Julien Pillot, Université Paris-Saclay
L’amende infligée à Google par la Commission européenne a beau avoir atteint le montant record de plus de 4,3 milliards d’euros, elle nous apparaît comme un cautère appliqué sur une jambe de bois tant elle semble dérisoire au regard des effets anticoncurrentiels des pratiques visées par la décision. Pour bien en saisir toute la portée, il nous faut revenir sur les trois fondements de la décision.
1. La vente liée des applications de recherche et de navigation de Google
Par ce procédé, Google s’assurait que tous ses services (Chrome, Google Play et Google search) étaient préinstallés sur les appareils mobiles fonctionnant sous Android, son système d’exploitation maison. Cela pouvait même être une condition essentielle à l’octroi d’une licence Android.
Le problème d’une telle pratique réside dans le fait qu’elle crée une distorsion de concurrence (dite de statu quo) dans la mesure où les acheteurs de téléphones mobiles disposant nativement de ces services ne sont aucunement incités à télécharger des offres concurrentes (quand elles existent).
Ainsi, la Commission rappelle que 95 % des recherches effectuées sur terminal Android le sont via Google search, quand elles ne pèsent que 25 % sur Windows Mobile où les applications Google ne sont pas préinstallées. Microsoft s’était justement vu infliger une amende pour des pratiques similaires de ventes liées entre son système d’exploitation pour PC Windows et ses logiciels maison Internet Explorer et Windows Media Player. Les terminaux ont changé, les (mauvaises) pratiques demeurent.
2. Des paiements subordonnés à la préinstallation exclusive de Google search
Google a renforcé sa domination en « subventionnant » l’installation exclusive de son moteur de recherche sur un grand nombre de terminaux mobiles tiers entre 2011 et 2014. La Commission a retenu que le montant des incitations versées par Google aux fabricants et opérateurs télécom était tel qu’il ne pouvait être compensé par des moteurs de recherche concurrents, sauf à consentir durablement des pertes colossales.
Autrement dit, le niveau des subventions accordées par Google et les conditions associées avaient, selon la Commission, un effet prédateur dissuasif pour la concurrence effective comme potentielle. C’est ce même effet d’éviction de la concurrence qui avait été reproché à Intel par la Cour de Justice de l’UE en 2017 sur le marché des microprocesseurs.
3. L’entrave au développement et à la distribution de systèmes d’exploitation Android tiers
Enfin, Google a entravé le développement de systèmes d’exploitation dérivés d’Android, les fork Android (systèmes d’exploitation développés par des tiers s’appuyant sur le code source d’Android et donc, potentiellement interopérables avec le système d’exploitation propriétaire de Google) en réservant des applications essentielles (notamment Google Play et search) aux seuls fabricants optant pour la version propriétaire d’Android.
En œuvrant ainsi, Google s’assurait qu’aucun fabricant majeur n’opte pour une version alternative d’Android, tuant dans l’œuf toute incitation à les développer.
La sanction tombe, mais les problèmes structurels demeurent
Concrètement, ces trois pratiques ont eu des effets cumulatifs qui se sont soldés par une réduction (voire une éviction) de la concurrence sur les marchés de la recherche mobile, des navigateurs et des systèmes d’exploitation, et in fine, par une restriction du choix pour les consommateurs comme pour les fabricants d’appareils mobiles.
Ces pratiques viennent s’ajouter à un autre abus de position dominante visé par la décision de la Commission européenne du 27 juin 2017 aux termes de laquelle elle avait déjà condamné Google à hauteur de 2,42 milliards d’euros. Était alors reproché à Google de tirer profit de sa position ultra-dominante dans la recherche Internet (environ 90 % de part de marché en Europe) pour favoriser, par levier concurrentiel, son propre comparateur de prix… au détriment de tous les autres.
Or, il est justement à craindre ici que la seule amende infligée par la Commission à Google s’avère bien insuffisante pour corriger les défaillances de marché constatées, tant le levier concurrentiel semble ici à la fois puissant, et non contraint.
En effet, par ses pratiques, Google a clairement monopolisé le marché des systèmes d’exploitation pour mobile sous licence (Apple et BlackBerry étant des acteurs verticalement intégrés qui réservent leurs systèmes d’exploitation aux smartphones maison), son seul concurrent crédible – Microsoft – ayant annoncé son retrait après plusieurs années d’investissements à perte.
Pour faire simple, il n’est pas exclu de penser que si la position dominante de Google sur le marché des systèmes d’exploitation pour mobile est devenue difficilement incontestable, les pratiques visées par la décision de la Commission européenne n’y sont pas totalement étrangères. Et que si même un acteur disposant de la puissance de Microsoft n’a pu se maintenir sur le marché, cette situation pourrait bien s’avérer – sinon définitive – a minima durable.
Or, en l’absence de concurrents crédibles sur ses marchés cœurs, qui empêchera demain Google d’obtenir (ou de conforter) des positions toutes aussi dominantes sur tous les marchés connexes, de la publicité à la mobilité, en passant par les assistants vocaux, en utilisant sa position (quasi) monopolistique sur les systèmes d’exploitation et les données utilisateurs comme autant de leviers concurrentiels ?
Faute de concurrent de taille comparable, la domination de Google sur les marchés de l’Internet mobile (qui supplante désormais le web classique) est potentiellement tentaculaire, et cet état de fait ne pourra être réparé par une simple amende, aussi importante soit-elle, à plus forte raison quand elle est infligée à des opérateurs ayant atteint des niveaux de capitalisation et de trésorerie stratosphériques.
Disons-le tout net : l’amende infligée à Google n’a rien de contraignante pour une entreprise pesant plus de 800 milliards de dollars de capitalisation, 100 milliards de dollars de CA annuel, et autant en trésorerie, qui a les moyens de faire durer la procédure (Google a déjà annoncé qu’il allait interjeter appel), de provisionner les amendes, et qui dispose d’un pouvoir de marché de moins en moins contestable.
De manière générale, et dans leurs domaines respectifs, les GAFAM ont atteint un tel pouvoir de marché que seul pourrait venir contrarier :
- des innovations de rupture (qui auraient échappé à leur frénésie acheteuse),
- des concurrents de taille et aux ressources comparables qui auraient pu, à l’instar des BATX asiatiques, se développer à l’abri de toute forme de concurrence imposée par les géants occidentaux ;
- ou un démantèlement des géants du net pour casser toute velléité d’abuser d’une position dominante acquise sur un marché pour asseoir sa domination sur les marchés connexes.
Au regard des enjeux stratégiques et des moyens à mettre en œuvre pour les remplir, l’amende prononcée par la Commission européenne paraît bien dérisoire…
Julien Pillot, Professeur associé (Université Paris Saclay) / Directeur Scientifique (Xerfi) / Chercheur associé (CNRS), Université Paris-Saclay
La version originale de cet article a été publiée sur The Conversation.