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La matière est-elle immortelle ?

jplenio/Pixabay

Francois Vannucci, Université de Paris

Les êtres vivants sont mortels. Même les étoiles meurent. Pourtant, on dit que nous sommes faits de poussière d’étoiles. Est-ce que la matière elle-même peut mourir ?

La matière est composée d’atomes eux-mêmes formés d’un noyau contenant des protons et des neutrons avec des électrons tournant en orbite : c’est le domaine des particules élémentaires. Ces particules ne subissent pas la mort quoiqu’elles puissent se désintégrer. Sur les quelque 400 particules élémentaires connues, seuls le proton, l’électron et les neutrinos semblent immortels.

On sait que, dans notre Univers, les protons représentent 90 % des atomes existant (avec ou sans électron associé) et les noyaux d’hélium les autres 10 %. Tout le reste n’existe qu’à l’état de traces. Si les protons et les électrons, qui portent des charges électriques opposées, apparaissent en nombre égal pour maintenir une charge globale nulle, ils ont des masses très différentes, le proton pèse 2 000 fois plus que l’électron. L’ensemble des protons rend donc compte de l’essentiel de la matière présente dans l’Univers. En d’autres termes, la composition de la Terre ne reflète pas du tout celle de l’Univers dans son ensemble.

Quelle est la différence entre mort et désintégration d’une particule ?

« La pensée de la mort constitue une sorte de bruit de fond qui vient emplir le cerveau dès que les projets et les désirs s’estompent. » (Michel Houellebecq, « Les particules élémentaires », 1998)

Un argument pour nier la mort des particules est de constater qu’elles ne vieillissent pas. En effet, tant qu’elles subsistent elles portent leurs grandeurs caractéristiques intactes : masse, charges, spin, tout traverse le temps sans prendre une seule ride. Puis, d’un seul coup d’un seul, tout disparaît pour engendrer d’autres particules en suivant des lois de conservation, par exemple la loi de conservation de l’énergie mais aussi celle de la charge électrique. Par exemple, au bout d’un temps très court après sa création, 2 10-8 s, le méson pion chargé se change en un muon accompagné d’un neutrino. La désintégration n’est pas un phénomène strictement déterministe, c’est un processus quantique qui implique un certain hasard. On ne sait dire à l’avance quel pion vivra plus longtemps et il existe un choix de modes de désintégration ; le pion donne un muon et un neutrino dans 99,99 % des cas, mais parfois il donnera un électron et un neutrino.

Heureusement, les particules majoritaires, protons et électrons, ne se désintègrent pas a priori. Pourquoi ? Ceci est une nouvelle conséquence des lois de conservation.

L’électron est la particule électriquement chargée la plus légère. La charge devant être conservée dans tous les processus, il n’y a pas pour l’électron un état possible ouvert à une désintégration.

Le proton porte également une charge électrique mais pas seulement, il est caractérisé par une charge dite « baryonique », qui elle aussi devrait être conservée dans le cas d’une potentielle désintégration. Mais le proton est le plus léger des baryons. Il ne peut pas se désintégrer faute de produit de désintégration. Les protons, comme les électrons, ne disparaissent jamais et ainsi la quantité de matière dans l’Univers se conserve. Un proton peut donc subsister sur des temps cosmologiques et les spécimens de protons aujourd’hui présents proviennent en droite ligne du Big Bang.

Il existe un autre baryon, le neutron, qui accompagne le proton dans les noyaux atomiques. Le neutron porte aussi une charge baryonique, mais sa masse légèrement supérieure à celle du proton permet la désintégration : neutron → proton + électron + neutrino. Le neutron vit en moyenne 10 minutes. Heureusement, ceci s’applique aux neutrons libres, ceux confinés dans les noyaux sont stables, mais comme on l’a vu, il y a peu d’éléments lourds dans l’Univers.

