Le cours de l’action de la société Delta Drone installée à Dardilly (69) n’en finit pas de s’effondrer. Les petits actionnaires s’inquiètent du recours à des modes de financement dilutifs controversés comme l’ont déjà dénoncé un journal suisse, infoméduse et français, le Postillon.
Par Arthur Levenant
« Une entreprise de drone, c’est alléchant, c’est l’avenir !” Comme Sébastien Andrieux, employé de banque et investisseur à ses heures, ils sont nombreux les petits porteurs à avoir cru en Delta Drone.
Une success story à la française
Au départ, la petite société est une start-up innovante et ambitieuse dans la conception et la commercialisation de drones civils à usage professionnel. À la faveur d’une entrée au capital d’un investisseur, Christian Viguié qui préside désormais la société, la direction de l’entreprise est peu à peu remplacée et les priorités changent : il s’agit alors d’organiser l’introduction en bourse. Levées de fonds, conquête de marchés à l’export, une success story à la française se profile !
Et pourtant, l’affaire commence à sentir le soufre. Le cours de l’action baisse régulièrement.
Et pour cause : le conseil d’administration de Delta Drone utilise des instruments financiers controversés, les OCABSA et ORNAN. Derrière le financement par “obligation convertible en action avec bons de souscription d’actions” se cache un mécanisme redoutable : une émission importante de nouveaux titres qui dilue de fait la part détenue par chaque actionnaire et en diminue la valeur. Ainsi, l’action qui valait 1,10 € il y a cinq ans en vaut aujourd’hui… moins d’un demi centime d’euro !
“Que dit l’Autorité des marchés financiers ?”
« Christian Viguié est un habile communicant » souligne cet autre petit porteur qui a préféré rester anonyme. Selon lui, la combine est toujours la même : de fréquentes “bonnes nouvelles” sont annoncées par la direction, ce qui fait remonter le cours l’action. Dans les jours suivants, la direction lance une nouvelle OCASBA, diluant mécaniquement l’actionnariat et diminuant la valeur de l’action.
“Je pense que c’est une énorme arnaque… que fait l’AMF ? ” demande Sébastien Andrieux. L’Autorité des marchés financiers s’est intéressée et Delta Drone en 2018 : l’entreprise et deux de ses anciens administrateurs ont été condamnés pour « manquement d’initié ». Il leur est reproché d’avoir vendu des actions alors qu’ils savaient que la situation de Delta Drone était délicate, sans le dire publiquement.
“J’ai préféré me couper un bras”
Delta Drone, qui fait aujourd’hui de la formation de pilotes, a le talent d’attirer des petits porteurs malgré des pertes financières chroniques. Que devient l’argent investi ? Beaucoup de petits actionnaires sont inquiets et ne comprennent pas. Certains d’entre eux évoquent l’hypothèse d’un enrichissement personnel des dirigeants. Selon les comptes publiés par l’entreprise, les charges de personnels sont quasiment équivalentes au chiffre d’affaires de Delta Drone.
Un autre élément pose question : plus de 70% des parts seraient en fait détenues par un seul et même actionnaire, l’américain Yorkville Advisors via son fonds d’investissement YA II PN Ltd basé aux îles Caïmans. Un actionnaire à la réputation sulfureuse puisqu’il avait été accusé en 2018 de manipulation frauduleuse par la SEC, le gendarme de la bourse américain.
Le fonds d’investissement serait aussi présent au capital d’Archos et de Cybergun, dont le mode financement dilutif rappelle celui de Delta Drone est bien connu des petits actionnaires.
Comme d’autres avant lui, Sébastien Andrieux commence à avoir des doutes : Delta Drone ne prend même pas la peine de répondre à ses questions. Il décide d’arrêter les frais. “J’ai préféré me couper un bras” conclut celui qui investit en bourse depuis 20 ans, il sait lorsqu’il faut accepter de payer l’addition pour ne pas perdre davantage. Et l’addition est salée : 6 000€ de moins-value et l’impression de s’être fait rouler.
