Nina Sahraoui, Fondation Maison des Sciences de l’Homme (FMSH) – USPC
Elle se nomme Jenny et lui, Luis. Tous deux sont infirmiers, respectivement originaires de Nouvelle-Zélande et du Portugal. Employés par le National Health Service au Royaume-Uni, ils ont été remerciés par le premier ministre britannique Boris Johnson à l’issue de son hospitalisation d’une semaine due au Covid-19 pour avoir assuré le suivi des soins de réanimation qui lui ont été nécessaires.
Pourtant, ces louanges dissimulent mal le fait que le Royaume-Uni, à l’instar d’autres gouvernements européens, met en place une gouvernance néolibérale de la santé qui implique privatisation croissante et réduction continue des dépenses.
Ces choix politiques affectent non seulement les équipements disponibles mais aussi les rémunérations et la charge de travail des soignantes, en France comme au Royaume-Uni.
J’emploie ici volontairement le féminin car les infirmières, aides-soignantes et auxiliaires de vie sont en majorité des femmes. Elles sont aujourd’hui en première ligne dans la lutte contre l’épidémie du coronavirus. Nombre d’entre-elles sont des femmes migrantes ou issues de minorités racialisées, à l’instar des personnes que j’ai rencontrées dans les maisons de retraites privées que j’ai visitées à Londres, Paris et Madrid pour mes recherches. Elles y représentent même la quasi-totalité de la force de travail. Ces femmes sont souvent originaires des pays anciennement colonisés par la Grande-Bretagne, la France et l’Espagne, employées sur des contrats précaires, et payées bien en deçà du salaire moyen de ces pays. A l’échelle de mon étude auprès de 82 employées, leur salaire moyen représentait respectivement 47, 64 et 58 % du salaire moyen au Royaume-Uni, en France et en Espagne.
La précarité des professionnelles du care
En exposant notre vulnérabilité, l’épidémie du Covid-19 a permis une reconnaissance populaire du rôle vital que jouent toutes les personnes employées dans les hôpitaux, les maisons de retraite ou au domicile, celles qui assurent l’hygiène des espaces de soins, celles qui organisent les soins au quotidien et celles qui les prodiguent. Démontrant ainsi l’importance du « care », cette notion qui englobe toutes les activités de soins, qu’elles soient rémunérées ou non, et qui peut être traduite comme « le souci des autres ».
Il aura fallu une épidémie pour commencer à prendre conscience que la hiérarchie des rémunérations financières ne correspond en rien à l’utilité sociale des métiers. Les inégalités salariales qui valorisent les power points des consultants et ignorent le travail émotionnel des infirmières apparaissent tout d’un coup pour ce qu’elles sont : arbitraires et difficilement justifiables, mais persistantes.
En France, l’urgence de cette reconnaissance – sociale comme économique – était déjà devenue incontournable dans le contexte des mobilisations des personnels hospitaliers depuis près d’un an quand l’épidémie est arrivée.
Ils demandaient la réouverture des lits fermés par les coupes budgétaires, le recrutement de personnels en nombre suffisant et des salaires décents.
Fin 2019, après huit mois de mobilisation dans une certaine indifférence du gouvernement, quelques mesures ont été proposées, jugées largement insuffisantes par les premières concernées.
Face à l’épidémie, Emmanuel Macron s’empresse désormais d’évoquer les « héros en blouses blanches ». Et son gouvernement a annoncé une prime ponctuelle d’environ 1500 euros pour les soignants.
Mais cela n’est pas suffisant, comme ce soignant qui le fait savoir dans le carnet des blouses blanches tenu par le journal Le Monde. Mes recherches, comme celles de nombreuses collègues, démontrent qu’il est nécessaire de re-penser la place du soin dans la société pour une valorisation pérenne du travail soignant. A partir des mots des femmes que j’ai rencontrées, je souligne ici combien il est important de valoriser les soins en reconnaissant notre interdépendance, de « politiser l’amour » en rendant le travail émotionnel visible, et de penser l’économie depuis les activités de soins et non plus malgré elles.
« Ce que je fais, c’est pas petit, c’est pas rien »
Fouzia, une femme algérienne auxiliaire de vie auprès de personnes âgées dans la région parisienne, m’expliquait dans un entretien réalisé en 2015:
« Je suis en train de sauver quatre personnes, c’est la course contre la mort. »
Fouzia, ancienne employée de banque, insiste sur l’importance de cet accompagnement à domicile, vital mais peu visible. Les femmes migrantes font les frais d’une double discrimination sur le marché du travail. Alors que les diplômes obtenus dans leurs pays d’origine ne sont généralement pas reconnus en France et au Royaume-Uni, nombre de femmes migrantes rejoignent le marché du travail via un secteur particulièrement précarisé : les soins aux personnes âgées, à domicile ou en institution.
