Olivier Arifon, Université Libre de Bruxelles
Discuter du rôle et des actions des lobbies est – selon la définition et la position adoptée – soit brandir un déni de démocratie pour les acteurs de la société civile, soit assumer légitimement des relations publiques pour les entreprises et fédérations professionnelles.
Comme souvent, la réalité se situe entre ces deux positions. Examinons d’abord différentes dimensions du lobbying, national comme européen, avant d’aborder un cas emblématique.
Lobbying classique et lobbying offensif
Depuis toujours, les acteurs économiques, politiques et issus de la société tentent d’influencer les décideurs, ce que nous qualifions de lobbying classique. Les prises de décisions et les lois qui en résultent sont le fruit de contacts avec des décideurs et de mécanismes de négociation relativement démocratiques.
Récemment, à Bruxelles en tout cas, la nécessité d’améliorer la prise de conscience sur un sujet (raising awareness) passe par une communication affichée, maîtrisée et revendiquée. Les décideurs, et plus largement tous ceux en relation avec un dossier, doivent être sensibilisés. Les ONG sont, d’ailleurs, reconnues comme expertes sur cet aspect.
Vient ensuite un lobbying plus offensif, centré sur l’influence et par définition moins visible. Il s’agit de convaincre les esprits. Ici, la communication utilise tous les canaux disponibles, de manière affichée ou détournée, afin de se servir des médias comme relais.
La création du doute
Enfin, avec un degré de complexité croissant, sujets spécialisés et techniques de manipulation de l’opinion forment l’aspect le plus récent du lobbying. Il associe technicité du sujet, polémique et controverse (au choix : santé, pollution, substances cancérigènes…), difficulté d’évaluation de la toxicité, recours à l’expertise et normes associées et fait, le plus souvent, l’objet de vifs débats.
La création de doute s’élabore par l’introduction d’experts dans des comités spécialisés ou lors d’auditions au Parlement, par le financement et la réalisation d’études scientifiques favorables à l’entreprise ou à une association créée et financée par cette dernière. Cette approche est alors qualifiée d’astroturfing. L’installation du doute dans l’esprit des décideurs, plus largement dans celui des fonctionnaires et des citoyens, est aidée par une utilisation des médias conçus comme une chambre d’écho multi-canal.
Tous les acteurs ont compris ces dimensions, auxquelles il convient d’ajouter trois éléments propres à l’Union : le Traité de Lisbonne, d’une grande complexité, constitue un labyrinthe communautaire. La deuxième rupture, déjà évoquée, tient à la communication : sur un dossier complexe, le message soit être clair. Enfin, la dernière rupture est encore plus technique : c’est la constatation de la disparition de la collégialité de la Commission européenne qui a de plus en plus tendance à travailler par direction et en conséquence par commissaire. La question devient alors : qui décide ? Et comment ?
Un cas d’école : Monsanto
Nous pourrions multiplier les exemples pour illustrer ces niveaux, registres et éléments qui traversent le débat public et influencent les décisions des dirigeants. L’un d’entre eux inclut tout ce qui vient d’être dit ci-dessus et sans doute plus ! En effet, le débat, les actions, les polarités, les motivations autour du pesticide Round Up, de l’entreprise Monsanto, forment un cas d’école illustrant l’équilibre entre contrôle politique, expertise scientifique et actions citoyennes.
Depuis plus de dix ans, Monsanto, puis ses détracteurs ont utilisé toutes les modalités d’actions décrites auparavant. Ainsi, l’entreprise Monsanto, inspirée par les méthodes des cigarettiers, a utilisé toutes les ressources disponibles pour créer du doute (il existe des Monsanto papers semblables aux Tobacco papers).
En même temps, et avec d’autres moyens, plusieurs organisations ont utilisé les ressources proposées par le numérique pour agir sur le débat public. Elles ont également utilisé les possibilités offertes par les institutions européennes : droit à la pétition au Parlement (), droit à l’information (freedom of information) pour demander le compte-rendu d’une réunion d’un cabinet d’un commissaire, Initiative citoyenne européenne (un million de signatures de sept pays membres sur une année). On doit constater que, dans ce cas, le lobbying de Monsanto a atteint son objectif, car le Round up a été de nouveau autorisé, en novembre 2017, pour cinq années.
La polémique continue et Bayer qui rachète en 2018 Monsanto a décidé de faire disparaître la marque – ce qui rendra inopérants les sites opposés à la marque et résultats dans les moteurs de recherche. Le Round up restera, cependant, sur le marché.
Solutions et défis pour les États
Nombre d’acteurs opposés au lobbying réclament plus de transparence, ce qui pose deux questions. Par essence, une négociation contient une part de secret, une part d’indéfinie et demander une transparence totale pose des problèmes pour l’avancée des négociations en termes de modalités techniques et de ressources. Et, si le cas Monsanto est emblématique, nombre d’entreprises utilisent les registres plus classiques et moins offensifs.
Par ailleurs, les ONG savent jouer des registres médiatiques avec parfois des succès intéressants (comme à propos de la pêche en eau profonde avec l’ONG Bloom soutenue par la BD de Peneloppe Bagieu.
Sur le cas Monsanto, la Commission propose quatre axes afin de réduire la production de doute :
- Rendre publiques les informations soumises par l’industrie ;
- ouvrir des appels à contribution afin de collecter des données auprès des parties prenantes ;
- commander des études auprès de l’Agence européenne de la sécurité alimentaire (Efsa).
- Enfin les États devront proposer des experts auprès de l’agence.
Ces solutions révèlent, selon le regard, soit les espaces où s’est infiltré le lobbying et en révèle son efficacité, soit les faiblesses des procédures existantes.
Elles permettent aussi d’aller au-delà d’une simple exigence de transparence.
Olivier Arifon, Chercheur en Influence et affaires publiques, Université Libre de Bruxelles
La version originale de cet article a été publiée sur The Conversation.