La grande unification prédit la désintégration des protons

Tout ceci finirait la discussion s’il n’y avait pas de physiciens théoriciens, qui cherchent à expliquer tous les phénomènes physiques à partir de grands principes. Ce faisant, ils osent imaginer que les protons sont mortels.

Un des premiers buts de la démarche théorique consiste à unifier les forces, c’est-à-dire à rapprocher dans un même cadre toutes les interactions connues. On distingue quatre forces fondamentales : la gravitation de Newton, la force électromagnétique qui agit entre particules chargées (Maxwell unifia les lois de l’électricité et du magnétisme par ses équations de l’électromagnétisme), la force forte qui colle entre eux protons et neutrons à l’intérieur des noyaux, la force faible prédominante pour les neutrinos. La force électromagnétique et la force faible furent unifiée dès les années 1970 en une force dite « électrofaible », ce qui a été confirmé expérimentalement en 1983. Ainsi, il n’y a plus que trois forces indépendantes (gravitation, force forte, force électrofaible) et, peu après 1970, la théorie s’intéressait à la prochaine étape : rapprocher les forces forte et électrofaible. On appela la nouvelle théorie « grande unification ». Seul hic, celle-ci viole explicitement la conservation de la charge baryonique.

Vous vous souvenez que la charge baryonique est la seule garante de l’immortalité des protons. Dans le cadre de la grande unification, cette contrainte s’envole et le proton peut se désintégrer par exemple en donnant un pion neutre et un positron. Si le proton se désintègre, la matière pourrait disparaître au cours du temps.

Ce processus est transgressif à plus d’un titre : non seulement il viole la charge baryonique, mais il convertit aussi de la matière (le proton) en antimatière (le positron), le pion résultant en pure énergie. Rassurons-nous cependant, la théorie calcula une durée de vie pour cette désintégration du proton supérieure à 1031 ans, soit mille milliards de milliards de fois l’âge de notre Univers vieux de 14 milliards d’années.

Quel défi pour les expérimentateurs qui cherchèrent à mettre à l’épreuve cette prédiction !

Comment mesurer une durée de vie aussi gigantesque ?

Avec un tel temps de vie, un seul proton sur 1021 aurait disparu depuis l’époque du Big Bang. Pour les quelque 1029 protons présents dans une tonne d’eau, moins d’un proton se désintégrerait par an.

Par chance, il existe sur Terre un vaste réservoir très sensible contenant 50 kilotonnes d’eau purifiée enterré sous une montagne japonaise, c’est le détecteur SuperKamiokande. Construit pour mesurer les flux de neutrinos qui le traversent, il peut aussi rechercher la désintégration des protons piégés en son intérieur. La taille est telle qu’avec la prédiction évoquée on s’attendait à un millier de désintégrations par an.

Une désintégration de proton engendre un positron et un pion neutre ; le pion libéré se convertit rapidement en 2 photons. Les énergies en jeu sont suffisantes pour déclencher l’effet Tcherenkov : un signal lumineux est émis dans la cuve d’eau du détecteur, qu’on sait détecter. Ce protocole permet de rechercher avec une grande efficacité le processus suggéré de désintégration du proton. Or, après plusieurs années d’un minutieux examen, aucune désintégration n’a été observée, ce qui se traduit par une limite de 1034 ans sur la durée de vie du proton. Ainsi, nous savons que, depuis le Big Bang, moins d’une fraction d’étoile a disparu parmi les 10 000 milliards de milliards d’étoiles qui peuplent le firmament, autant dire presque rien. Le futur détecteur HyperKamiokande récemment approuvé au Japon repoussera encore cette limite dans quelques années.

A l’échelle de l’Univers, il semble donc que le proton soit immortel, et donc notre monde ne finira pas par manquer de matière pour le constituer. Quant aux électrons, personne n’a imaginé qu’ils puissent disparaître.The Conversation

Francois Vannucci, Professeur émérite, chercheur en physique des particules, spécialiste des neutrinos, Université de Paris

Cet article est republié à partir de The Conversation sous licence Creative Commons. Lire l’article original.

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