Patrick Eveno, Université Paris 1 Panthéon-Sorbonne
En cette fin juillet 2019, les nécrologies et les hommages à Pierre Péan, décédé le 25 juillet, se sont succédé dans de nombreux médias. Dans plusieurs d’entre eux, encenser Pierre Péan a permis d’attaquer Mediapart, jugé coupable de révélations qui mettraient en péril la démocratie ou l’exercice du pouvoir. Interviewé en 2014, Pierre Péan affirmait :
« Ça fait des années que je m’évertue à répéter que je ne me reconnais pas sous le vocable de « journaliste d’investigation. » « Investigation », c’est la traduction d’une expression américaine policière. Je préfère le mot ‘enquête’. » Je me définirai plutôt comme un « enquêteur d’initiative sur sujets sensibles. »
Il y opposait sa pratique à celle d’Edwy Plenel et de Mediapart :
« Attendre sur son bureau les PV des juges, ce n’est pas ce que j’appelle de l’enquête, mais de la simple gestion de fuites. Le journaliste devient un pion, rentrant dans les objectifs des uns et des autres, devenant l’outil de vengeances ou de stratégies judiciaires. Je revendique de prendre l’initiative, je ne suis pas un auxiliaire de justice, je n’ai pas besoin de la justice pour déterminer le sujet de mes enquêtes. »
En 2015, dans l’émission de la série « Duels », il était opposé à Edwy Plenel. L’un et l’autre développaient leur conception du journalisme.
Les méthodes de l’investigation
En dépit des efforts de Pierre Péan, l’expression « journalisme d’investigation » a pris le pas sur celle de journalisme d’enquête ou d’initiative personnelle. Les méthodes du genre journalistique « investigation » sont fréquemment remises en cause par ceux que les révélations dérangent, mais aussi par une partie de l’opinion publique. La pratique du feuilleton journalistique ou les interventions jugées intempestives d’Elise Lucet dans certaines enquêtes de Cash investigation sont parfois considérées comme du marketing de la révélation, qui privilégierait la forme au détriment du fond. Pourtant, elles constituent des moyens utiles à cette révélation.
Ainsi, le feuilleton, outre qu’il fidélise la clientèle et fait vendre du papier, permet d’attendre les réactions, y compris de dénégation, de laisser la personne ou l’institution mise en cause s’enferrer et d’obtenir des confirmations par de nouvelles sources. Mediapart en a usé dans les affaires Bettencourt, Cahuzac ou De Rugy, mais Le Canard enchaîné ou Le Monde pratiquent aussi le feuilletonage depuis longtemps, par exemple pour les diamants de Giscard, le Rainbow Warrior, François Fillon ou Alexandre Benalla.
Le marketing de l’investigation en télévision doit obligatoirement passer par l’image. Il faut que le téléspectateur puisse voir ce qui se manigance ou se dissimule. Cela explique les interventions dans des cénacles généralement fermés pour y faire entrer les caméras et montrer les réactions aux téléspectateurs. L’investigation ne peut exister sans une « mise en scène » qui capte l’attention du public.
Tout est affaires de sources
Le grand public, et certains hommes et femmes de pouvoir ou certaines institutions, croient fréquemment que les journalistes d’investigation visent une cible, qu’ils voudraient abattre. Rien de plus faux : dans l’immense majorité des enquêtes, les journalistes partent d’une source (témoignage, document ou autre), la vérifient, la recoupent, la croisent avec d’autres sources, la valident en conférence de rédaction, afin de pouvoir tirer un fil puis un autre et de dérouler l’ensemble de la pelote…
C’est pourquoi la protection de la confidentialité des sources des journalistes est essentielle au bon fonctionnement de la société démocratique. La Cour européenne des droits de l’homme (CEDH) s’est prononcée à de multiples reprises sur cette question. Elle considère en effet la protection de la confidentialité des sources comme une « pierre angulaire » du journalisme (Arrêt Goodwin contre Royaume-Uni, 27 mars 1996) puisque « l’absence de cette protection dissuaderait le plus grand nombre de sources valables possédant des informations d’intérêt général de se confier à des journalistes ».
