Michel Albouy, Grenoble École de Management (GEM)
À la veille des départs en vacances et afin de moraliser la rente perdue des autoroutes le Grand Vizir en charge des finances du Royaume, via son Autorité de la concurrence, venait de recommander au Roi de renégocier le plan de relance autoroutier, estimant que les sociétés concessionnaires du royaume affichaient une rentabilité exceptionnelle assimilable à une rente qui devait être davantage régulée en faveur de l’État et des usagers.
Un beau conte autoroutier… qui finit en mauvais comptes
Il était une fois un beau royaume qui avait construit un magnifique réseau autoroutier pour le bien-être de ses citoyens, augmenter la sécurité routière et contribuer à la croissance économique du pays. Bien sûr, cela n’avait pas été sans peine et sans demander des efforts financiers significatifs à ses citoyens-contribuables. Mais ces derniers étaient fiers de leurs autoroutes, même s’il fallait payer un péage en sus des impôts divers et variés qu’ils devaient acquitter, notamment sur le carburant qui était le plus cher d’Europe.
Mais un jour, le Grand Vizir du Royaume fit remarquer à son Roi que l’État était désormais trop endetté et qu’il fallait vendre quelques bijoux de famille. Après un rapide inventaire des actifs qui pouvaient être cédés, le choix se porta sur le réseau d’autoroutes à travers un système de concessions limitées dans le temps. Restait à déterminer le prix de vente de ce réseau qui assurait bon an mal an des revenus substantiels au Royaume.
Nombreux furent les experts à se pencher sur la question. Les évaluations allaient de 12 milliards d’écus à 22, voire 40, milliards d’écus. C’est dire si la fourchette était large. Au-delà de l’estimation assez classique des flux de trésorerie générés par l’exploitation des autoroutes, se posait la question du taux d’actualisation à retenir pour calculer la valeur actuelle de ces flux.
Dans l’étau des taux
Le rapporteur de la Commission des finances de l’Assemblée du Royaume estimait que le taux à retenir était celui recommandé par le Commissariat Général du Plan, soit 4 %, un taux proche du taux sans risque de l’époque.
Le rapporteur pour les transports estimait que le taux devait prendre en compte une prime de risque comme le faisait les investisseurs privés et préconisait un taux de 8 %. Le seul opposant à ces cessions, le Connétable du Béarn estimait quant à lui que le Royaume allait se priver de 40 milliards d’écus de dividendes d’ici à 2032, échéance des concessions. Finalement, le prix fixé pour la vente s’établit à 15 milliards d’écus.
Plusieurs années après, alors que la dette avait continué à augmenter malgré les cessions d’actifs jusqu’à atteindre pratiquement 100 % du PIB du Royaume, le Grand Vizir (qui avait changé entre-temps) s’enquit des profits « exorbitants » des sociétés d’autoroutes et ce d’autant plus qu’il venait d’abandonner une taxe écologique suite à des manifestations de manants qui se faisaient appeler les « bonnets rouges ». Il était temps de faire payer ces sociétés privées qui versaient de trop généreux dividendes à leurs actionnaires et les faire enfin contribuer au redressement des finances de l’État.
Des taxes ? Quelles taxes ?
En effet, selon la ministre en charge du dossier, « lorsqu’une société d’autoroute fait payer 100 écus aux automobilistes, il y a 20 écus de trop qui sont empochés ». Dans un bel élan de démagogie, elle proposa même de rendre gratuites les autoroutes le week-end ! Les experts des transports firent remarquer que cela était une étrange façon d’optimiser l’exploitation du réseau car en rendant gratuites les autoroutes le dimanche on contribuait à augmenter la saturation du réseau et à augmenter le trafic et partant la pollution.
