Sur fond de tensions géostratégiques et de guerre en Ukraine, le président Macron a annoncé au salon Eurosatory que « nous entrons dans une économie de guerre ». Mais où en sont l’industrie française et européenne de la Défense ? Etat des lieux en cinq épisodes.
Une industrie européenne de la Défense, est-elle crédible ? (3/5)
Par Procope de Césarée*
On revient à la question ‘’industrie européenne de défense’’ car elle est le sujet et l’objet du discours de Macron. On passe sur tous les préalables nécessaires comme une souveraineté européenne, une armée européenne, une capacité de décision stratégique souveraine (édictée par qui ?), qui ne sont pas réunis et qui vident donc la question de son sens… mais ils ne font pas partie de la question.
On va simplement examiner les projets de Macron dans ce domaine et mesurer les résultats, puis analyser les capacités de cette industrie à l’aune des besoins, puis décrire ce qui se passe dans le ‘’dos de la France’’ au niveau de l’Otan.
La conclusion s’imposera d’elle-même.
Deux projets structurants
Dès son arrivée au pouvoir en 2017, Macron s’est lancé dans une de ses grandes œuvres, de celles qui sont porteuses d’un avenir radieux (les coups d’après) et qui doivent changer le monde : l’axe franco-allemand de l’industrie de la défense. Axe autour duquel est censée s’organiser une puissante industrie européenne ‘souveraine’ de défense (dixit Macron en 2018). Le plan a été lancé dès le début de son quinquennat (2017) avec 2 projets structurants : l’avion de combat futur (programme Scaf) et la ‘surveillance maritime’ (programme MAWS).
État des lieux : l’Allemagne a abandonné les deux programmes, ce qui constitue un échec total (et définitif) pour Macron.
Preuve 1 : L’avion Scaf
Le sujet est d’une sensibilité telle que la France avait publiquement mis en garde l’Allemagne contre toute acquisition d’avions F35 qui serait considérée comme un casus belli anti-Scaf. L’Allemagne a passé une première commande de F35 et prépare une commande massive pour 2025 (F35 MLU). On attend toujours la réaction française promise qui était l’arrêt immédiat du programme Scaf.
Commentaire récent du PDG Dassault, M. Trappier (7 juin 2022) : « Pour le Scaf, « 2040 c’est déjà perdu. On est plutôt sur 2050 ». Façon de dire que c’est mort, car qui peut apporter le moindre crédit à une prévision actuelle pour 2050… compte tenu de l’évolution technologique accélérée.
Nota 1 : l’avion européen d’avenir est sans conteste le Tempest anglo-italo-nippo-suédois qui s’inscrit dans l’interopérabilité Otan avec l’aide vigilante des USA. La Luftwaffe fait tout pour que l’Allemagne rejoigne le programme (annonce probable en fin d’année).
Nota 2 : l’auteur de ces lignes s’intéresse au Scaf depuis sa naissance (2017). Il a été évident dès le début qu’il s’agissait d’un programme politique qui était méprisé par le client Luftwaffe (son chef a été viré par Merkel pour avoir réclamé des F35 – situation parallèle à celle du général de Villiers en France).
La situation d’aujourd’hui est la suivante (après 5 ans) : on ne dispose pas d’un accord ne serait-ce que sur le dessin du démonstrateur qui servira à définir le futur avion opérationnel : on comprend mieux le cri du cœur du PDG de Dassault. 5 ans et absolument rien !
Preuve 2 : Le programme Poséidon 8A
Journal de l’aviation du 10 juin 2022 : le projet franco-allemand MAWS (Maritime Airborne Warfare System) est définitivement mort et enterré, le programme Poséidon 8A devenant de fait la plateforme de patrouille maritime de la Bundeswehr pour le long terme.
Après un premier contrat de 5 appareils en 2021 (1,77 G$), la France (Mme Parly) disait que c’était pour combler un trou avec les vieux P3C et que MAWS n’était pas remis en question…
L’aéronautique navale allemande commande aujourd’hui 7 avions supplémentaires – il ne s’agit plus de remplacer les vieux Orion P3C mais d’augmenter considérablement la capacité allemande de surveillance maritime. À la nouvelle, l’Élysée s’est dit agacée…
Je ne parlerai pas de l’indigence pathétique de la proposition française en la matière (ATL 2 rénové pour la énième fois) eu égard aux besoins opérationnels (big picture, interopérabilité, etc.).
