Les professionnels du secteur demandent aux assurances d’indemniser leurs lourdes pertes d’exploitation. Une pétition est lancée. Me Philippe Meilhac porte le débat devant le tribunal de commerce de Paris.
Avec un million d’actifs, un chiffre d’affaires de 78 milliards d’euros (7% du PIB), le secteur des cafés-hôtels-restaurants-discothèques (CHRD) est le plus grand pourvoyeur d’emplois de France. Aujourd’hui, c’est celui qui paie le plus lourd tribut à l’épidémie de coronavirus. Depuis le 14 mars 2020 les 147.100 entreprises de restauration, les 48.200 débits de boissons et 4.500 établissements de nuit sont à l’arrêt. Et l’on ne sait pas encore quand ils pourront rouvrir. Les pertes d’exploitation sont colossales. Elles se comptent en milliards d’euros. Nombreux sont ceux qui ne survivront pas.
« L’effort de guerre »
Les professionnels du secteur se tournent vers leurs assurances. Dans une pétition en ligne le chef Stéphane Jégo (restaurant parisien L’Ami Jean) demande au ministre de l’Économie Bruno Le Maire et au gouvernement de « décréter l’état de catastrophe naturelle sanitaire afin que les assurances nous indemnisent. »
Il ajoute : « Serait-il juste que les assurances (220 milliards d’euros de chiffre d’affaires en 2018) et leurs réassurances (234 milliards d’euros de CA en 2018) soient les seules à s’en sortir indemnes ? »
Conscients des enjeux qui se jouent en cette période de confinement, de nombreux chefs et acteurs de la restauration ont formé un collectif RestoEnsemble et mènent une campagne tous azimuts demandant à leurs assurances « Assurez ou on va tous y rester ».
Le chef Stéphane Manigold dont les quatre établissements parisiens ont été fermés le 14 mars (Substance, Contraste, Le Bistriot d’à côté Flaubert et La Maison Rostang) a décidé d’assigner son assureur AXA en référé.
Vent debout, en colère, les cafetiers et restaurateurs demandent aux assurances de participer « à l’effort de guerre ».
Pas de catastrophe naturelle
Les assureurs refusent d’indemniser les pertes d’exploitation des établissements car, disent-ils, les sinistres ne résultent pas d’une fermeture administrative couverte par la police d’assurance. De fait, elles « n’ont pas été prises par les services de police ou d’hygiène ou de sécurité tels que visés dans la garantie, mais par le ministre des solidarités et de la santé pour ce qui est de l’arrêté. »
« De nombreux contrats incluent cette clause de fermeture administrative mais les assureurs déploient des arguments juridiques pour se dérober à leurs responsabilités, souligne Me Philippe Meilhac, avocat parisien qui défend de nombreux restaurateurs à Paris et en province. Au nom de ses clients il va porter le débat devant le tribunal de commerce de Paris. Il assignera Axa non pas en référé mais pour un examen du dossier au fond. Il nous explique pourquoi ci-dessous.
Me Philippe Meilhac : « L’interprétation des contrats nécessite l’intervention du juge »
-Vous vous apprêtez à assigner l’assureur AXA devant le tribunal de commerce de Paris. Pour quelle raison ?
AXA refuse quasi systématiquement de prendre en charge la perte d’exploitation subie, quelle que soit la rédaction de la police d’assurance. Nous assignons AXA en refus d’exécution du contrat. Nous engageons une action au fond à « bref délai » parce qu’il faut régler le problème une fois pour toutes. Il y a urgence pour les établissements dont beaucoup sont confrontés, au bout de deux mois d’arrêt, à des problèmes de trésorerie d’autant plus graves pour ceux qui ont du mal à obtenir le fameux prêt garanti par l’Etat (PGE).
-Comment les assureurs et en particulier AXA justifient-ils leur refus d’indemniser les pertes d’exploitation ?
Différents arguments sont opposés.
Sur un plan juridique, de manière singulière, dès l’annonce du confinement, beaucoup d’assureurs (tous les assureurs n’ont pas refusé d’indemniser), et plus largement leur Fédération ont annoncé qu’ils ne pourraient pas prendre en charge les pertes d’exploitation subies par les entreprises, notamment dans le secteur de la restauration, au motif qu’« une pandémie, par son caractère systémique et global, empêche toute mutualisation puisque tout le monde est touché en même temps », et ne peut être assurée.
Ils ont prétendu en outre qu’ils seraient sur un plan financier dans l’incapacité de faire face à l’indemnisation des pertes d’exploitation, car leurs fonds propres ne leur permettent pas. Pour autant que les montants des pertes soient colossaux, il y a des raisons de ne pas être trop inquiet pour ces compagnies qui sont, elles, réassurées auprès de plus grosses entités (le mécanisme de la réassurance s’étant étendue notamment depuis la loi Solvabilité 2)
-Les choses sont-elles aussi claires sur le plan juridique ?
Pas vraiment. Il est vrai que de nombreux contrats ne prévoient pas expressément la prise en charge de la perte d’exploitation générée par les conséquences d’une maladie contagieuse ou d’une épidémie, mais ce serait réducteur de raisonner ainsi, sauf à dénaturer les termes du débat en termes de causalité.
En effet, le fait générateur de la perte d’exploitation subie n’est pas l’épidémie mais la fermeture ordonnée par le Gouvernement le 14 mars 2020 pour prévenir la propagation de l’épidémie ; ce n’est pas un détail !
