Sorti le 11 mars, le film de Martin Provost avait fait 170.000 entrées en quelques jours, juste avant le confinement. « La bonne épouse » revient sur les écrans dès la réouverture des salles de cinéma, le 22 juin, et sera alors reprogrammé dans 600 salles. « C’est un film féministe », confie le réalisateur, qui nous plonge dans le quotidien d’une école ménagère au printemps 1968, en Alsace.
Bienvenue à l’Ecole ménagère Van der Beck, mesdemoiselles, c’est là dans cette grande maison alsacienne, que vont vous accueillir Paulette (jouée par Juliette Binoche), la directrice qui arbore son tailleur rose le jour de la rentrée des nouvelles, Gilberte (Yolande Moreau ), prof de cuisine, belle-soeur de la dirlo et fan d’Adamo, et sœur Marie-Thérèse (Noémie Lvovsky) nonne autoritaire et résistante.
C’est dans cette école que se déroule en grande partie « La bonne épouse » (ressortie le 22 juin), film de Martin Provost, un internat où il est interdit de parler alsacien, et où les jeunes filles vont apprendre les sept piliers de l’enseignement ménager (dont cuisine, repassage, raccommodage…). Mais cette année scolaire 1967-68 ne sera pas une comme les autres, dans cette petite ville alsacienne comme dans le reste de la France, alors que les jeunes demoiselles ont d’autres préoccupations que « la tenue et le respect » : les roudoudous, les chanteurs yéyés, le pschitt orange, les garçons aux cheveux longs, les filles aux cheveux courts…
Pour les adultes aussi, l’époque est au bouleversement : la directrice perd son mari (François Berléand), mort d’un accident de lapin ; joueur beaucoup, obsédé un peu, l’époux indélicat a plongé l’école et sa veuve dans la ruine. C’est grâce à un ancien amoureux (Edouard Baer), banquier à l’Alsacienne de Crédit, que Paulette trouve le salut et un chéquier à son nom, puis se laisse aller à ces nouvelles idées de liberté, jusqu’à porter un pantalon.
Martin Provost aime mettre en valeur des héroïnes, parfois oubliées, « Séraphine » la femme de ménage artiste peintre, « Violette » consacré à l’écrivaine Violette Leduc, ou maltraitées, comme l’épouse battue qui tue son mari dans « Où va la nuit ». Sur un sujet sérieux, la condition féminine, le cinéaste a réalisé une comédie distrayante, bien écrite, et bien interprétée par de jeunes comédiennes comme par le réjouissant trio d’aînées (Juliette Binoche, Yolande Moreau et Noémie Lvovsky). Tourné avec le soutien la Région Grand Est, le film offre une scène très bucolique au col du Hohneck, dans les Vosges : « C’était un moment extraordinaire, qui porte l’histoire, autant le décor de l’école est confiné, là le personnage de Juliette se retrouve dans un paysage magnifique et très ouvert », précise Martin Provost.
Rencontre avec le réalisateur lors de l’avant-première de son film au Caméo, à Nancy.
Martin Provost : « J’aime faire des films d’époque »
Le film se déroule en partie au printemps 1968, c’est à la fois la fin d’un monde et l’aube d’une nouvelle ère ?
Martin Provost : Oui, c’est une période agitée, c’était une volonté de montrer ces fameuses écoles ménagères, dont plus personne ne se souvient, aux prises avec ce renouveau et ce changement de la société qui a commencé avec mai 68 et la libération des femmes. C’était un autre temps, un autre monde, quand une amie m’a dit qu’elle avait fait une école ménagère, parce qu’elle ne voulait pas faire d’études et rester avec ses copines, j’ai été absolument interpellé par le terme « école ménagère ». C’est un monde qui a complètement disparu et qui en même temps était hier.
Ces écoles ménagères préparaient les jeunes filles à être de futures bonnes épouses…
Oui, ça faisait partie du truc, on se rend compte à quel point le monde a bougé, à quel point c’est un modèle qui n’existe plus, ou très peu. Les femmes étaient vouées aux tâches domestiques, et on les a cantonnées pendant très longtemps à des rôles tout à fait subalternes, c’est tout à fait aberrant.
Avec ce film, vous vouliez parler de libération et de l’émancipation des femmes ?
Je ne m’étais jamais posé la question de savoir si j’étais féministe ou pas, mais c’est un film féministe, il faut le dire. C’était troublant d’ailleurs, quand on a commencé à écrire avec Séverine Werba, d’un seul coup l’affaire Weinstein a éclaté, le mouvement MeToo aussi, c’est fou de voir à quel point certains sujets vous poussent, s’imposent à vous et aux autres, parce que le film s’est monté facilement. Ce n’est pas seulement l’air du temps, avec de l’humour ce film dit vraiment quelque chose sur l’évolution du monde.
Pourquoi choisissez-vous toujours des héroïnes féminines dans vos films ?