« Un manque de fidélité ? »
Contactée, la direction de Delta Drone indique que la société est sous-cotée et que le cours de l’action remontera à moyen ou long-terme. Elle impute la chute du cours aux actionnaires qui auraient manqué de fidélité en empochant les fruits de leur investissement sans continuer à soutenir l’entreprise. Les dirigeants réfutent toute accusation d’enrichissement personnel, soulignant qu’ils pâtissent eux-mêmes de la baisse du cours des actions qu’ils détiennent à titre personnel. Quant aux actionnaires qui ont perdu de l’argent, c’est le jeu : « Chacun est libre d’acheter et de vendre à tout instant. »
Christian Viguié : » Chacun est libre d’acheter ou de vendre à tout moment »
-J’écris un papier sur les petits actionnaires de Delta Drone qui s’estiment lésés : un certain nombre d’entre eux mettent en cause la direction de Delta Drone en considérant que le recours aux Ocabsa est un mode de financement dilutif qui fait baisser la valeur des actions qu’ils détiennent et estiment qu’ils ne reverront jamais l’argent investi lorsque l’action valait plus d’un euro (contre 0,0034 aujourd’hui).
Depuis sa création en 2011, Delta Drone évolue dans le secteur mondial des drones civils à usage professionnel. C’est un secteur technologique à très forte intensité capitalistique. Cela veut dire qu’il est nécessaire, indispensable en réalité, d’investir lourdement pour espérer faire prospérer le projet d’entreprise. Ces investissements concernent à la fois la Recherche et Développement pour mettre au point les produits, le développement international pour créer des bases physiques d’expansion dans diverses zones du monde, l’embauche de personnels pour créer toutes les fonctions supports cohérentes avec les ambitions du projet.
Il faut donc de l’argent, beaucoup d’argent !
Par rapport à cette réalité économique, quels sont les moyens à disposition d’un chef d’entreprise pour disposer de ressources financières ? Comme pour toute activité humaine, il en existe trois :
1) Disposer d’une fortune personnelle ou réunir des actionnaires acceptant de financer le projet jusqu’à son arrivée à maturité.
2) Emprunter : le challenge sera donc de trouver des prêteurs acceptant de « jouer le jeu ».
3) Gagner de l’argent pour le réinvestir : évidemment, cette situation ne peut arriver qu’après une période de démarrage, de plusieurs années dans le cas d’une industrie à forte intensité capitalistique.
En situation de plus-value
Par rapport au point 1, Delta Drone a su trouver quelques investisseurs privés (la plupart toujours présents au capital, c’est important de le souligner), qui ont assuré le financement de 2011 (création) à 2013 (introduction en bourse). Ensuite, la bourse a dans un premier temps joué son rôle : alors que la capitalisation boursière au jour de l’entrée en bourse était de 30 M€, le cours de bourse s’est rapidement « envolé » jusqu’à atteindre un plus haut, en termes de capitalisation boursière, de 180 M€. A cet instant, le marché (globalité des actionnaires formant le public) se trouvait donc en situation de plus-value de 180 – 30 = 150 M€.
Un raisonnement théorique serait de dire qu’alors, un comportement raisonnable du marché (les actionnaires de l’époque), conscient de la durée de construction du projet et avisé de son cycle sur plusieurs années, aurait été de « récupérer » la mise initiale (30 M€) puis de consacrer la plus-value réalisée (120 M€) au soutien financier du projet.
Théorie et réalité
Vous noterez avec intérêt que c’est exactement ce qui se passe dans le monde du private equity !! Les investisseurs professionnels successifs du projet s’accordent pour maintenir une valeur d’entreprise en cohérence avec le coût du projet et les équilibres entre actionnaires (ce qu’on appelle d’une autre façon la dilution).
Or, la réalité n’a pas été conforme à la théorie. Plutôt que de réinvestir, ces actionnaires de l’époque ont conservé leurs plus-values et se sont en grande majorité détournés de Delta Drone.
Malgré deux tentatives, en 2014 puis en 2018, de solliciter les actionnaires par voie d’augmentation de capital, Delta Drone n’a pas trouvé d’issue favorable pour renforcer ses ressources financières. Il a donc fallu se tourner très vite vers le point 2, celui d’emprunter de l’argent.
Concernant ce point 2, force est de constater que le système bancaire français est totalement inopérant pour des start-ups : les banques françaises ne prêtent qu’aux riches !!!
