables… pas de siège, pas de vol !
La réponse des industriels est souvent que la disponibilité n’est pas réellement leur problème, car ils ne s’occupent pas de logistique – l’argument est recevable, mais on peut dire que très souvent l’indisponibilité est favorisée par la médiocrité objective du matériel.
Exemple : le réacteur M88 a un MTBF qui ne se compare pas à celui d’un F414 de GE (on ne donne pas les chiffres par charité), il en va de même du radar RBE2….on a dans ces cas un ‘travail d’entretien nécessaire hors panne’ qui est dans un rapport de 1 à 5 !
Le crash des drones
Tous les domaines de l’armement sont concernés. Exemple des drones. Ce genre d’outil militaire a été carrément méprisé par l’aéronautique militaire européenne (j’en suis un témoin direct pour Dassault : 1985 – nous, on fait des avions de combat, Monsieur). Puis devant le succès militaire opérationnel de ces machines, l’Europe a réagi. Résultat : Thalès (grand équipementier de niveau mondial -c’est lui qui le dit) : fait un drone tactique (traduire par petit drone aux performances ridicules) le WatchKeeper : il en est à son 7e crash !
« Ce septième crash pour le drone de Thales pourrait à nouveau remettre en question les compétences d’intégrateur systèmier de l’industriel aux yeux des marchés » – le terme ‘pourrait’ est périmé. L’incontournable Safran a développé le Patroller (petit drone également) : un exploit à leur compte, le 6 décembre 2021 à Istres, en présentation officielle aux armées, ils ont réussi à le crasher… « Au cours d’un vol de réception par les armées vendredi 6 décembre, Safran a perdu le contrôle de son drone qui s’est écrasé à proximité d’Istres sans faire de victimes ». Discours de Safran : le Patroller est la vitrine du savoir-faire du groupe dans le secteur des drones tactiques et son principal espoir à l’exportation dans ce domaine. Aujourd’hui, on attend des nouvelles du Patroller….
Dix ans de retard
Au passage, on notera l’importance industrielle mondiale des drones (10 fois le CA de Dassault), le marché est capturé par les Chinois. Ils ont remplacé les Américains qui faisaient des tas de simagrées pour vendre les leurs. Même la Turquie s’est lancée avec succès dans les drones d’attaque et leur drone Bayraktar se fait une excellente publicité en Ukraine. L’Europe s’est distinguée uniquement par des projets sans résultat.
Le must européen doit être signalé : il s’agit du drone Euromale, un drone comparable aux drones américains de la décennie précédente (s’il aboutit, il aura 30 ans de retard !).
En janvier 2022 : l’Espagne s’associe à l’Allemagne, la France et l’Italie pour construire le plus grand drone militaire d’Europe. Le projet n’a que 10 ans de retard malgré des financements (Macron dirait ‘’un pognon de dingue’’…).
L’Allemagne (qui désormais ne se laisse plus dicter ses choix par la France) a exigé que le moteur soit le Catalyst de General Electric. La France fait tout un foin, car elle soutient ‘’son’’ motoriste Safran, cette société qui, (hors les petites turbines Turboméca) démontre avec constance une capacité coûteuse à l’échec (voir le SilverCrest).
L’Allemagne a rappelé tout de même que le moteur de l’A400M (programme d’avion de transport militaire toujours inachevé, mais qui détient le record mondial incontesté du coût de développement) avait été sauvé par GE (à travers sa filiale Avio). Tout se tenant, on rejoint l’affaire Scaf pour laquelle l’Allemagne assure que Safran (chargé du moteur avec MTU) n’a pas la compétence pour réaliser le moteur nécessaire. Et Dassault qui a dû abandonner son Falcon 5X (à grands frais) à cause du SilverCrest de Safran, a beaucoup de mal à expliquer l’excellence de cette société et à la défendre comme il était de son devoir de ‘chef de file’ de la partie française.
On a ainsi une petite idée de la bonne ambiance qui règne partout dans les projets français.
Projets voués à l’échec
Opinion incidente : il ne s’agit pas d’un fait établi scientifiquement mais d’une opinion émise par des participants (à des niveaux décisionnels) à des ‘grands programmes décidés au niveau politique’. Certains s’expriment en privé (souvent en oubliant qu’ils ont participé activement aux errements qu’ils dénoncent). L’opinion (basée sur leur expérience et sur la sagesse qui leur vient quand ils ne sont plus ‘dans le coup’) est que ces projets sont toujours voués à l’échec.
On observe, disent-ils, que la moindre difficulté, au lieu d’être résolue ‘techniquement’, dégénère en conflit ‘politique’ : chacun défend son ’bout de gras’ et l’idée même du ‘bien commun’ est évacuée. Très souvent, un acteur éminent a même secrètement intérêt à l’échec ou la prolongation indéterminée d’un programme dont le succès contreviendrait à ses intérêts industriels. Ce genre d’opinion a conforté la prévision écrite il y a plus de trois ans que les ‘sous-marins australiens’ : c’est planté ! Pour le Scaf, l’évidence parlait toute seule. Les programmes politiques essaient de faire coopérer des gens dont les intérêts sont concurrentiels voire divergents ; comme ces programmes sont toujours grassement financés, la ‘pratique’ jamais avouée mais pourtant réelle est ‘on prend tout ce qu’on peut, tant que ça dure…’.
Dans le passé, le programme européen Hermès (navette spatiale) en est un exemple caricatural.
56 milliards partis en fumée
La démonstration précédente peut être étendue à quasiment tous les secteurs de l’armement. Il est trop fastidieux de lister les exemples. Mais on citera le cas ‘maritime’ : il est vrai que l’Australie dans le cadre du Quad a revu ses ambitions à la hausse pour ‘suivre’ la norme opérationnelle du Pacifique. Inévitablement, le projet français, malgré un système d’armes américain, ne faisait plus l’affaire. Et dédommagement ou pas, c’est un budget étalé de 56 milliards d’euros qui est parti en fumée – c’est la ‘vie’ de 30% de la DCNS qui est amputée et pour le long terme.
On parle toujours du sujet sensible des chars pour l’armée de terre. Un troisième volet de Macron : le MGCS (Main Ground Combat System) – en 2020 l’Allemagne et la France ont lancé une étude d’architecture… qu’on attend toujours en 2022 (point comique : Mme Parly assurait avant son départ que les affaires allaient ‘bon train’ – le nouveau ministre interrogé a bafouillé, puis botté en touche, laissant l’impression que le programme ne lui disait rien…. Pendant ce temps, RheinMetall coopère avec General Dynamics sur le successeur du char Abrams … que pense-t-on qu’il arrivera quand le Pentagone, lui-même, laisse entendre qu’il confiera l’industrialisation de son char à l’Allemagne ?
Conclusion : l’industrie européenne de défense n’est plus en état de concevoir ni de fabriquer les outils de défense considérés comme nécessaires face aux menaces militaires prévisibles. Les faits prouvent un peu plus chaque jour qu’elle est médiocre et qu’elle ne peut prétendre principalement qu’à de l’industrialisation et de la sous-traitance. Elle a perdu la majorité des ‘marchés’ qui lui revenaient de ‘droit’ par défaut d’offre et par conséquence directe, elle a perdu toute autonomie.
*Procope de Césarée (6ᵉ siècle après J-C. est un rhéteur et historien byzantin dont l’œuvre est consacrée au règne de l’empereur Justinien). Il s’agit ici bien sûr d’un pseudonyme. Celui d’une personne très bien informée des enjeux technologique, politiques et géostratégiques de notre époque.
Prochain article : « L’industrie de la défense européenne face à l’avenir » (5/5)