Or, si dans beaucoup de secteurs la perte d’exploitation n’est garantie que si elle est consécutive à des événements précis, souvent ceux par ailleurs directement garantis (incendie, explosion, dégât des eaux,….) il existe dans le secteur de la restauration (et de l’hôtellerie) différentes extensions de garantie notamment en cas de « fermeture de l’établissement » ou « d’impossibilité d’accès au locaux ».
Cette extension est rédigée différemment dans les conditions particulières proposés par AXA, qui rappelons-le, doivent bénéficier à l’assuré lorsqu’elles sont plus favorables que les conditions générales (lesquelles en l’espèce ne visent pas la prise en charge d’une fermeture consécutive à une épidémie, sans toutefois l’exclure).
-C’est à dire?
Les conditions particulières de nombreux contrats prévoient la prise en charge de la perte d’exploitation consécutive à « la fermeture de l’établissement sur ordre des autorités » (point), ou « la fermeture administrative imposée par les services de police ou d’hygiène ou de sécurité », sans plus de précision.
Ce n’est parce que la maladie contagieuse ou l’épidémie n’est pas expressément mentionnée (comme cause de la fermeture) que la garantie ne saurait trouver à s’appliquer !
Il est vrai que certaines de ces polices prévoient une exclusion pour le cas où la fermeture concernerait d’autres établissements dans le même pays, la même région ou le même département, ce qui est précisément le cas.
Pour autant, on peut douter de la légalité de certaines exclusions qui tendent à vider la garantie de sa substance, lorsqu’elle prévoit expressément la prise en charge en cas de fermeture consécutive à une épidémie.
On voit mal en effet une épidémie n’entrainer la fermeture que d’un seul établissement dans le même département ou la même région !
On le voit bien en définitive, dans un grand nombre de cas, les assurés devront aller en Justice.
– Pourtant, certains assureurs acceptent d’indemniser leurs clients. Ils ne seraient pas d’accord entre eux ?
D’abord, il y a des compagnies qui ont spontanément accepté de prendre en charge la perte d’exploitation et l’on entend peu parler dans les médias car ils soumettent souvent leurs assurés à une exigence de confidentialité.
Ensuite, c’est vrai, les choses sont en train d’évoluer. D’une manière générale, certains assureurs qui ont initialement opposé un refus de principe à toute indemnisation semble mettre « de l’eau dans leur vin » en annonçant officiellement la prise en charge de la perte d’exploitation subie par leurs assurés (plus exactement une petite partie …) à commencer par COVEA, groupe d’assurance mutualise qui regroupe les compagnies MAAF, MMA et GMF. La MAAF l’a indiqué dans un communiqué du 17 avril 2020.
-Y en a-t-il d’autres ?
La BPCE a en fait de même plus récemment. Le « bancassureur » Crédit mutuel et sa filiale CIC ont annoncé le versement d’une « prime exceptionnelle » (de 1.500 à 20.000 euros) pour compenser une partie de la perte d’exploitation ; le Crédit Agricole, la Société Générale envisageraient une telle démarche, dont elle étudierait l’impact via ses experts…
Par un communiqué de presse du 27 avril, le Directeur général de MMA a annoncé la mise en place d’une « indemnité de crise sanitaire » d’un montant de 1.500 euros à 10.000 euros pour les professionnels disposant d’une multirisque professionnelle incluant une perte d’exploitation après incendie.
Il s’agit dans ce dernier cas « d’enveloppes » globales qui de toute évidence ne permettront pas de compenser de manière suffisante la perte d’exploitation subie (il s’agit « d’enveloppes » globales), dont il est difficile, à ce jour, d’estimer l’étendue.
-Comment comprendre ces désaccords entre assureurs ?
Les assureurs ne sont pas d’accord sur la lecture des polices : cela veut dire qu’elles ne sont pas très claires. Comment les assurés pourraient-ils s’y trouver ? D’où l’intérêt pour eux d’être conseillés !
Et la nécessité d’aller devant les juges du fond (tribunaux de commerce, cours d’appel) qui donneront leur interprétation de ces clauses au regard des dispositions du code des assurances et du Code civil.
-Que peut faire le pouvoir politique ?
Une chose est sure : le législateur ne pourra corriger rétroactivement la situation de ceux qui ne seraient pas couverts (ce qui est bien évidement impossible juridiquement). Précisant vouloir « être très clair » le Ministre de l’Économie a rappelé sur le blog du Chef JEGO que « les risques qui n’étaient pas couverts contractuellement ne peuvent pas être indemnisés ». Mais, le Ministre a été tout aussi clair pour ceux qui sont couverts en rappelant qu’ils doivent « être évidemment indemnisés sans délai » et qu’il y veillerait.
Ce n’est sans doute pas un hasard si, dans son communiqué de presse du même 6 mai 2020, l’ACPR* a indiqué qu’elle avait « décidé d’établir un état des lieux des principaux contrats commercialisés sur le marché français dans le cadre de l’exercice de ses missions de supervision prudentielle et de suivi des pratiques commerciales », dont « les premiers enseignements tirés de cette analyse seront soumis au Collège de l’ACPR dans les prochaines semaines de juin et juillet ».
*À propos de l’ACPR
Adossée à la Banque de France, l’Autorité de contrôle prudentiel et de résolution (ACPR) contrôle les secteurs de la banque et de l’assurance et veille à la stabilité financière. L’ACPR est également chargée de la protection de la clientèle des établissements contrôlés et assure la mission de lutte contre le blanchiment des capitaux et le financement du terrorisme. Elle est aussi dotée de pouvoirs de résolution. Les services opérationnels de l’ACPR sont regroupés au sein de son Secrétariat général.