En 2007, la CEDH souligne que « le droit des journalistes de taire leurs sources ne saurait être considéré comme un simple privilège qui leur serait accordé ou retiré en fonction de la licéité ou de l’illicéité de leurs sources, mais comme un véritable attribut du droit à l’information ». Elle ajoute qu’il incombe à la presse d’être « le chien de garde de la démocratie », expression que l’on retrouve dans plusieurs arrêts (Handyside, Lingens, Goodwin, etc.).
C’est pourquoi les puissants ou les institutions qui souhaitent cacher des choses ou les dissimuler sous le manteau d’une communication contrôlée cherchent toujours à connaître les sources des journalistes. C’est aussi pourquoi certains confrères ou consœurs, journalistes eux-mêmes, demandent qu’on leur révèle les sources ou des preuves quand les révélations ne leur siéent pas : voir les affaires Cahuzac, Fillon, De Rugy et les réactions de quelques éditorialistes.
Toutefois, tous les journalistes d’investigation savent que les sources sont intéressées à la révélation, pour des raisons diverses : intérêt personnel, vengeance, recherche de notoriété ou autres. C’est alors à eux, et à leur rédaction, de maintenir la distance, de refuser l’instrumentalisation, de ne pas être prisonnier de leurs sources. Le fondateur du Monde, Hubert Beuve-Méry, disait que « le journalisme c’est l’art de la distance et de la proximité ».
L’apport de Pierre Péan
Pierre Péan revendiquait le « journalisme d’initiative individuelle », l’enquête contre l’investigation. Les enquêtes qu’il a menées dans les années 1970 et 1980 montrent qu’il a su révéler de nombreux secrets d’État. La plus célèbre est sans doute l’affaire des diamants offerts par Bokassa à Valéry Giscard d’Estaing, révélée en octobre 1979 dans Le Canard Enchaîné.
Ensuite viennent une série de livres publiés chez Fayard, dont les titres parlent d’eux-mêmes : Les Deux Bombes, comment la France a donné la bombe à Israël et à l’Irak (1982), Affaires africaines (1983) sur les réseaux mis en place par Jacques Foccart en Afrique, V : enquête sur l’affaire des avions renifleurs et ses ramifications (1984), L’Argent noir : corruption et sous-développement (1988), L’Homme de l’ombre : éléments d’enquête autour de Jacques Foccart, l’homme le plus mystérieux et le plus puissant de la Ve République (1990), Le Mystérieux Docteur Martin, 1895-1969 (1993), ou, publié avec Christophe Nick, TF1, un pouvoir, (1997).
Mais Pierre Péan était, comme les autres, tributaire de ses sources notamment de ses relations avec des proches de François Mitterrand et de Jacques Chirac et de certaines de ses relations africaines. Ainsi en 1982, lors de l’affaire des Irlandais de Vincennes, Pierre Péan adopte une attitude différente de celle d’Edwy Plenel : « Je me pose toujours la question : quel va être l’impact de ce que je vais dire ? Exemple : l’affaire des Irlandais de Vincennes. J’avais le scoop, bien avant Le Monde. Je ne l’ai pas sorti car je pensais que cela pouvait avoir un risque sur la vie même de Bernard Jégat, un des acteurs de l’affaire. » (Entretien à Figarovox. Bernard Jégat avait dénoncé les supposés terroristes au capitaine Barril.). Zineb Dryef et David Servenay, journalistes à Rue89 posent ainsi une question : « Pierre Péan, un enquêteur au service du pouvoir ? »
Pierre Péan n’avait plus de carte de presse depuis 1987, car il ne publiait plus guère dans la presse et parce qu’il avait entamé un chemin solitaire. Or le journalisme est un artisanat qui se pratique en collectivité, au sein d’une rédaction et d’une entreprise. Ainsi, Bob Woodward et Carl Bernstein, les journalistes du Washington Post qui ont révélé l’affaire du Watergate, informaient régulièrement leur rédacteur en chef, Ben Bradlee, qui lui-même rendait compte des évolutions de l’enquête à la propriétaire du journal, Katharine Graham.
