Eve Fabre, AXA Fonds pour la Recherche
La crise sanitaire déclenchée par la pandémie de Covid-19 a servi de révélateur à une crise bien plus ancienne et profonde : celle de l’hôpital public. Depuis 30 ans, progressivement, l’hôpital public a en effet basculé dans une nouvelle ère : celle de la « rentabilité ». Et pour réduire les dépenses, les gouvernements successifs ont lancé des dispositifs toujours plus contraignants comme le programme de médicalisation des systèmes d’information (PMSI), l’objectif national des dépenses d’assurance maladie (ONDAM) ou la tarification à l’activité (T2A).
Le lean management et ses conséquences
Désormais, l’heure est au « lean management ». Issue du modèle de production automobile (Ford puis Toyota) et formalisée par un chercheur du Massachusetts Institute of Technology (MIT) dans les années 1980, cette méthode de pilotage des opérations vise à augmenter la productivité d’une entreprise en réduisant ses coûts de production, à travers l’élimination des gaspillages et le travail en flux tendu.
Depuis une vingtaine d’années, l’ONDAM alloue aux hôpitaux publics des budgets systématiquement inférieurs aux besoins réels, afin « d’optimiser les dépenses ». Entre 2002 et 2018, 69000 lits d’hôpitaux ont été supprimés, et cela malgré l’accroissement et le vieillissement de la population française. Le manque de liquidités a poussé les hôpitaux à se financer auprès des banques, faisant passer leur endettement de 9 à 30 milliards d’euros entre 2002 et 2013.
Le personnel, variable d’ajustement
Le lean management ayant été poussé à l’extrême, la variable d’ajustement majeure est devenue le personnel soignant, dont les salaires sont parmi les plus bas de l’OCDE. Entre 2010 et 2017, la « productivité » de l’hôpital public a augmenté de 15 %, alors que ses effectifs n’ont augmenté que de 2 %. Et bien que la durée maximale de travail soit fixée à 48 heures par semaine par l’Union européenne, souvent les soignants sont dans l’incapacité de respecter cette limite, faute de personnel. L’AP-HP doit par exemple 1,3 million de RTTs à ses 72000 agents. Ce surmenage affecte à la fois la santé physique et la santé mentale des soignants.
Dans le milieu hospitalier, les arrêts maladie sont ainsi plus fréquents que dans tous les autres secteurs professionnels (10,2 jours par an, contre 7,9), et ces absences augmentent encore la charge de travail des soignants présents. Pire, on ne compte plus les cas de burnout, stress post-traumatique, démission voir même de suicide.
Culture de la sécurité à l’hôpital
Autre problème de taille, dont les médias ont généralement peu parlé (à quelques exceptions près) : les événements indésirables associés aux soins, perturbant et retardant la prise en charge, et pouvant se traduire dans le pire des cas par une erreur médicale. À l’hôpital, comme dans tous les environnements de travail à risque, la gestion des risques passe par une culture de la sécurité, c’est-à-dire « un ensemble de valeurs et de pratiques partagées par les individus constituant et/ou contrôlant une organisation et établissant des normes comportementales ». Dans un système efficace, la culture de la sécurité est implémentée à tous les niveaux de la chaîne de commandes : des dirigeants de l’entreprise (ici les décideurs politiques et les directeurs d’hôpitaux) à l’opérateur de plus bas niveau (les soignants). Or l’application aveugle des principes du lean management – et notamment la diminution des coûts et l’augmentation de la productivité – va à l’encontre de la culture de la sécurité et augmentent de manière drastique le nombre d’erreurs médicales.
En effet, plusieurs études ont démontré le lien entre le manque de personnel et de matériel d’une part, et l’augmentation des risques pour les patients d’autre part. Le lean management génère chez les soignants de fortes charges de travail, beaucoup de stress et d’importants niveaux de fatigue. Or ces trois facteurs affectant fortement les réflexes, l’attention, le raisonnement, les capacités de communication et de prise décision des soignants, ils constituent la principale cause d’erreurs médicales. Et la fatigue a sûrement l’effet le plus dévastateur, d’une part parce qu’elle est considérée normale en milieu hospitalier, et d’autre part parce que les soignants ont tendance à en sous-estimer son impact sur leurs performances.
En principe, dans un environnement de travail à risque, les opérateurs doivent appliquer des procédures opérationnelles standards (SOPs en anglais) qui permettent de limiter le risque d’erreurs. À l’hôpital, ces SOPs doivent être suivies à la lettre, notamment pour prévenir les risques de contamination ou d’erreurs de prescription. Or la pression temporelle et le manque de matériel médical poussent parfois le personnel soignant à dévier des SOPs (parfois même sous la pression directe de leurs supérieurs hiérarchiques) et à prendre de gros risques, comme réutiliser des seringues à usage unique pour un même patient par exemple. Le respect des SOPs étant le meilleur indicateur de sécurité d’une organisation, nous voyons bien à quel point le lean management est inadapté au contexte de l’hôpital.