Il n’y avait donc pas d’autres issues que de se tourner vers des fonds alternatifs, toujours étrangers, qui proposent des produits structurés basés principalement sur des obligations convertibles en actions.
La mécanique est simple
De prime abord, ce n’est pas un problème, à condition que la capitalisation boursière se maintienne à un niveau satisfaisant : en d’autres termes la mécanique est simple : plus la capitalisation boursière est haute (au moins maintenue à son niveau d’au moment la signature du contrat d’emprunt), moins le nombre d’actions nouvelles issues des conversions sera important, et donc la dilution sera très limitée.
A l’inverse, si la capitalisation boursière décline, alors une spirale infernale se met en place : la baisse de la capitalisation boursière entraine mécaniquement un nombre d’actions issu de conversion plus important, d’où une plus forte dilution, d’où un abaissement de la capitalisation boursière, et ainsi de suite …
Ce qu’il faut comprendre pour résumer :
- Ce n’est pas la responsabilité des actionnaires actuels de vivre une situation de « penny stock » !! la responsabilité incombe plutôt aux anciens actionnaires, ceux de la période 2013-2014 qui ont gagné la formidable plus-value du départ, mais qui ont quitté trop tôt le navire sans consacrer une partie de leurs gains au soutien de la valeur d’entreprise.
- Ces mécanismes sont strictement boursiers, ils ne relèvent pas directement de la responsabilité du management de l’entreprise ! Sa responsabilité première, c’est de mener à bien le projet sur le plan économique, en bâtissant une entreprise conforme aux ambitions fixées à l’origine.
- Les OCABSA et autres produits financiers alternatifs du même type ne sont pas des produits « voyous ». Ils ont un effet dilutif certain si toutes les parties prenantes au projet ne jouent pas le jeu. Or, il faut bien l’avouer, la difficulté vient bien sûr du fait que derrière le terme générique « d’actionnaires » se cachent en réalité plusieurs générations de personnes qui n’ont pas connu la même situation ! En quelque sorte, les actionnaires d’aujourd’hui sont les victimes de leurs ainés, ceux qui ont gagné au début de l’aventure sans avoir la fidélité d’accompagner le projet jusqu’à son terme.
Je terminerai cette première réponse en évoquant le point 3, celui qui consiste à autofinancer le développement avec l’argent gagné. Justement, Delta Drone arrive à la fin de son temps de maturation : l’entreprise est en effet à l’aube de devenir bénéficiaire, ce qui prouve mieux que toute la pertinence de la stratégie menée.
– Que répondez-vous à ces petits actionnaires qui ont le sentiment de s’être fait « blouser » ?
Je comprends ce désarroi, je le comprends d’autant mieux que je vis exactement la même situation étant actionnaire à titre personnel. Pour autant, je me permets trois observations :
1) La bourse est un marché ouvert avec des transactions quotidiennes. Chacun est donc libre d’acheter et de vendre à tout instant.
2) Sans les financements alternatifs utilisés, Delta Drone n’existerait plus et le cours de bourse serait donc à zéro !! C’est effectivement ici qu’il y aurait « arnaque », car la responsabilité du chef d’entreprise est de faire prospérer son entreprise, pas de la mettre au tapis. J’ajoute qu’il y a également, au-delà des aspects boursiers, une forte dimension sociale, car derrière une entreprise se cachent des emplois.
3) Investir dans une société en devenir, positionnée dans un secteur où tout est à construire, ce n’est pas la même chose que d’investir dans une valeur mature et établie du CAC40 ! A cet égard, il est certain que constituer un portefeuille d’actions Delta Drone et le laisser dormir, ne pas avoir une gestion dynamique, est assurément mortifère et risqué.
A ce titre, je me permets de vous renvoyer au sujet traité par TF1 ce dimanche et ayant trait à l’engouement des Français pour la bourse : les mises en garde relayées dans ce reportage par la représentante de l’AMF soulignaient particulièrement la nécessité pour les investisseurs d’être formés aux mécanismes boursiers et au risque inhérent à de tels placements.
