Pascal Moliner, Université Paul-Valéry de Montpellier
Avec l’élection de Donald Trump à la présidence des États-Unis, les sondeurs se trouvent une nouvelle fois pris à contre-pied. De la même façon qu’ils n’avaient su prévoir le résultat du référendum britannique à propos de la sortie de l’Union européenne, ils ont été incapables d’anticiper l’élection du trublion américain. Les commentateurs s’étranglent tandis que beaucoup d’opinions publiques dans le monde s’interrogent : comment l’incroyable a-t-il pu se produire ? L’événement auquel nous venons d’assister était-il aussi imprévisible qu’il y paraît ? Les recherches menées en psychologie sociale sur le phénomène de « zone muette » nous suggèrent que non.
Des opinions politiquement non correctes
C’est à partir du début des années 2000 que deux chercheurs français, Christian Guimelli et Jean-Claude Deschamps, font un constat troublant. Ils demandent à leurs étudiants d’écrire sur une feuille de papier cinq mots ou expressions associés au terme « gitans ». Mais les étudiants doivent donner leurs réponses selon deux consignes différentes : soit ils répondent en leur nom propre, soit ils répondent comme ils pensent que le feraient « les Français en général ». Mais, dans les deux cas, ils n’inscrivent pas leur nom sur la feuille de papier.
Un des principaux résultats de cette petite expérience ne manque pas de soulever de nombreuses questions. Lorsque les étudiants répondent en leur nom propre, ils sont 26 % à donner le terme « vols », mais lorsqu’ils répondent comme « les Français en général », ils sont 63 % à donner ce terme. Plus généralement, lorsque les participants répondent selon cette dernière consigne, ils produisent des réponses dont les connotations sont beaucoup plus négatives que lorsqu’ils répondent en leur nom propre.
La première explication qui vient à l’esprit à propos de ces résultats est que les étudiants ayant participé à l’expérience de Guimelli et de Deschamps avaient une piètre opinion de leurs compatriotes. Sans doute plus éduqués et plus tolérants que la moyenne de la population, ils imputaient peut-être aux Français de nombreux préjugés racistes à l’égard des gitans.
Stratégies de dissimulation
Mais les travaux qui vont se développer à partir de cette première étude vont suggérer une autre explication : lorsque les individus adhèrent à des opinions qu’ils pensent être contre-normatives par rapport à un groupe de référence, ils ont tendance à masquer ces opinions. Tant et si bien que lorsqu’on les interroge, ils ne disent pas la vérité, même s’ils sont interrogés de façon anonyme. Ainsi les opinions contre-normatives relatives à certaines questions resteraient dissimulées dans une zone muette, difficilement accessible aux enquêtes ou aux sondages.
Or, les opinions en faveur du Brexit, tout comme celles en faveur de Donald Trump avaient effectivement un caractère contre-normatif. Politiquement non correctes, elles étaient décriées par de nombreux groupes de référence (communauté internationale, communauté européenne, classes dirigeantes, médias, etc.). Elles ne pouvaient donc que faire l’objet de stratégies de dissimulation de la part de ceux qui y adhéraient. Voilà pourquoi les sondeurs n’ont pas su saisir leur ampleur.
Est-ce à dire que les instituts de sondages se trompent constamment ? Ce serait sans doute aller trop vite en besogne que de le penser. Le phénomène de zone muette ne se produit en effet que lorsque le caractère contre-normatif des opinions dissimulées est avéré. C’est-à-dire lorsqu’à propos d’une question donnée, il existe un discours normatif porté par des forces dont la légitimité ou tout simplement le pouvoir sont difficiles à contester.
Des normes sociales à minimiser
On ne peut que se tourner vers les sondeurs pour leur conseiller de s’intéresser davantage aux travaux de la psychologie sociale. Les recherches réalisées maintenant depuis plus de quinze ans sur la zone muette ont en effet permis d’identifier de possibles techniques visant à contrecarrer les stratégies de masquage mises en œuvre par les sondés.
Ces techniques répondent toutes au même principe théorique : elles visent à minimiser le poids des normes sociales dans les contextes où sont interrogées les personnes. L’anonymat des répondants peut y contribuer, mais l’expérience montre que ce n’est pas une condition suffisante. Les techniques de « décontextualisation normative » semblent à cet égard beaucoup plus efficaces. Il s’agit alors d’interroger les personnes dans des contextes où elles ne craindront pas de subir le jugement d’autrui, qu’il soit immédiat ou différé. Ainsi, si vous avez des préjugés racistes, il vous sera sans doute beaucoup plus facile de les exprimer dans la rue que dans une réunion de la LICRA (Ligue internationale contre le racisme et l’antisémitisme) ou du MRAP (Mouvement contre le racisme et l’amitié entre les peuples).
Sans doute faudrait-il aussi réfléchir à l’identité des sondeurs eux-mêmes, ou du moins à leur identité supposée, du point de vue des sondés. S’ils sont assimilés aux groupes normatifs, il est évident que les individus seront réticents à leur livrer leurs opinions politiquement non correctes. Dans tous les cas de figure, si les sondeurs veulent préserver leur crédibilité, il faudra qu’ils imaginent de nouvelles façons de travailler lorsqu’ils souhaitent mesurer l’adhésion à des opinions contre-normatives.
Ajoutons, enfin, la faible probabilité qu’il existe des zones muettes à propos de la plupart de nos impétrants à l’élection présidentielle, parce que leurs idées ne sont tout simplement pas contre-normatives. À part peut-être certaines de celles qui séduisent les électeurs du Front national. Souvenons-nous, en effet, du slogan qu’en son temps, son fondateur avait propagé avec succès : « Dire tout haut ce que les Français pensent tout bas. »
Pascal Moliner, Professeur de psychologie sociale, Université Paul-Valéry de Montpellier
La version originale de cet article a été publiée sur The Conversation.