Emmanuel Véron, Institut national des langues et civilisations orientales
En dépit d’un semblant de détente en Asie entre Donald Trump et Kim Jong‑un, la « guerre d’influence en mer de Chine entre Pékin et Washington ne va pas cesser quels que soient les développements sur le dossier nord-coréen » notait le correspondant du journal Le Monde Gilles Paris, envoyé spécial à Singapour, lors d’un live avec les lecteurs du quotidien.
Début juin, le sentiment était le même au sommet annuel du Shangri-La Dialogue à Singapour sur les enjeux de sécurité en Asie-Pacifique.
La ministre française des Armées, Florence Parly avait particulièrement rappelé l’urgence au respect du droit international en mer de Chine du Sud et que la zone était marquée par la compétition entre pays plus que par la coopération régionale qu’il convenait, selon elle, de soutenir.
Une économie bleue pour la Chine
La Chine – historiquement plutôt tournée vers sa profondeur continentale – a en effet profondément modifié son rapport à la mer et à son littoral, et ce depuis l’avènement de Deng Xiaoping, l’homme de l’ouverture économique et des réformes.
Pékin a certes signé la convention des Nations unies sur le droit de la mer (CNUDM) en 1982 et a ratifié en 1996 (contrairement aux États-Unis), le texte autorisant l’exploitation de la zone économique exclusive. Mais ce faisant, son économie maritime n’a cessé alors de prendre de l’ampleur.
Les années 1980 avaient vu le lancement d’une politique de la mer qui s’est intensifiée dans les années 1990, notamment avec l’urbanisation accrue et la conteneurisation des activités portuaires (8 des plus grands ports au monde sont en Chine). Dans la décennie suivante et particulièrement depuis 2012, Pékin a ensuite accentué ses investissements dans l’économie maritime et la Marine chinoise.
Lors de son discours d’ouverture du 18ᵉ Congrès du Parti communiste chinois, le 8 novembre 2012, le président Hu Jintao avait ainsi déclaré : « nous veillerons, dans le domaine maritime, à élever notre capacité d’exploitation des ressources, à développer l’économie et à protéger l’environnement écologique tout en sauvegardant fermement les droits et intérêts de notre État, tout cela afin d’accroître la puissance nationale en la matière », et à « défendre résolument ses droits et ses intérêts maritimes ».
Par la suite, en 2013, lors d’une réunion du bureau politique du PCC, Xi Jinping déclare : « faire de l’économie maritime l’un des piliers de l’économie nationale » puis en 2015 : « abandonner la mentalité terrienne pour devenir une puissance maritime […] afin de protéger la souveraineté nationale ».
La mer de Chine méridionale au cœur des tensions
La mer de Chine du Sud est l’objet de fortes tensions et d’enjeux sécuritaires opposant la Chine à ses voisins (en particulier vietnamien et philippin) et aux États-Unis. Sur cette mer bordée par 8 pays (les Philippines, la Chine, l’Indonésie, le Vietnam, Brunei, la Malaisie, Singapour et Taiwan), circule près d’un tiers du commerce maritime mondial. Dès les années 1970, l’armée chinoise occupe des îles et récifs des Paracels.
La Chine revendique une souveraineté sur plus de 80 % des 2,5 millions de km2 de la mer, délimitée par une ligne en dix traits (depuis 2015) incluant Taiwan. Cette ligne recoupe les ZEE des pays riverains de cette mer.
D’emblée, cette mer fait l’objet de disputes territoriales, en particulier pour l’exploitation des ressources halieutiques et en hydrocarbures. En 2014, la Chine installe une plate-forme pétrolière (Haiyang Shiyou 981) dans les eaux territoriales du Vietnam, avant de la démonter, provoquant un incident diplomatique assez vite réglé.
Le principe de libre circulation dans les eaux internationales est perturbé par cette revendication et par la présence affirmée de la Chine, remettant en cause le droit maritime international.
La Chine pèse d’ailleurs de tout son poids économique et diplomatique pour ne pas laisser se créer d’opposition coordonnée par ces voisins désunis en Asie du sud-est.
Or, le droit ne semble pas permettre de répondre aux tensions dans la zone, ce qui, pour l’instant, donne l’avantage à Pékin, notamment face à son voisin philippin.
Malgré des témoignages de « réchauffement » entre les deux pays, divers incidents montrent bien les limites d’une possible alliance maritime philippino-chinoise, comme l’ont révélé les témoignages de pêcheurs philippins, se disant harcelés par les garde-côtes chinois.
Moins d’un mois auparavant, le président Duterte a même déclaré qu’il « irait en guerre » si la Chine franchissait la ligne rouge de s’approprier unilatéralement les réserves d’hydrocarbures de la mer de Chine du sud.
