Luc Rouban, Sciences Po – USPC
L’épidémie de coronavirus va poser des questions politiques de fond sur l’après-crise. Ces questions se posent sur plusieurs plans.
Le premier est celui du jeu politique ordinaire, mais aussi celui de la philosophie politique de la Ve République : va-t-on poursuivre la lecture libérale et pro-européenne de son régime politique ou bien revenir à la centralité de l’État gaullien ?
Le second pousse à s’interroger sur les relations que les Français vont désormais entretenir avec l’autorité et le dilemme qui se pose déjà entre l’efficacité de l’action publique et la vie démocratique.
Rien ne permet de dire que la « normalité » de l’après-crise sera celle de l’avant-crise. L’épidémie change les comportements, les représentations de ce qui est juste et légitime, aiguise les solidarités comme les conflits, fait ressortir de vieux démons et remet en cause le cadre général dans lequel on pensait la politique jusqu’en mars 2020.
La mort ou la résurrection du macronisme ?
On peut, tout d’abord, prendre acte de la mort du macronisme des premiers temps, fait de mondialisation, de néolibéralisme plus ou moins avoué, de tolérance culturelle, de libre-échange économique et de privatisations ou de réduction de l’offre de services publics.
Il semble bien que tout ce qui faisait l’originalité du macronisme tel qu’il avait été décliné pendant la campagne électorale de 2017 ait disparu en quelques minutes face à l’irruption d’une autre réalité ou peut-être, tout simplement, de la réalité du terrain tout court. Le discours tenu par Emmanuel Macron le 16 mars 2020 pour annoncer les mesures de confinement à la population française ont bien tourné le dos, et de manière radicale, au discours social-libéral.
Le président de la République a souligné l’importance des services publics, et notamment des personnels de santé (alors que les services d’urgence en étaient à peu près à leur première année de grève au moins symbolique), le rôle crucial de l’État-providence et a même évoqué l’idée de prendre des mesures de rupture avec le mode de vie que générait la mondialisation.
La perspective d’un néogaullisme social
On peut donc se poser la question de savoir si ce revirement constitue une simple réaction à l’urgence, destiné à disparaître avec le retour à la « normalité », ou l’amorce d’un changement politique de fond qui conduirait du néolibéralisme vers une forme de néogaullisme social, à l’image du « séguinisme » (du nom de l’homme politique Philippe Seguin), fait d’interventions publiques devant traiter la fracture sociale, de renforcement du pouvoir exécutif et d’appel à une forme de nationalisme bien compris pesant sur l’Union européenne.
Le macronisme devient-il de gauche (défense des services publics, solidarité) ou s’inscrit-il dans la redécouverte du pouvoir d’État, des frontières et d’un espace politique national ayant la priorité sur les flux financiers ? Les mauvais esprits pourraient d’ailleurs penser que ce revirement n’est pas totalement exempt d’arrière-pensées électorales, car ces propositions ne sont évidemment pas faites pour ravir le Rassemblement national qui se voit désormais, tout comme le PS ou les Républicains, vampirisé dans son fonds de commerce politique.
L’efficacité ou la démocratie ?
Tous les observateurs ont enregistré le fait que le président a utilisé un vocabulaire guerrier dans la lutte contre l’épidémie, se positionnant en chef suprême de la nation et ravivant la mémoire du long terme des périodes d’union nationale où s’imposaient des figures historiques comme celle de Georges Clémenceau qui a conduit l’effort de guerre en 1914.
C’est donc bien la question de l’autorité qui resurgit alors même que le macronisme, mais aussi, avant lui, le hollandisme et le sarkozysme et, en grande partie, le chiraquisme, avaient déjà mis l’accent sur l’ouverture du pays au profit de l’Union européenne et de l’insertion toujours plus poussée dans la mondialisation financière.
Si la question de l’autorité se pose en termes de légitimation politique, elle se pose aussi très concrètement dans les rapports sociaux comme dans les représentations que suscite l’épidémie.
Plusieurs observations peuvent être faites : l’inertie d’une culture de consommation et d’hédonisme face aux demandes pressantes de confinement du gouvernement, car « comment abandonner son jogging quotidien ? », ce qui en dit long sur la capacité réelle de faire adopter spontanément, et par la seule pédagogie, des comportements protecteurs de l’environnement ; la défaillance de la « gouvernance », comme mode d’action partenarial plus ou moins privatisé, et le retour en force de l’État, de ses ordonnances et de l’action unilatérale ; la réapparition des frontières nationales et l’affaiblissement de l’Union européenne comme centre de décision.
