Notre planète Terre, Gaïa chez les Grecs, considérée comme un être vivant, correspond régulièrement avec une autre planète de l’univers, Aurore Kepler 452 B dans la constellation du Cygne. Gilles Voydeville nous fait découvrir cette magnifique correspondance interstellaire.
Mois de mars 2022 sur Gaïa
Mois des Accras frétillants sur Kepler
Ma chère Aurore
Ah mon amie, j’ai tellement apprécié tes éclairages pour m’expliquer cette incongruité qu’est la mécanique quantique.
Comme dans un clair-obscur, tu mets en lumière certains concepts pour que je les cerne mieux et tu laisses en retrait ceux qui ne sont pas essentiels à l’interprétation des choses. Si fait que j’ai l’impression de voir un tableau du Caravage ou de La Tour, vieilles toiles qui éclatent sous le charme désuet des chandelles de cire odorante. Tes mots, comme la flamme qui vacille, déplacent la lumière pour éclairer des zones obscures et je vois soudain apparaître ce qui m’était l’instant d’avant encore invisible. Ainsi je commence à comprendre cette mécanique de particules ténues, tout comme les mots italiens sur les lèvres de la diseuse de bonne aventure du maître qui, avec son teint de jouvencelle, m’expliquerait les fermions. Naïf, je m’étonne maintenant d’appréhender les concepts de quarks et de leptons comme je découvre, malgré la fascination qu’exercent les soieries des coiffes des joueurs, l’as de carreau dans la main du tricheur du célèbre tableau du peintre de Lunéville. Quand tu m’apprends qu’une nouvelle particule élémentaire serait mère de matière noire, c’est la bougie qui dévoile l’ombre du crâne posé sur les genoux de la Madeleine pénitente, son mystère, ses craintes comme ses espoirs. Je redoute d’y découvrir l’abîme tout comme je me délecte de la contemplation des plis de sa tunique et de la blancheur de son sein.
Ici, sur ma terre, tout va si vite
Aujourd’hui, mes peintres peignent différemment. Pour dire leur monde, on ne leur demande plus de reproduire aussi bien que possible ce qu’ils ont vu et d’y glisser leur message. Peu importe la forme, ils peuvent déstructurer, cubiser, peindre avec un pinceau ou bien un rouleau. Ils doivent se démarquer de la photographie. Leur vision tragique, onirique, allégorique n’est pas aussi facile à appréhender que du temps de la peinture figurative. Je ne suis pas certaine d’y trouver les codes pour comprendre leurs émois et m’expliquer leur vision.
La physique quantique n’y trouvera pas ses messagers…
Ah ma chère Aurore, ici sur ma terre tout va si vite que je ne sais jamais de quoi demain sera fait. Si je tourne encore rond, ça n’est pas grâce à Charmant. Je vais encore me plaindre alors que je devrais me réjouir d’un futur avec moins de bouches à nourrir. Car la guerre fait de nouveau rage en mes terres d’Europe. Je croyais que la conquête n’était plus du goût des princes d’Occident et qu’elle avait laissé sa place aux conflits asymétriques. Je pensais que l’assujettissement des corps avait été remplacé par celui des esprits sous la domination des media trompeurs. Mais non, comme autrefois, un Charmant veut laisser sa marque sur mon globe en couvrant un plus grand territoire du prestige de son règne.
Un our qui voudrait être tsar
Et ce Charmant est un ours qui voudrait être tsar. Mais il ne descend pas de la lignée des Romanov qui lui aurait conféré la durée. Il doit user de ruses vieilles comme le monde pour se maintenir au pouvoir car celui-ci enivre le maître, mais use le peuple. Depuis quelques lustres le peuple qu’il opprime aspire à plus de liberté car il sait que son voisin, dont il partage le langage, s’est libéré de son tyran. Le tsar animal a donc décidé de châtier celui qui bêle à proximité de sa tanière et a troublé l’eau de sa rivière. Il court vite, nage bien, grimpe aux arbres et n’est arrêté que par la muraille ou le feu. Et comme l’agneau des marches du territoire ne sait ni élever un mur ni frotter un silex, il va subir la loi du plus fort sous le regard hautain de l’aigle américain et celui frileux de la vache Europe.
Du Dniepr à l’Oural, l’ours n’a point besoin d’accord pour exprimer sa puissance.
Il parcourt la taïga et déchire tout ce qui entrave sa course. La vie sauvage n’a pas de morale. C’est même son absence qui est gage du succès car les réflexions éthiques ralentissent l’action. Les grands empires de Charmant se sont constitués par la force. Croire que cet ordre est révolu parce que mon monde change, c’est oublier que mon monde change tous les jours depuis toujours et que les rapports entre mes créatures sont et seront toujours régis par la loi du plus fort. « Si vis pacem, para bellum ». La croyance qu’à l’ours de sa puissance est le nœud du problème. Pourquoi se limiter, se restreindre, se contraindre si le moindre désir qui le visite peut être satisfait. Le désir n’a pas de limite. Et quand l’ours se raconte des histoires dans lesquelles il règne sur un plus vaste territoire, il s’en réjouit et veut les vivre.
Un miel d’acacia occidental
Les histoires sont le moteur des peuples charmants. Il faut qu’ils croient en quelque chose pour accepter leur condition ou pour la changer. Les oraisons funèbres amoindrissent les deuils tandis que les prêches enhardissent les conquérants. Autant les premières apaisent les âmes alors que les seconds attisent le feu des esprits.