Au mitan des années 1990, Pierre Péan glisse graduellement vers des enquêtes orientées par des motifs personnels ou par des relations surprenantes, qui lui valent plusieurs polémiques. Ainsi, dans Vol UT 772 : contre-enquête sur un attentat attribué à Kadhafi (Stock, 1992), repris dans Manipulations africaines : l’attentat contre le DC 10 d’UTA, 170 morts, qui sont les vrais coupables de l’attentat du vol UTA 772 ? (Plon, 2001), il cherche à dédouaner la Libye de Kadhafi. Avec Une jeunesse française, François Mitterrand (1934-1947) (Fayard, 1994), il revient avec tendresse et avec l’assentiment de Mitterrand sur le parcours sinueux du Président en fin de vie. De même, avec Chirac, l’Inconnu de l’Élysée (Fayard, 2007).
Inversement, il attaque frontalement ceux qu’il considère comme ses ennemis, les thuriféraires du mondialisme ou les contempteurs de François Mitterrand. Le Monde selon K., une biographie critique de Bernard Kouchner, (Fayard, 2009), La Face cachée du Monde, du contre-pouvoir aux abus de pouvoir, écrit avec Philippe Cohen (Mille et une nuits, 2003), et Noires fureurs, blancs menteurs : Rwanda, 1990-1994, (Mille et une nuits, 2005), reflètent des partis-pris et des combats individuels. Son « enquête » sur le génocide des Tutsis lui vaut même d’être taxé de révisionnisme.
Danton contre Robespierre
C’est au cours de cette période que la séparation des deux branches du journalisme d’investigation devient patente. Sur l’autre versant, Edwy Plenel et Mediapart sont accusés de jouer les procureurs, d’être des auxiliaires de police, d’attaquer des hommes plus que des systèmes, de livrer des noms et des réputations « aux chiens » (« Toutes les explications du monde [sous-entendu du journal Le Monde] ne justifieront pas qu’on ait pu livrer aux chiens l’honneur d’un homme, et finalement sa vie, au prix d’un double manquement de ses accusateurs aux lois fondamentales de notre République, celles qui protègent la dignité et la liberté de chacun d’entre nous. » Discours de François Mitterrand lors des obsèques de Pierre Bérégovoy le 4 mai 1993.).
Leurs méthodes sont dénoncées comme étant celles d’inquisiteurs et de moralisateurs. Et parce que Pierre Péan était bon vivant et jovial, quoique taiseux, alors qu’Edwy Plenel est prolixe et plus sec, les commentateurs rejouent Danton contre Robespierre, celui qui connaît la vie contre l’idéologue. Pourtant, l’un n’existerait pas sans l’autre et la Révolution française n’aurait pas eu le même cours sans l’un ou l’autre.
Pour l’observateur des médias, ces deux branches du journalisme d’enquête et d’investigation sont également nécessaires : elles se complètent et se nourrissent l’une l’autre. Surtout, elles alimentent le pluralisme et le débat démocratique. Car l’important dans une société démocratique, c’est la révélation des scandales, des affaires, des manipulations, des tricheries et des conflits d’intérêts.
Qu’elle soit le résultat d’un journalisme d’enquête ou d’un journalisme d’investigation, qu’elle vienne d’une initiative personnelle ou d’une collectivité rédactionnelle, qu’elle provienne d’un témoin ou d’un document, la révélation est essentielle au bon fonctionnement de la démocratie qui repose sur le droit du public à être informé. Et Pierre Péan, comme Edwy Plenel, ont tous deux participé à la révélation de « faces cachées ». Pour le public, pour la démocratie, c’est là l’essentiel.
Patrick Eveno, Professeur émérite en histoire des médias, Université Paris 1 Panthéon-Sorbonne
Cet article est republié à partir de The Conversation sous licence Creative Commons. Lire l’article original.