Les coûts des erreurs médicales
Beaucoup de soignants ont dénoncé ce système de management agressif et ses conséquences néfastes, sur eux comme sur les patients. Pris entre le marteau et l’enclume, les directeurs d’hôpitaux (même s’ils font part des difficultés croissantes qui sont les leurs) n’ont souvent d’autre choix que d’appliquer les directives décidées par leurs supérieurs hiérarchiques directs – à savoir les dirigeants politiques qui votent les budgets des hôpitaux publics.
D’un point de vue purement économique, on pourrait (peut-être ?) trouver ce type de management acceptable s’il permettait de faire de réelles économies. Mais en favorisant la survenue d’événements indésirables et d’erreurs médicales, il revient en réalité très cher. Un rapport américain en a en effet estimé que chaque année le coût des événements indésirables pour les hôpitaux américains était compris entre 17 et 29 milliards de dollars. Ce même rapport a montré que les erreurs médicales étaient la huitième cause de décès à l’hôpital, avec 44 000 à 98 000 morts par an aux États-Unis (sur 33,6 millions d’admissions).
Des résultats similaires ont été rapportés dans tous les pays de l’Organisation de coopération et de développement économiques (OCDE). Or il est possible de changer de paradigme. En effet, en investissant massivement dans la prévention des événements indésirables, les États-Unis ont non seulement amélioré la sécurité à d’hôpital, mais aussi réalisé des milliards d’économies.
L’hôpital de demain ?
S’il faut encore le préciser, l’hôpital n’est pas une « entreprise » comme les autres. C’est un environnement de travail stressant et risqué, qui repose sur des interactions sociales complexes (soignants, patients et administration). Ainsi si nous souhaitons voir émerger un hôpital hautement performant, tant du point de vue de la sécurité que celui de la gestion des dépenses, diverses pistes de réflexion sont à explorer.
Tout d’abord, il paraît nécessaire de réformer la culture organisationnelle de l’hôpital public et de recréer un climat de sécurité pour les soignants comme pour les patients. Pour atteindre ce but, une augmentation des effectifs des personnels soignants et de leurs moyens matériels est nécessaire. Cela permettrait de réaliser sur le long terme d’énormes économies, le coût de la prévention étant bien inférieur à celui des événements indésirables et des erreurs médicales.
Pour rappel, à l’échelle mondiale, nous avons 1 « chance » sur 300 de mourir des suites d’une erreur médicale, contre 1 chance sur 3 millions de mourir dans un accident d’avion. Certes, depuis plusieurs dizaines d’années, la médecine cherche à tirer des leçons de la gestion des risques en aéronautique. Mais force est de constater une certaine inertie dans la transmission et l’adaptation de ces connaissances au milieu hospitalier. La crise que traverse actuellement l’aéronautique pourrait ainsi être une aubaine pour l’hôpital. En effet, nombre de spécialistes en facteur humain vont être contraints de quitter le milieu de l’aéronautique, et pourraient contribuer à la création de l’hôpital de demain.
Enfin, la recherche et le développement sont indispensables à l’amélioration de l’efficacité des pratiques hospitalières. Deux axes de recherche apparaissent comme particulièrement stratégiques. Ainsi, la conception de nouvelles technologies adaptées au milieu hospitalier (par exemple des couches connectées) pourrait aider à diminuer la charge de travail des soignants, en leur permettant de passer plus de temps « de qualité » avec les patients. Cela redonnerait du sens au métier des premiers, tout en contribuant à accélérer la guérison des seconds et en diminuant in fine les coûts de la prise en charge. Autre axe de recherche à développer : celui du Crew Resource Management en santé. Visant à mieux comprendre et prédire le comportement des équipes de santé en situation dégradée (communication, stress, prise de décision), il est indispensable à la prévention des erreurs médicales.
Pour l’heure, ces recherches sont peu développées en France du fait de l’insuffisance des budgets qui leur sont dédiés. Il apparaît donc vital d’investir massivement dans l’hôpital public, afin d’en faire diminuer les coûts et de garantir le meilleur niveau de performance et de sécurité possible à l’avenir.
Créé en 2007 pour contribuer au développement et au partage des connaissances scientifiques sur les grands enjeux sociétaux, l’Axa Research Fund a parrainé près de 650 projets dans le monde entier, menés par des chercheurs de 55 pays. Pour en savoir davantage, consultez son site ou abonnez-vous au compte Twitter dédié @AXAResearchFund
Eve Fabre, Chercheure en Facteur Humain & Neurosciences Sociales, AXA Fonds pour la Recherche
Cet article est republié à partir de The Conversation sous licence Creative Commons. Lire l’article original.