Il faut donc s’imaginer les rêves d’un ours se dorant au soleil, couché sur un près, se léchant les babines encore collantes du miel de la ruche qu’il vient d’éventrer. Il se prélasse et regarde à ses pieds ses verts pâturages où paissent ses brebis et leurs agneaux. Puis il lève un dédaigneux regard au-delà de la rivière et s’imagine en ces prairies lointaines encore plus de chair fraîche et de douceurs rayonnantes. Livré à lui-même – sa femelle qui l’a quitté lui aurait expliqué que ses rêves ne lui promettaient que ce qu’il avait déjà et qu’il risquait de perdre tout à force de désirer plus – il s’enhardit. Il se lève donc, sourd à ce qu’il n’a pu entendre. Puis il se met à courir pour aller égorger au-delà et se goinfrer d’un miel d’acacia occidental. Mais si l’ours connaît sa plaine, il ne sait pas les marécages qui l’attendent outre la rivière. Il va bientôt s’y enliser et vitupérer contre ses propres agneaux qui, contre toute évidence, n’étaient pas assez gras pour qu’il en fût satisfait…
Notre ours s’impose et n’en a plus rien à faire d’être maudit.
Il régnera par la terreur jusqu’au bout. Pour régner il a subi une fois le passage obligé du suffrage des siens. Ensuite il a triché. Comme la hyène brune en 1933. Il est étonnant que ces deux animaux politiques se soient si peu souciés de l’Histoire. Car si le rire de la hyène lui promettait à coup sûr d’être vouée aux gémonies, celui de l’ours ne l’était pas. Mais il s’est figé en un masque glacial quand il a soupçonné l’Histoire de ne pas vouloir repasser dans les hautes sphères de la domination de son aire par ses ancêtres. Il a décidé de forcer le destin.
Mais existe-t-il quelque chose de plus improbable que de vouloir le forcer si l’on n’est pas dieu ou le maître de l’Univers ?
Que s’est-il donc raconté ? D’un coup de patte, il libérait l’Ukraine du joug des descendants de la hyène brune, subitement réincarnés en de féroces agneaux. Il devenait la mascotte du Métropolite de Kiev et du Patriarche de Moscou. Il s’avançait sur l’autel de la cathédrale de La Dormition et se ceignait de la couronne des tsars. Puis il foulait de ses augustes pattes les lys et les roses jonchant les parterres. Sous les bêlements d’une foule en transhumance vibrant pour la réincarnation de toutes les qualités en un seul être, il accomplissait le destin.
Un autocrate sans scrupule
Ma chère Aurore, je pense que sous le déguisement, il y a la bête fragile qui n’a pas été assez, ou trop, aimée par sa mère. Il y a ses blessures d’ourson humilié par un petit brun du Caucase. Il y a les contes qu’on lui narrait de l’ours solitaire qui triomphe de tout et de chacun. Il y a l’enseignement des faibles qui survivent par la ruse, la fourberie et la trahison. Il y a les flatteries des courtisans, les promesses des obligés et le dédain des troupeaux occidentaux.
Je pensais que notre ours n’était qu’un autocrate sans scrupule. Il l’est. Mais il est plus que cela. Il est vraiment l’héritier des Romanov et de Staline. Il a pris la place trop longtemps laissée vacante par des politiciens impuissants. Je crois à l’analyse de la charmante historienne Sabine Dullin : elle écrit qu’il n’est pas un nationaliste ethnique mais bien un nationaliste impérialiste. Cet empire a pour ciment une langue, une belle langue qu’il chérit comme un talisman, un mantra qui subjugue les peuples qui le parlent et attire ses voisins.
La religion soude le cœur de la Russie, mais pas l’empire qui a compté plus de musulmans que l’Ottoman.
Cet empire s’est tantôt étendu jusqu’en Finlande, aux États Baltes, en Pologne, en Galicie autrichienne, en Bucovine, même en Ruthénie tchèque. Comme cette Grande Russie n’a plus beaucoup de satellites, elle a besoin d’un maître qui la cajole et la protège par la soumission des terres voisines : pour cultiver, isoler et magnifier sa singularité. Notre ours est bien l’héritier de Joseph Staline qui ferma la frontière et vendit le blé ukrainien pour affamer le peuple qui l’avait semé pour faire disparaître 4 millions d’Ukrainiens.
Défenseur du monde libre
Mais Vladimir Vladimirovitch a fait une erreur. Il a sous-estimé le nationalisme de son voisin qu’il méprise. Il se fait tenir tête par un petit russophone, un petit acteur, un petit Ukrainien qui n’en est pas moins un grand homme, défenseur du monde plus libre : Volodymyr Zelenski.
Et soudain le bêlement des agneaux traverse les vallées et les troupeaux laineux couvrent les plaines sur lesquelles l’ours ne peut plus avancer.
Voilà ma chère Aurore les dernières nouvelles de ma planète. Depuis plus de deux cycles, je te rapportais l’épopée de mon petit virus. Et là je ne t’ai rien écrit à son sujet. C’est parce qu’il végète et, si ce n’est en la Grande République Populaire de Chine, il est en train de devenir aussi inoffensif que ses petits cousins. Enfin nous verrons bien car il est rusé et plein de ressources.
Je te souhaite de ne pas vivre ces guerres qui me désolent car elles créent plus de peine que les épidémies quand elles sont fortuites. La somme des chagrins assombrit mon ciel et il est difficile pour moi d’accepter qu’un seul Charmant puisse en endeuiller tant.
Ta Gaïa