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L’affaire Samsung Electronics France : quand le droit devient instrument de puissance

Le cas Samsung indique une nouvelle fois que les États européens peuvent recourir à l’arme juridique pour se défendre dans la guerre économique mondiale.
Mahony / Shutterstock

Isabelle Bufflier, SKEMA Business School et Frédéric Munier, SKEMA Business School

Le droit n’est pas qu’un outil destiné à établir la justice, il est aussi un instrument de puissance qui articule hard et soft power, « les deux faces du pouvoir » telles que les a définies Joseph Nye, ancien secrétaire adjoint à la Défense de l’administration Clinton. Longtemps apanage des États-Unis où il jouit d’une portée extraterritoriale, cet usage du droit semble en passe de se généraliser dans un contexte de mondialisation marqué par l’essor de la guerre économique.

La justice française assigne Samsung

À ce titre, la décision de la justice française, début juillet, de mettre en examen Samsung Electronics France, la filiale française du groupe sud-coréen Samsung, n’est pas passée inaperçue. Elle émanait de Renaud Van Ruymbeke, doyen des juges d’instruction parisiens et figure emblématique de la lutte anticorruption, en retraite depuis. Elle constitue à n’en pas douter un tournant dans l’exercice du droit en France mais aussi en Europe.

Ce sont deux ONG françaises, Sherpa et Action Aid, qui ont porté plainte avec constitution de partie civile, dès le 25 juin 2018, sur le fondement des pratiques commerciales trompeuses en raison de la distorsion entre la communication de l’entreprise sur ses engagements en matière de responsabilité sociale des entreprises (RSE) et la réalité de ses pratiques en Chine, en Corée du Sud et au Vietnam. Rappelons qu’en Corée, la firme a par ailleurs accepté d’indemniser après 10 ans de procédure des ouvriers qui avaient été exposés sans protection à des produits toxiques.

Sherpa n’en est pas à sa première tentative contre les activités françaises du géant coréen puisqu’en 2015 une citation directe contre Samsung France était déposée, alors qu’en 2013 une première plainte était classée sans suite. À chaque fois, les ONG se sont appuyées sur les rapports établis par l’ONG China Labor Watch (CLW) qui a enquêté sur place en infiltrant les différents sites en Chine, en Corée du Sud et au Vietnam et découvert, comme pour Apple ou Amazon, des conditions de travail indignes, comme le travail d’enfants, à des cadences infernales.

Une prise de conscience récente

Certes, la décision du juge Van Ruymbeke s’inscrit à la suite de nombreuses autres dans le domaine plus vaste de la concurrence où des juridictions ou autorités françaises ou européennes, à l’appui de normes juridiques efficaces, ont pu rappeler à l’ordre des firmes étrangères de grande envergure comme les GAFA et préciser que l’abus de position dominante n’est pas un acquis. Toutefois, c’est la première fois qu’en France, un juge d’instruction met en examen une filiale française d’un groupe étranger et reconnaît que le non-respect d’engagements éthiques pourrait constituer des pratiques commerciales trompeuses.

À certains égards, cet évènement fait écho à l’exercice du droit américain qui cible bien souvent les entreprises potentiellement concurrentes de géants US – on pense notamment à BNP Paribas qui a écopé en 2014 d’une amende record de près de 9 milliards de dollars pour avoir contourné certaines mesures d’embargo imposées par les États-Unis.

Face à cet usage quasi impérial de la justice, la prise de conscience du retard français a été progressive : le rapport Martre, en 1994, a ouvert la marche à la compréhension des nouveaux rapports de force structurant le monde de l’après-guerre froide, popularisant en France la notion d’« intelligence économique ». En 2013, Claude Revel, alors déléguée interministérielle à l’intelligence économique, présentait un rapport intitulé « Développer une influence normative internationale stratégique pour la France ».

Dernier en date, le rapport Gauvain, rendu public en juin 2019, va plus loin en affirmant la volonté de « rétablir la souveraineté de la France de l’Europe et protéger nos entreprises des lois et mesures à portée extraterritoriale et de l’Europe » par une série de recommandations permettant aux entreprises françaises de résister notamment à la toute-puissance des enquêtes américaines. En effet, si la France et l’Europe ont vu au fil des années leur leadership érodé, elles restent des puissances « normalisatrices » comme le rappelait récemment l’économiste Lionel Fontagné. Il est dès lors possible de penser à une nouvelle résistance qui peut notamment passer par le recours au droit.

Le droit, entre hard et soft power

Si l’on utilise les catégories de la géopolitique, la décision de Renaud Van Ruymbeke s’inscrit à l’intersection des deux formes de la puissance définies par Joseph Nye en 1990. Ce dernier insiste sur le fait que la puissance est semblable à un axe allant de l’exercice du pouvoir le plus « dur » au plus « doux » : du hard power avec le commandement (Command), les pressions (Coercion), l’incitation (Inducement), au soft power avec l’élaboration des grands rendez-vous internationaux et de leur ordre du jour (Agenda setting), la séduction exercée par la culture (Attraction) et la capacité enfin à influencer les décisions des autres (Co-opt).

Joseph Nye décrit les principes des « deux faces de la puissance » dans son ouvrage « Soft Power, The Means to success in World Politics » (2004).

Selon lui, hard et soft power ne s’opposent pas mais se complètent. À ce titre, l’usage du droit mêle intimement hard et soft power : hard dans la mesure où les risques de sanctions sont durs (Coercion), et soft car le droit tient également du pouvoir de co-optation qui réside dans la fixation de règles internationales plus ou moins contraignantes.

Qu’en Europe, en l’occurrence en France dans le cas qui nous intéresse, la justice cherche à faire plier une entreprise étrangère, témoigne d’une généralisation de l’emploi du droit à des fins de puissance dans un contexte de retour manifeste de l’État. On peut aussi le comprendre comme l’emploi de l’un des outils de la guerre économique, cette « guerre en temps de paix » dans laquelle sont entrés les grands États de la planète. Parmi les puissances figurent l’Europe parmi, dont le poids économique décline aujourd’hui, qui cherche à ne pas être exclue si elle veut encore exister. Comme le notait récemment Pascal Lamy, ancien directeur général de l’Organisation mondiale du commerce, au sujet du Vieux Continent : « Quand on perd du poids, il faut gagner du muscle ».The Conversation

Isabelle Bufflier, Professeur de droit des affaires, SKEMA Business School et Frédéric Munier, Professeur affilié de géopolitique, SKEMA Business School

Cet article est republié à partir de The Conversation sous licence Creative Commons. Lire l’article original.

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