– Que répondez-vous à ceux qui estiment que vous annoncez des « bonnes nouvelles » afin de faire remonter le cours de l’action avant de procéder dans les jours suivants à une nouvelle OCA ?
Les bonnes nouvelles que nous annonçons sont régulières, car le groupe progresse à grand pas et cela dans le bon sens. Pour autant, la diffusion de ces informations correspond d’une part à la volonté d’informer le public et nos actionnaires des événements significatifs, d’autre part à une obligation d’information requise dès lors que nous sommes cotés en bourse.
Je peux affirmer qu’il n’y a aucune corrélation, sinon fortuite, entre la communication et le tirage de tranches d’OCA. Ce dernier aspect résulte d’une feuille de route correspondant à notre plan de marché. Il n’y a jamais de volonté de « manipuler » quoi que ce soit.
– Que dites-vous à ceux qui pensent que la direction de Delta Drone pourrait s’enrichir personnellement dans la mesure où, selon eux, les charges de personnel sont quasiment équivalentes au chiffre d’affaires de l’entreprise ?
J’avoue que ce point me surprend, tellement il est éloigné de la réalité ! La majeure partie des frais de personnel du Groupe concerne les activités de sécurité privée traditionnelle. Il faut rappeler que l’effectif du Groupe est de l’ordre de 600 personnes. Effectivement, en lecture immédiate, le ratio charges de personnel / CA est proche de 1. Pour autant, comme indiqué ci-avant, la maturité du projet et des solutions professionnelles développées par Delta Drone doit permettre de dégager une marge opérationnelle telle que le management en a fixé l’objectif dans le cadre du plan stratégique 2020-2021 (l’impact Covid pourrait décaler cet objectif d’un an).
Quant à penser que les charges de personnel présentées dans les comptes consolidés d’un Groupe international, établi sur 3 continents, ne concerneraient que les dirigeants, il faut reconnaitre que cela relève du fantasme et de la désinformation.
– Que répondez-vous à ceux qui soulignent le lien entre Delta Drone et l’actionnaire majoritaire Yorkville Advisors et entre cette dernière et d’autres entreprises (comme Archos ou Cybergun) qui ont recours à des modes de financement dilutifs controversés que dénoncent certains petits porteurs ?
Yorkville Advisors n’a jamais été, n’est pas et ne sera jamais « actionnaire majoritaire » !! Ce n’est pas sa vocation, il est simplement un prêteur d’argent, un fournisseur de ressources financières. Concernant la deuxième partie de votre question, j’avoue ne pas en comprendre le sens.
-Finalement, comment présentez-vous Delta Drone aujourd’hui?
Dix ans exactement après sa création, qui est partie d’une page blanche, Delta Drone est aujourd’hui un groupe international, présent sur 3 continents (Europe, Afrique, Océanie). Son modèle économique est clair, basé sur le développement de 3 gammes de solutions professionnelles dédiées aux secteurs spécifiques que sont la sécurité, la logistique d’entrepôts et les mines. Chacun de ces secteurs sont mondiaux et connaissent une croissance extrêmement forte.
Aujourd’hui Delta Drone réalise près de 20 M€ de chiffre d’affaires et ses comptes sont équilibrés. Dans le même temps, le groupe n’est quasiment pas endetté et bénéficie d’une structure de bilan très solide.
Une étude indépendante récente, réalisée par le cabinet d’analyse spécialisé VD Equity, accorde à Delta Drone une « fair value » de 86 M€, bien supérieure à la capitalisation boursière, observée actuellement, inférieure à 10 M€ … Il y a là une incohérence qui ne pourra qu’être corrigée un jour, tant les marchés financiers sont rationnels à moyen et long terme.
Dans le cadre du contrat OCABSA en cours, il reste 16 M€ de ressources financières potentielles additionnelles.
Si le niveau de capitalisation boursière était conforme (ou approchant) aux conclusions de l’étude précitée, l’utilisation effective du solde du contrat OCABSA représenterait une dilution raisonnable et sans doute acceptable, d’environ 16%.
En contrepartie de cette dilution limitée, les actionnaires seraient associés une entreprise en fort développement, rentable, internationale, et disposant de près de 20M€ sans dettes … Qui dit mieux ?
Propos recueillis par Arthur Levenant