Ces déclarations ont rapidement été tempérées par la réalité des liens économiques et diplomatiques entre la Chine et les Philippines (partage des ressources naturelles, commerce bilatéral en pleine expansion).
Occupation des îles
La revendication chinoise (fondée sur une prétendue présence historique) se double d’une occupation très active des récifs et de la transformation de certains îlots et récifs en îles par poldérisation et artificialisation. C’est-à-dire, une création de territoire grâce à des travaux de bétonisation des récifs et hauts-fonds.
Cela permet alors à Pékin de requalifier juridiquement ces zones en îles et d’y associer une ZEE sur 200 milles nautiques, soit environ 370 km.
L’archipel des Spratleys (notamment l’île Woody, Subi, Fiery Cross et Mischief) rassemble le plus grand nombre d’artificialisations et devient un prolongement logistique pour la Chine dans la zone, parfois surnommée par les Américains la « Grande muraille de sable ».
Directement administré par la province de Hainan, ce territoire maritime fait l’objet d’une militarisation croissante dénoncée par les États-Unis, mais aussi d’un développement touristique, voire immobilier, afin de marquer durablement la présence chinoise (plus d’une vingtaine d’avant-postes dans les Paracels).
La Chine a opéré plusieurs déploiements importants depuis le mois d’avril : 48 navires dans les eaux de mer de Chine du sud puis autour de l’île de Taiwan.
Puis, en mai dernier, plusieurs vols de bombardier stratégique chinois ont été opérés depuis l’île de Woody – archipel des Paracels (accompagnées du déploiement de missiles antinavires et antiaériens, de l’installation de systèmes de brouillage des communications). La Chine y développe ainsi des capacités militaires de type Anti-access (A2) et Acess-Denial (AD) (interdiction et déni d’accès) afin de faire la mer de Chine une zone tampon, pour protéger son territoire continental.
La présence militaire se double d’une présence civile permanente par l’installation d’administration, d’activités économiques et de circuits touristiques encouragés par les autorités afin de promouvoir auprès de la population chinoise, patriotisme et « grandeur du territoire chinois ». Ce tourisme politique permet de faire connaître les enjeux stratégiques à la population chinoise, de peupler la zone avec des civils et de diversifier l’économie insulaire.
Une confrontation sino-américaine en mer ?
La confrontation commerciale entre les deux grandes puissances se complexifie désormais par les tensions autour de la liberté de navigation et de la souveraineté en mer de Chine du sud.
L’intensité des activités militaires chinoises dans la zone reflète les missions de l’US Navy entre mars et juin afin de protéger le droit à la libre navigation. Le porte-avions USS Carl Vinson avait ainsi fait escale à Da Nang au Vietnam en mars, signalant le renforcement des liens stratégiques des États-Unis dans l’arrière-cour asiatique de la Chine.
L’Amiral Davidson, futur commandant en chef du pacifique (devenu US Indo-Pacific Command depuis le 1er juin) a déclaré devant le Sénat que la militarisation des îlots contestés constituait « un sérieux défi pour les États-Unis ». Cette reconfiguration du dispositif stratégico- militaire fait écho au retour et au renforcement du concept « Indo-pacifique » dominé par les Américains.
Dans le même temps, les États-Unis par la voix du nouveau chef de la diplomatie, Mike Pompeo, écartaient la Marine chinoise de l’exercice organisé tous les deux ans, RIMPAC (« Rim of the Pacific »), exercice aéronaval le plus important de la planète. Alors que cette dernière avait été invitée lors des sessions de 2014 et 2016.
Une force de frappe déjà prête
Pékin dispose désormais d’une Marine dont les capacités (navires de plus en plus sophistiqués, technologies avancées et armements modernisés) et les démonstrations de force ont considérablement crues depuis une décennie. L’ambition de devenir la première Marine de guerre dans la zone à horizon 2049 semble ainsi sur la bonne voie, en parallèle des objectifs du développement des « nouvelles routes de la soie ».
De plus, la Chine souhaite se doter d’une force de dissuasion nucléaire permanente à la mer et veut avoir accès aux eaux profondes du Pacifique afin de rivaliser avec les États-Unis.
Les risques d’escalades dans la zone ne sont donc pas exclus, d’autant plus que les récents événements dans la région testent aujourd’hui sa fragilité. Et que la Chine, elle, a montré qu’elle était capable de déployer (et de retirer) des systèmes d’arme à n’importe quel moment.
Emmanuel Véron, Enseignant-chercheur, responsable de la géographie et de la géopolitique à l’Inalco, Institut national des langues et civilisations orientales
La version originale de cet article a été publiée sur The Conversation.