Pierre Chartier, Université de Bretagne occidentale
Lors de mes différentes recherches, j’ai mis à jour la sur-représentation de la violence protestataire lors des manifestations dans le discours politique et médiatique. Il est fondamental d’étudier comment les événements sont relatés pour comprendre comme se construit l’opinion publique. Dans le cas des manifestations de rues, elle se construit par le biais des images (fixes ou mobiles) et des comptes-rendus (oraux ou écrits) puisque peu de gens assistent ou participent aux événements en question.
Cela confère un rôle crucial aux médias dans la construction de la violence protestataire comme objet social, tout comme dans la construction de l’identité discursive (c’est-à-dire l’identité que l’on « colle » au groupe dont il est question mais qui ne correspond pas forcément à la réalité) de celles et ceux qui l’utilisent. D’où l’intérêt d’interroger la place de cette violence dans les discours médiatiques.
Cet article est tiré d’un chapitre de mon mémoire de recherche dans lequel j’analyse la place de la violence dans le discours des journalistes. Pour ce faire, j’ai analysé un ensemble d’articles (dont un issu du Figaro, un autre du Parisien et un du site Paris-Luttes.info) tous consacrés à la manifestation parisienne du 14 juin 2016 contre la Loi Travail.
Raconter la manifestation, de la description au témoignage
Le discours journalistique (ou médiatique) possède des particularités qu’il convient ici de rappeler. Il ne s’agit aucunement d’être exhaustif mais plutôt de pointer les caractéristiques qui interagissent avec notre sujet.
L’influence des médias sur la construction de l’information est souvent masquée par le mythe du journaliste observant de simples faits, en toute objectivité. Murray Edelman (1991, Pièces et règles du jeu politique, Seuil) démontre qu’« objet social observateur » et « objet social observé » se construisent mutuellement via les sens donnés par l’observateur d’une part (dans notre cas, les médias qui influencent leur audience), d’autre part par le fait que « les rôles et les autoreprésentations des observateurs sont également des constructions créées au moins en partie par l’interprétation de leurs observations ».
Pour le dire autrement, les journalistes qui couvrent une manifestation produisent un discours déterminé moins par ce qui se passe sous leurs yeux que par les stéréotypes et/ou les pré-notions qu’ils ont du groupe manifestant et qui conditionnent leur perception des faits. De même, le groupe manifestant agit en fonction de ce qui est retenu par la presse, il se construit en fonction des attentes des journalistes et de ce qui sera – ou non – retenu d’une action. En résumé, les journalistes analysent une action protestataire qui est elle-même pensée pour correspondre aux attentes des journalistes. Ainsi, les actions dites « spectaculaires », que l’on peut aussi qualifier de télégéniques, seront systématiquement privilégiées puisque ce sont pour celles-ci que les médias ont une certaine appétence. C’est la garantie pour le groupe manifestant d’une bonne visibilité médiatique et donc d’un possible écho politique.
Ce processus circulaire renforce les attentes et les préjugés et participe à la mise en avant de la violence dans le cadre des manifestations de rue. Il intervient aussi, dans une moindre mesure peut-être, dans la création d’une coénonciation.
Des lecteurs stéréotypés
Contrairement à un schéma de communication classique, le discours médiatique de la presse écrite implique la création d’une coénonciation. En effet, les récepteurs/réceptrices, comme le cadre spatio-temporel de la réception, ne peuvent pas être déterminées par l’émetteur/émettrice qui s’appuie alors sur un lecteur ou une lectrice stéréotypé·e, déterminé·e notamment en fonction des caractéristiques du medium (ligne éditoriale, genre, longueur moyenne des articles, etc.).
C’est un point primordial puisque chaque média doit cibler le « bon lecteur », sous peine de voir ses ventes baisser, étant donné la rude concurrence qui mathématiquement fragmente le lectorat ; ainsi, la forme (dictum) ne pouvant que très peu changer, un journal doit se différencier sur le fond (modus). Mais comment cela se traduit-il dans le cadre de la presse écrite où l’agenda politique dicte le contenu ? En changeant le point de vue, autrement dit l’angle d’attaque, mais surtout en proposant des reportages inédits et en les interprétant en fonction de son lectorat.
Dans le cadre d’une manifestation de rue, selon l’endroit et l’heure, chaque journaliste présent sur les lieux de l’événement peut témoigner d’un affrontement, d’une charge policière, d’un accident, etc. Cette situation idéale pour se différencier de la concurrence explique la forte couverture des manifestations dans les titres de presse, qu’ils soient nationaux ou régionaux.
