« C’est un héros, un modèle », estime le comédien Benjamin Lavernhe, qui incarne le fondateur d’Emmaüs dans le film de Frédéric Tellier, où est retracée toute « une vie de combats ».
« Vous serez plus utile ailleurs », dit-on au jeune Henri Grouès, poussé dehors du monastère des Capucins, où est mise à l’épreuve sa santé déjà fragile. C’est bien plus tard que cet inconnu prendra le pseudonyme de l’Abbé Pierre, dans la Résistance, nom qu’il conservera ensuite sur de vrais papiers. Après « la sidération de découvrir cette vie incroyable », Frédéric Tellier a consacré un film à cet « homme à la fois totalement inadapté au monde et qui l’a changé », connu comme « L’Abbé Pierre » (sortie le 8 novembre), incarné ici par Benjamin Lavernhe.
« C’était un voyage de préparer ce rôle, c’est intimidant, on se sent responsable, on n’a pas envie de l’abîmer », confiait le pensionnaire de la Comédie-Française, lors d’une conférence vidéo après une avant-première du film dans de nombreuses salles de France (dont les Korrigans, à Guingamp). « C’est périlleux, le genre du biopic. J’avais besoin, pour me sentir légitime, d’en savoir beaucoup plus sur lui, j’ai lu notamment ses journaux intimes », racontait Benjamin Lavernhe, « J’ai rencontré ceux qui continuent le combat, je suis allé en maraude dans Paris ».
Lucie Coutaz, sa fidèle partenaire
Bien qu’il soit plus grand de vingt centimètres que le petit bonhomme maladif mais volontaire, le comédien est « allé à fond dans la transformation totale », et a enfilé la panoplie complète de l’abbé, cape, béret, canne, et barbichette. Réalisateur de « L’Affaire SK1 », « Sauver ou périr », « Goliath », Frédéric Tellier a voulu faire « un film inattendu sur une icône qu’on connaissait assez mal », notamment sa vie privée. Beaucoup découvriront ainsi l’existence de Lucie Coutaz, fidèle partenaire pendant quarante ans de l’Abbé Pierre, compagnons de Résistance et de toute une vie. « C’était une personne extrêmement discrète, pudique, effacée, qui s’est volontairement tenue dans l’ombre », précise l’actrice Emmanuelle Bercot qui incarne cette précieuse Lucie, déjà jouée par Gaby Morlay dans « Les chiffonniers d’Emmaüs », film de Robert Darène (1955).
Sous-titré « Une vie de combats », le film de Frédéric Tellier évoque ainsi tout ce qu’a combattu « le frère des pauvres », la faim, le froid, la misère, l’injustice, l’exclusion… Sous-officier en 1940, puis curé à Grenoble, qui ronge son frein pendant un sermon pétainiste, il entre en Résistance et est élu député de Meurthe-et-Moselle après-guerre. Déçu de la politique et des politiciens, il quittera l’Assemblée nationale, « pas à sa place ». « Castor méditatif » chez les scouts sera un bâtisseur, torturé par ses doutes, ses tourments, le souci de ne jamais en faire assez.
D’une maison délabrée en banlieue parisienne, à Neuilly-Plaisance, où il recueille Georges, ancien bagnard suicidaire (joué par Michel Vuillermoz), il fait la première Communauté Emmaüs, pour ceux qui n’ont plus rien, les sans-abris, les paumés… Vient l’« Hiver 54 », titre d’un précédent film réalisé par Denis Amar (1989), avec Lambert Wilson dans le rôle de l’Abbé Pierre. Un hiver terrible dans une France d’après-guerre, encore en reconstruction. On y meurt de froid et de faim, dans les rues, dans les bidonvilles, dans les bois. Poussé par une légitime colère, l’homme d’église pousse la porte de Radio Luxembourg pour une intervention historique : « Mes amis, au secours ! ».
« Un personnage radical, engagé, courageux »
« Les archives sonores des années 50 sont hallucinantes, c’était un orateur insensé, j’avais besoin de l’entendre », confie Benjamin Lavernhe, qui restitue cet épisode avec force et émotion. Déclenchant un mouvement de solidarité, une mobilisation populaire, une vague de générosité, l’infatigable « prêtre des chiffonniers » devient « une vedette », « la voix des sans-voix ». Un appel qu’il renouvellera trente ans après, en 1984, et toujours autant d’actualité quatre décennies plus tard. « Il faut croire au partage et à l’amour pour bâtir une société plus humaine », estimait celui qui fut longtemps la personnalité préférée des Français, disait « Ta gueule ! » à Le Pen dans une de ses dernières interviews télé, et donnait encore la soupe populaire en 2003.
« C’est aussi une façon de raconter le XXème siècle, c’est un personnage radical, engagé, courageux », dit le scénariste Olivier Gorce, qui lui avait consacré une biographie. Trop touffu car trop de choses à raconter, « L’Abbé Pierre – Une vie de combats » est un récit un peu longuet (2H13), parfois trop lyrique, voire onirique (en ouverture et au final). Ce film sombre, forcément sombre, s’achève avec des images d’aujourd’hui, de SDF, de tentes, dans les rues de Paris. « Il y a tellement de reflets avec notre époque moderne », constate Frédéric Tellier. « Ce film est un témoignage du passé, mais qui résonne aujourd’hui », ajoute Benjamin Lavernhe, « C’est un héros, un modèle, j’ai l’impression qu’il n’est jamais loin ». Un héros qui avait un principe : « Servir avant soi qui est moins heureux que soi ».
Patrick TARDIT
« L’Abbé Pierre – Une vie de combats », un film de Frédéric Tellier, avec Benjamin Lavernhe et Emmanuelle Bercot (sortie le 8 novembre).