L’idée fut rapidement abandonnée mais pas celle d’une nouvelle taxe et/ou contribution spéciale sur les sociétés bénéficiaires de la rente autoroutière. Mais cette solution se heurtait aux contrats en béton que les sociétés d’autoroutes avaient signé avec l’État. Une clause prévoyait même que si de nouvelles charges étaient imputées à ces sociétés elles pouvaient les répercuter dans les tarifs des péages ou obtenir un allongement de la durée de la concession. En d’autres termes, l’État ne ferait que prendre dans la poche de ses usagers-contribuables ce qu’il demanderait aux sociétés privées. Bref, la situation semblait bel et bien perdue pour le Grand Vizir qui se demandait comment on avait pu en arriver là. L’État était donc un aussi mauvais gestionnaire que cela ?
Pour répondre à ses interrogations, il demanda l’avis d’un expert. Celui-ci lui dit à peu près ce qui suit. La principale erreur, cher Grand Vizir, fut de vendre un patrimoine qui avait une bonne rentabilité pour désendetter l’État. En effet, pourquoi céder des actifs qui génèrent des flux de trésorerie supérieurs au coût de la dette ?
Puis le casse-tête de la dette… et les trois erreurs
Certes, en remboursant une (petite) partie de la dette on améliore le fameux ratio Dette/PIB, et on fait ainsi plaisir aux agences de rating et aux fonctionnaires de Bruxelles, mais on ne fait pas pour autant une bonne gestion financière du Royaume. À quoi bon rembourser une dette dont le coût actuariel est inférieur à la rentabilité des actifs cédés ? En prenant une telle décision, on détruit de la valeur. Quitte à vendre des actifs, encore fallait-il choisir des actifs qui ne généraient pas de rentabilité.
La deuxième erreur fut de prendre pour l’évaluation un taux d’actualisation qui était proche (voire supérieur) de celui des investisseurs privés. En faisant de la sorte, on satisfaisait les contraintes des sociétés privées mais on tournait le dos à la spécificité de l’État comme acteur économique. En effet, celui-ci n’a pas de fonds propres à rémunérer et le coût de son capital est en fait celui de sa dette (coût qui de plus a beaucoup baissé ces dernières années). Naturellement, avec un tel coût du capital la valorisation des concessions d’autoroutes aurait été nettement plus élevée. Peut-être même que les sociétés privées n’auraient pas marché. Et alors ? Cela aurait été préférable pour les finances de l’État qui se trouve maintenant privé de la rente des autoroutes qu’il dénonce aujourd’hui.
La dernière erreur, dit l’expert, est de vouloir récupérer aujourd’hui sur le dos des actionnaires de ces sociétés (dont certains sont des salariés) une partie de la rente à travers de nouvelles taxes et/ou les obliger à la gratuité des péages le dimanche. Ce faisant, l’État envoie un très mauvais signal sur le respect de sa signature et donne l’impression de faire n’importe quoi en matière économique et de transport.
À l’instar de l’Autorité de la concurrence du Royaume, l’expert qui tenait quand même à sa situation recommanda néanmoins de renégocier le nouveau plan de relance autoroutier si celui-ci devait voir le jour. Il posa cependant plusieurs questions : ces investissements sont-ils vraiment utiles pour le Royaume ? N’avons-nous pas de meilleures opportunités d’investissement que de couler un peu plus de béton dans un réseau qui est parmi le plus moderne d’Europe ?
Oui, mais grâce à ces investissements nous allons créer de nombreux emplois sur le territoire, lui rétorqua le Grand Vizir et nous arriverons ainsi à inverser la courbe du chômage chère à notre Roi ! Mais n’y-a-t-il rien de mieux à faire lui redemanda l’expert en lui citant des exemples d’investissement d’avenir dans les nouvelles technologies et les pratiques des autres grands pays. Le Grand Vizir commençait à douter de son argumentation. Au fond de lui il se demandait si l’État était condamné éternellement à une mauvaise gestion. Il se dit aussi que dans peu de temps il ne serait plus là pour constater les effets de sa gestion et que d’autres prendraient la patate chaude.
Michel Albouy, Professeur senior de finance, Grenoble École de Management (GEM)
La version originale de cet article a été publiée sur The Conversation.