Raison des décisions allemandes
La position allemande est la suivante : le couple franco-allemand ne dispose pas des ressources et compétences industrielles pour réaliser les armements nécessaires actuellement face aux menaces qui se concrétisent (exemple S400 russe). Le sujet est clos. Il n’y a qu’en France que certains contestent l’évidence en niant le gap technologique que les USA ont creusé dans tous les domaines touchant à la sécurité au sens large. Ce gap ne peut pas être comblé par l’Europe dans un avenir prévisible et il ne fait que s’agrandir rapidement. La position allemande est démontrée à l’aide de critères sûrs et de faits vérifiables – il ne s’agit pas de politique et partant tout débat est exclu.
Conclusion partielle
La grande œuvre fondatrice d’une grande industrie européenne de défense menée par Macron pendant son premier quinquennat est tombée à l’eau : c’est un échec total.
Orientation future : y aurait-il une deuxième chance dictée par l’évolution de la situation sécuritaire européenne ? Cette chance n’existe pas, car la mise à niveau des équipements militaires européens de valeur se fait essentiellement au profit de l’industrie américaine, donc sous son contrôle. C’est mécanique.
Un équipement militaire vit de 25 à 40 ans, pendant ce temps, il entraîne une consommation de ressources de 3 à 5 fois son coût d’acquisition. Si on prend pour exemple, l’industrie aéronautique militaire européenne, à plus de 80% en valeur, le marché des dernières années a été capturé par les USA et il est donc fermé pour 25 à 30 ans. C’est une réalité économique. D’où l’orientation, par exemple, d’Airbus Defense qui réclame (et obtient) une activité MRO (maintenance) qui sera l’essentiel de son activité. Si elle veut évoluer, cette industrie est contrainte de rechercher des coopérations avec l’industrie américaine (sur tous les missiles en développement en Europe, un seul n’est pas ‘compatible US’ – il s’agit de l’ASMP-A – missile nucléaire fabriqué par MBDA).
En conséquence, la clientèle européenne se réduit comme peau de chagrin. Un chiffre révélateur (pris sur une période comparable d’acquisition de 3 ans) : les contrats militaires Dassault (dont Macron fait grand bruit s’étant intitulé représentant de commerce en chef) représentent (en valeur déclarée) moins de 8% des contrats européens (UK compris) d’aéronefs militaires commandés aux USA.
La mise à niveau de l’équipement militaire de l’Allemagne
L’Allemagne consacre d’une part 100 milliards d’euros (dépense immédiate) à son rééquipement et relève au niveau réclamé par l’Otan son budget militaire (2% du PIB). L’Allemagne accède ainsi (en valeur faciale) au 3ᵉ budget militaire du monde.
Sur les 100 milliards, 60% sont destinés à des acquisitions américaines classées ‘urgentes’ (avions, missiles, drones, hélicoptères, spatial, etc.). Le budget allemand de la Défense dit aussi le poids que va peser l’Allemagne en Europe pour l’industrie de défense. L’argent reste toujours le nerf de la guerre comme l’épée reste l’axe du monde (de Gaulle).
Effet immédiat pour la seule partie aéronautique : l’Allemagne passe commande de 35 F35, 60 hélicoptères de transport lourd CH-47F Chinook, 12 P8A Poséidon (sans compter les systèmes Patriot et les drones). Sur le seul plan aéronautique, ces achats orientent mécaniquement l’industrie allemande vers une coopération américaine à long terme, ne serait-ce que pour des questions dites de MRO (maintenance, révision et amélioration).
Airbus (qui le réclame) sera chargé de ces questions. On rappelle que déjà 10 pays européens ont commandé des F35, et 4 ont commandé des P8A Poséidon. Ces 2 avions représentent déjà plus de 80% en valeur de tous les achats européens d’avions militaires (on notera aussi les nouvelles demandes de nombreux pays – 13 juin : Pays-Bas avec 6 F35 supplémentaires, Grèce réclamant 20 F35, etc.). On ne parle pas des ‘drones’ qui sont pratiquement tous américains (MQ9 Reaper) tant l’industrie européenne s’est montrée incapable de fabriquer (malgré beaucoup d’argent) même les plus basiques (a contrario par exemple de la Turquie). Tous les équipements américains sont bien sûr interopérables dans le cadre Otan ce qui fait que leur réunion en fait une force immédiatement opérationnelle en cas de besoin, indépendamment de leur répartition géographique.
Conclusion partielle : les achats massifs allemands orientent définitivement l’aéronautique militaire européenne vers le giron américain, Airbus Defence se positionnant d’ailleurs systématiquement comme un acteur de maintenance. L’industrie militaire française est marginalisée.
*Procope de Césarée (6ᵉ siècle après J-C. est un rhéteur et historien byzantin dont l’œuvre est consacrée au règne de l’empereur Justinien). Il s’agit ici bien sûr d’un pseudonyme. Celui d’une personne très bien informée des enjeux technologique, politiques et géostratégiques de notre époque.
Prochain article : « La réalité de l’industrie européenne de défense (4/5)