La manifestation de rue et la presse : des liens constitutifs
Comme le rappellent Olivier Fillieule et Danielle Tartakowsky, la « manifestation de rue » a pour objectif principal, surtout lorsque le groupe manifestant n’est pas institutionnalisé mais « challenger », de « forcer les arènes institutionnelles à s’ouvrir à la discussion ».
Pour y arriver, le groupe manifestant doit obtenir la meilleure couverture médiatique possible puisque ce sont les médias qui peuvent lui ouvrir les portes des instances supérieures (politique, élites économiques, etc.)
Un autre récepteur du discours du groupe manifestant est le « public » qui, pour apporter son soutien, doit connaître les revendications, rôle qui incombe généralement à la presse (bien que celui-ci tende à évoluer depuis l’apparition des nouvelles technologies).
Olivier Fillieule et Danielle Tartakowsky le rappellent : « ce sont 2 à 5 % des manifestations recensées dans les dossiers policiers qui trouvent un écho dans la presse nationale ».
Le groupe manifestant a besoin de la couverture médiatique pour obtenir une victoire politique. Les médias ont bel et bien le pouvoir d’influer sur l’agenda politique en couvrant ou non une manifestation. Nous pouvons faire ici un lien avec l’actualité récente, notamment par la différence dans le traitement médiatique du samedi 24 novembre 2018 entre les « gilets jaunes », qui étaient omniprésents sur toutes les chaînes d’informations et les manifestations du collectif #noustoutes dont les médias ont plutôt parlé dimanche, c’est-à-dire un jour « trop » tard, alors même que les chiffres de participation sont nettement supérieurs dans la manifestation féministe (voir cet article de 20 minutes).
La place centrale de la violence dans les discours
La violence occupe une place prépondérante dans les retranscriptions des manifestations faites par les journalistes, au détriment peut-être d’une stricte retranscription des faits. Internet et les nouvelles technologies de l’information dans leur ensemble ont donné la parole à celles et ceux qui dépendaient jusque-là des médias pour pouvoir s’exprimer, créant un contre-discours au discours journalistique et donc, de facto, un contre-pouvoir.
Tributaires de la volonté des journalistes et de toute une chaîne de décision qui va jusqu’aux politiques, les groupes manifestants ont aujourd’hui un moyen de toucher bien plus de gens par leurs propres moyens. Fait étonnant, le discours présent sur les médias libres (ou média alternatif) fait la part belle aux actes violents (photos de tags, de vitrines brisées, de jets de pierre, d’affrontements direct avec la police, à l’instar des médias mainstream (voir notamment l’article de Paris-luttes.info). Finalement, seule l’interprétation des actes, c’est-à-dire le sens donné à cette violence, varie.
Les médias surreprésentent-ils la violence protestataire ? On pourrait s’interroger sur les raisons qui poussent les journalistes et éditorialistes à donner une telle place à la violence lorsque le sujet porte sur une manifestation majoritairement non violente. Yves Michaud nous apporte quelques éléments de réponse dans son livre La violence (2004, Que Sais-je ?) :
« La violence, qui vient interrompre le cours normal des choses, est un objet idéal pour les médias qui consomment essentiellement des faits divers et du sensationnel. […] Présentée sous le signe de la transparence, la violence est montrée dans les pays démocratiques sous la forme de clichés et de stéréotypes où les formes de la fiction contaminent et, de plus en plus, modèlent celles de la réalité ».
La violence, tout du moins sa présence, assurerait aux médias de toucher un large public, intérêt qui serait directement lié aux revenus générés par les publicités. Ainsi, à propos des affrontements entre gilets jaunes et policiers qui ont éclaté samedi 24 novembre sur les Champs-Élysées, le HuffPost écrit :
« Durant la journée, le journal italien La Repubblica proposait même de regarder en direct BFMTV sur son site ».
On peut aisément imaginer l’apport de ces images pour la chaîne d’information en continu. Il suffit d’ailleurs de regarder le nombre de vues sur leur chaîne YouTube : là où les vidéos portant sur le mouvement faisaient entre 2 000 et 6 000 vues, celles portant sur samedi vont de 10 000 vues à un record de 50 000 vues (cette vidéo s’intitule « Paris : des manifestants arrachent du mobilier urbain »). On peut donc voir que la violence, au cœur d’un processus d’attraction-répulsion dans les sociétés occidentales modernes, provoque une rupture et un fort intérêt. Parler de violence, c’est s’assurer pour les annonceurs de toucher un large public et donc de faire de bonnes ventes, ce qui se traduit par des revenus publicitaires à la hausse. Mais c’est aussi une caution morale répondant à un idéal démocratique (la liberté de la presse), alors même que les titres de presse sont détenus par des actionnaires et dirigés par des grands patrons du CAC40.