Le libéralisme autoritaire
Ce retour brutal à des pratiques d’autorité que l’on croyait révolues, tout comme la résurrection de l’État, viennent amplifier des attentes d’efficacité de l’action publique qui étaient déjà bien présentes dans la population française. Alors même que l’on a vécu la crise des « gilets jaunes » et le grand débat national comme des occasions (plutôt ratées) d’étendre et d’approfondir la vie démocratique en France, la vague 11 du Baromètre de la confiance politique du Cevipof
est venue nous dire autre chose en février 2020, juste avant que n’éclate la crise sanitaire.
En effet, 41 % des enquêtés sont d’accord (et 9 % tout à fait d’accord) avec la proposition selon laquelle
« En démocratie, rien n’avance, il vaudrait mieux moins de démocratie, mais plus d’efficacité ».
L’horizon d’une extension des procédures démocratiques se rétrécit et l’efficacité de l’action publique est devenue prioritaire pour une grosse minorité des enquêtés, ce qui semble évoquer des régimes autoritaires du style chinois où le résultat collectif compte plus que les libertés individuelles.
Cependant, l’enquête montre que le choix de l’efficacité aux dépens de la démocratie est surtout le fait de la partie la plus libérale de l’opinion (un libéralisme mesuré sur la base d’un indice composé de plusieurs questions). On voit donc s’opérer un renversement historique puisque la vie politique française a toujours mis en scène des libéraux fustigeant les mesures autoritaires de gouvernements de gauche utilisant la planification ou l’intervention de l’État pour imposer des réformes sociales ou sanitaires et cela au détriment, selon eux, de l’autonomie des acteurs sociaux.
La priorité donnée à l’efficacité est aussi liée à l’autoritarisme. On a créé un indice d’autoritarisme qui s’appuie sur les réponses positives à trois questions. Un bon système politique est celui qui :
- a à sa tête un homme fort qui n’a pas à se préoccuper du parlement ni des élections
- est celui où ce sont des experts et non un gouvernement qui décident ce qui leur semble le meilleur pour le pays
- est celui où l’armée dirige le pays.
La première question réunit en moyenne l’assentiment de 33 % des enquêtés, la seconde 52 % et la troisième 15 %. L’indice d’autoritarisme, qui va donc de 0 à 3, constitue une échelle statistique assez solide (alpha de Cronbach de 0,485). On peut ensuite le dichotomiser entre « autoritarisme faible » (niveaux 0 et 1) et « autoritarisme fort » (niveaux 2 et 3). Le croisement entre la demande d’efficacité et l’autoritarisme est particulièrement significatif puisque 46 % de ceux qui défendent la thèse de l’efficacité sont fortement autoritaires contre 15 % seulement de ceux qui la réfutent.
Le retour du clivage gauche-droite
Mais autoritarisme et libéralisme économique ne sont pas antinomiques. En effet, les enquêtés qui sont fortement autoritaires sont très libéraux sur le plan économique à concurrence de 54 % contre 44 % chez ceux qui sont faiblement autoritaires. On voit clairement dans ces résultats que le libéralisme économique peut très bien s’associer au rejet de la démocratie représentative ordinaire au point de préférer des experts ou des dirigeants forts à des assemblées élues.
C’est ainsi que les enquêtés fortement libéraux sur le plan économique sont 41 % à soutenir l’idée d’un homme fort à la tête du pays contre 27 % de ceux qui ne sont pas libéraux. C’est ici que l’on voit jouer à nouveau le clivage gauche-droite.
Le vote de ceux qui défendent l’efficacité aux dépens de la démocratie caractérise surtout un électorat de droite assez composite. Au premier tour de l’élection présidentielle de 2017, ils ont voté à 31 % pour Marine Le Pen, 22 % pour François Fillon, 19 % pour Emmanuel Macron et 14 % pour Jean‑Luc Mélenchon, autant de candidats qui déclinent les diverses versions de l’autoritarisme politique tel qu’il s’énonçait avant la crise.
On peut légitimement penser que la lutte contre l’épidémie va renforcer la demande d’efficacité publique. Déjà, des critiques émergent sur la gestion de la crise par le gouvernement.
Dans l’attente de nouvelles recherches, on peut déjà noter que le libéralisme économique s’associe fort bien à la demande d’autorité, ce qui peut ouvrir la voie à une forme ou une autre de « démocratie illibérale », caractérisée par la concentration du pouvoir exécutif, le diktat de la majorité sur les minorités et les comportements « marginaux » ou « à risque », comme le pouvoir des experts scientifiques, ce qui éloignerait le spectre du populisme ordinaire qui s’appuie plutôt sur le bon sens du bistrot (« je suis costaud, pas peur des virus ! »).
L’efficacité du libéralisme n’est plus gagée sur la seule autonomie des acteurs sociaux. Il peut appeler un ordre contraignant et imposé d’en haut, une nouvelle mondialisation bien plus favorable à des autoritarismes nationaux.
Luc Rouban, Directeur de recherche CNRS, Sciences Po – USPC
Cet article est republié à partir de The Conversation sous licence Creative Commons. Lire l’article original.