Je sais que ça vient de ma mère, mais au début je n’y ai absolument pas pensé. Quand j’ai fait « Séraphine », c’était ma façon d’être engagé, aujourd’hui elle est dans la grande salle du Musée Maillol, c’est le film qui lui a redonné ses lettres de noblesse, Violette Leduc est rentrée à la Bibliothèque nationale grâce au film, ça fait du bien de voir tout ça. En effet, il y a un cheminement dans mon travail, je suis toujours attiré par des personnages féminins, c’est ma fonction, je suis un homme qui rend compte du travail des femmes. C’est un tel moment de l’histoire en ce moment qu’un film comme « La bonne épouse » s’inscrit dans ce mouvement, on est à une charnière. C’est curieux de se sentir happé dans l’histoire et presque obligé de s’engager, comme s’il y avait un changement de la société, mais aussi dans le monde en général, et qu’on ne peut plus se voiler la face, autant pour la lutte des femmes que pour l’écologie, et beaucoup de sujets. Les citoyens aujourd’hui sont amenés à des prises de conscience qui n’étaient pas du tout les mêmes dans ma jeunesse, on avait encore un peu d’insouciance.
« Le contemporain m’ennuie un peu »
Pourquoi « La bonne épouse » est votre film qui vous ressemble le plus ?
Parce que je pense que c’est mon film le plus conscient, j’avais deux films en projet que je n’ai pas pu monter, et je me dis que c’est ce film-là qui devait être fait. Il m’a donné beaucoup de bonheur et je suis heureux à mon âge d’aborder ça, je crois que j’ai cette veine-là, de parler de sujets importants mais avec une forme de légèreté, ça me renvoie à un cinéma que j’aime aussi, je suis heureux de pouvoir le faire, j’ai envie de creuser ce sillon-là. Le film apporte une autre vision des choses, tout en disant vraiment ce qui se passe, mais avec de la joie, parce que c’est joyeux cette libération, la vie n’est pas qu’un drame, elle est absurde.
Votre histoire se déroule il y a cinquante ans seulement, mais vous avez pourtant dû procéder à la reconstitution d’une époque ?
C’était très curieux d’ailleurs, c’est là où on prend un coup de vieux, de faire un film d’époque alors que vous avez vécu dedans, c’est troublant. Par exemple, lorsque le personnage de Juliette Binoche met de la laque, c’est un geste que j’ai vu faire autour de moi quand j’étais petit. J’aime faire des films d’époque, j’ai une équipe merveilleuse qui m’attend pour faire ça, Thierry François aux décors, Madeline Fontaine aux costumes, Guillaume Schiffman à la lumière, c’était un grand bonheur et je crois que ça se sent. C’est un travail que j’aime, parce qu’il nous plonge dans le passé, pour moi le présent c’est toujours le passé mais qui se transforme, on ne peut pas s’en délivrer comme ça. C’est comme en psychanalyse, retrousser ses manches et aller chercher dans le passé des choses, ouvrir des portes qu’on avait fermées, c’est absolument passionnant, on découvre énormément de choses et énormément de soi-même, et j’aime vraiment ce travail. Je suis beaucoup plus heureux à faire un film comme ça qu’un film contemporain, dans le contemporain il y a une forme de facilité qui m’ennuie un peu.
Pourquoi avoir situé ce récit en Alsace ?
Je ne voulais pas qu’on soit dans des paysages au bord de la mer, ça donne une ouverture, un ailleurs, une forme de rêve qui n’est pas la même que quand on est dans une montagne. La montagne, pour moi qui ai longtemps vécu au bord de la mer, c’est quelque chose qui vous enferme, c’est magnifique mais c’est oppressant, et c’était important pour moi. Avec Séverine, on a choisi l’Alsace aussi pour l’après-guerre, l’Alsace a énormément souffert de la guerre, on s’est dit que c’était le pays idéal pour raconter notre histoire.
Parlons du casting, notamment Juliette Binoche, qui joue une femme d’abord plutôt soumise, mais qui va se libérer, s’émanciper…
C’était un peu en contre-emploi, parce que Juliette est tout sauf une femme coincée, elle n’incarne pas ça dans la vie, c’est une femme qui a une carrière internationale, il n’y a pas beaucoup d’actrices comme ça. C’était beaucoup de bonheur de travailler avec elle, c’est une belle rencontre comme parfois quand on fait un film. Elle est excessivement douée, elle a un visage extraordinaire et une capacité théâtrale immense, et pour moi qui vient aussi du théâtre c’est le bonheur absolu, dès qu’il y avait des scènes plus lyriques, plus poétiques, sur la montagne, elle décolle.
Et puis il y a Yolande Moreau en fan d’Adamo, et Noémie Lvovsky en bonne sœur gaulliste…
Yolande, c’est mon troisième film avec elle, on est très liés, on est voisins, on s’entend merveilleusement bien, c’est comme ma sœur. On est heureux quand on travaille ensemble, il y a une complicité très forte, c’est un personnage particulier que je lui ai écrit, en blonde évanescente, c’est la jeune fille de la maison comme il y en avait énormément à l’époque, qui coiffait Sainte-Catherine, soit elle entrait dans les ordres, soit elle restait à la maison s’occuper des parents âgés. Quant à Marie-Thérèse, c’est un personnage haut en couleurs, drôle, ça m’est venu quand j’ai fait des recherches sur le site de l’INA, il y avait un petit film avec une religieuse comme ça, j’ai tout de suite pensé à Noémie.
Propos recueillis par Patrick TARDIT
« La bonne épouse », un film de Martin Provost, avec Juliette Binoche, Yolande Moreau et Noémie Lvovsky (ressortie le 22 juin).