Une surexposition problématique
Le traitement de la violence protestataire est plus un enjeu politique et social qu’un enjeu de sécurité intérieure. La différence de contenu entre les articles de presse classique et ceux des médias libres tend à démontrer la présence d’un discours hégémonique qui réduit un événement politique à ce qu’il a de moins acceptable : les actes de violence. La condamnation de la violence met tout le monde d’accord, de l’extrême gauche institutionnelle à l’extrême droite. C’est pourquoi il est d’autant plus important d’interroger les mécanismes qui la mettent au premier plan. D’autant que sa présence en discours a tendance à effacer le reste, ce qui en fait un outil politique puissant pour attirer – ou détourner – l’attention. À ce titre, cet extrait du JT de France 2 du 21 juillet 2001, largement consacré au G20 de Gênes, est assez révélateur de cet effacement puisque comme le disent les deux journalistes :
« La manifestation anti-mondialiste est assurément un succès […] mais le message est très largement brouillé par ces violences.»
ou encore
« Nous ne retiendrons de ce sommet tout comme du précédent sans doute que ces affrontements et leurs victimes. »
ou bien
« Finalement, le fracas des grenades lacrymogènes a couvert les slogans pour un monde meilleur, plus humain, plus écologique ».
On peut remarquer aussi cet effacement avec la manifestation des gilets jaunes du samedi 24 novembre, que les médias n’ont traité qu’avec l’angle de la violence. Cela a donc provoqué une surexposition de cet événement, dans le monde entier, au détriment des centaines autres qui n’ont pas connus de violence. Cet attrait pour la violence se voit aussi dans les bandeaux qui illustrent les images à la télévision, comme sur BFMTV qui titrait, dans l’ordre chronologique : « Gilets jaunes, une journée décisive », puis « Tensions autour des Champs-Élysées » qui est devenu « Tensions sur les Champs-Élysées », ensuite « Violences sur les Champs-Élysées », et enfin « Les Champs sous très haute tension ». Ajoutons à cela la répétition d’une quinzaine de plans montrant des affrontements, du mobilier urbain cassé et surtout les feux de débris, diffusés en boucle.
La violence a toujours tendance à éclipser les autres aspects d’un événement protestataire. Lorsqu’une journée de manifestation nationale est résumée par une seule scène de violence, on peut en interroger les raisons. Faire basculer l’opinion publique qui soutient globalement ce mouvement ? Tenter de faire disparaître les discours sous le fracas des affrontements ? Utiliser la violence, négativement connotée, pour enlever toute crédibilité à un mouvement dans son ensemble ? C’est en tout cas l’avis des opposant·e·s au projet de loi Travail qui ont dénoncé un « coup de com’ du gouvernement », une « instrumentalisation » lorsque Manuel Valls s’est rendu « au chevet des vitres brisées » de l’hôpital Necker après la manifestation du 14 juin 2016. Certains médias parlent même « d’opération politique » puisque Manuel Valls et Marisol Touraine étaient accompagné·e·s d’un groupe conséquent de journalistes.
La façon dont un événement, ici les manifestations de rue, est raconté, retranscrit, filmé et résumé conditionne aussi les possibles utilisations de ces images fortes à des fins politiques et donc la construction de l’opinion publique. Le fait de transmettre, et répéter, une information erronée peut pousser ceux qui la reçoivent à en faire une généralité et cela influe directement sur leur analyse, notamment lors d’événements tragiques comme à Gênes ou à Sivens, où la victime est présenter parfois comme fautive.
La responsabilité des médias est donc multiple : résister aux pressions politiques qui différencient la violence illégitime et la force légitime, résister aux pressions marchandes qui surexposent les actes violents, résister à la doxa pour donner aux coénonciateurs/coénonciatrices toutes les données pour qu’ils/elles puissent se construire leur propre libre arbitre au lieu de leur imposer une opinion toute faite.
Pierre Chartier, doctorant en sciences du langage, Université de Bretagne occidentale
Cet article est republié à partir de The Conversation sous licence Creative Commons. Lire l’article original.