Valoriser les soins passe nécessairement par une reconnaissance des droits des femmes étrangères, de leur droit au séjour, à une rémunération valorisante et à des conditions de travail respectueuses de leur santé. Concrètement cela suppose d’accorder un droit au séjour pérenne sur la base de ces emplois, alors qu’aujourd’hui les femmes employées dans ce secteur ont des statuts administratifs plus ou moins précaires entre réunification familiale, demande d’asile et études, en l’absence d’une reconnaissance de leur contribution économique.
« Mes émotions me font travailler avec passion »
Saba, une jeune femme du Cameroun, m’explique qu’en travaillant avec les personnes âgées il lui est impossible de ne pas s’attacher aux personnes dont elle a la charge, et qu’au contraire les émotions ressenties lui donnent la force de travailler les longues journées de son roulement de 12h. Elle insiste :
« Pour rien au monde je mettrai mes émotions de côté. Je travaillerai toujours avec mon cœur, avec mon âme. »
Passer beaucoup de temps auprès des soignantes des EPHAD et des hôpitaux depuis 2013 jusqu’à aujourd’hui m’a permis de comprendre l’importance du travail émotionnel qu’elles réalisent au quotidien, un travail relationnel et d’accompagnement complexe que les employeurs prennent généralement pour acquis.
Mais le discours de l’amour peut être dangereux car il a été pendant longtemps le véhicule de l’oppression des femmes. Aux hommes la raison et aux femmes les émotions. Ce cliché sexiste persiste et sous-tend encore aujourd’hui une hiérarchisation des métiers, il est même central dans la dévalorisation des métiers liés à la prise en charge des personnes âgées.
C’est pourquoi il faut se méfier quand un homme politique de conviction conservatrice comme Boris Johnson s’enthousiasme que le service de santé britannique (NHS) soit « animé par l’amour ».
Car trop souvent l’engagement des soignantes auprès des patients a été utilisé contre elles, mis au profit d’une série de réformes néolibérales : difficile de compter ses heures ou de faire grève quand la vie d’autres personnes dépend de votre travail quotidien. Il est donc urgent de politiser l’amour que les soignantes expriment en reconnaissant les compétences nécessaires au travail émotionnel et les lourdes responsabilités qui incombent aux soignantes.
« Parce que sans nous, le monde s’arrête »
Ce slogan, c’est celui de femmes migrantes à Madrid, employées domestiques et militantes, rassemblées autour de l’association « Territorio Domestico » pour défendre leurs droits.
Elles se battent pour la ratification par l’Espagne de la Convention 189 sur les travailleuses domestiques de l’Organisation Internationale du Travail et militent au quotidien pour sensibiliser la population à l’importance des activités de care à travers manifestations, théâtre de rue et créations musicales.
Pour elles, les mots de ce slogan résument tout un combat politique : les activités de soins et d’entretien sont au centre de notre monde car elles rendent possible toutes les autres activités et assurent la reproduction de la vie.
Ces « services essentiels » au temps de la pandémie du Covid-19 devraient être au cœur des préoccupations sociales et économiques de demain. Il s’agit de valoriser les activités de soins, méprisées par le cumul du capitalisme néolibéral et du patriarcat, et de les replacer au centre de notre économie. Les propositions de Joan Tronto dans « Caring Democracy » ou encore de Caroline Ibos, Aurélie Damamme, Pascale Molinier et Patricia Paperman dans Vers une société du care vont dans ce sens.
Nina Sahraoui est soutenue par la Fondation Croix-Rouge française, dédiée à l’action humanitaire et sociale. Elle accompagne les chercheurs depuis la conception de leur projet de recherche jusqu’à la mise en valeur de leurs travaux, et la promotion de leurs idées.
Pour en savoir plus, rendez-vous sur le site de la Fondation Croix-Rouge française.
Nina Sahraoui, Post-doctorante en sociologie, CRESPPA, CNRS, Fondation Maison des Sciences de l’Homme (FMSH) – USPC
Cet article est republié à partir de The Conversation sous licence Creative Commons. Lire l’article original.