Olivier Soria, Kedge Business School
L’usine Lubrizol de Rouen, fabriquant des additifs lubrifiants, est implantée depuis 1954 dans la zone industrielle et portuaire au sud-ouest de la ville de Rouen, l’emprise du site se répartissant sur les communes de Rouen et de Le Petit-Quevilly. L’occupation des terrains proches du site sur la commune de Rouen est une zone industrielle, alors que sur la commune de Petit-Quevilly il s’agit d’habitat.
Au vu de la contamination des sols et de l’air jusqu’en Belgique à la suite de l’incendie qui a dévasté le site le 26 septembre dernier, et surtout de l’interdiction de consommer des produits agricoles sur plus de 200 communes à l’heure actuelle, il est intéressant de regarder ce que dit le PPRT (Plan de protection des risques technologiques) de l’usine de Lubrizol – inchangé depuis 2014 – à propos de la protection des habitants et des activités économiques en cas d’incendie ou d’explosion.
Nous verrons aussi que ce sinistre est la conséquence directe des réformes législatives dans les installations classées depuis 10 ans visant à alléger toujours plus les conditions de sécurité.
Un avis favorable dans le PPRT
Les PPRT sont des plans qui permettent d’éloigner les installations classées dangereuses des habitations, notamment en interdisant toute construction d’urbanisme à proximité. C’est une des conséquences juridiques de l’explosion de l’usine AZF à Toulouse le 21 septembre 2001.
Le PPRT de Lubrizol a été acté en 2014 après une enquête publique qui s’était achevée en janvier de la même année. À ce titre, le rapport du commissaire enquêteur est important, car il fait la synthèse de toutes les remarques, et donne souvent lieu à des recommandations et à un avis favorable ou défavorable. Dans le cas de Lubrizol, l’avis fut favorable sans aucune recommandation particulière.
Après avoir recueilli l’ensemble des avis favorables des communes de Rouen et de Le Petit-Quevilly, ainsi que celui de tous les services administratifs (à l’exception notoire de Mme Poupin membre du CHSCT qui donnera un avis défavorable), le commissaire enquêteur ne trouvera rien à redire.
En ce qui concerne les habitations à quelques mètres de l’usine, rien.
Idem pour un terrain d’accueil des gens du voyage, et ce alors que nous savons désormais que ces habitants ont été gravement impactés par des vomissements suite à l’incendie et que nous sommes en attente des résultats complémentaires effectués sur ces familles.
En ce qui concerne les conséquences économiques des incendies et des explosions, tout est renvoyé au PPI (Plan de prévention incendie) alors que c’est au PPRT de le faire, le PPI étant avant tout concernés par les moyens externes qui seront mis en œuvre en cas d’incendie.
Nous savons aujourd’hui que c’est toute la ville de Rouen qui a été impactée par ces incendies. Dès lors, sans sous-estimer la difficulté de prévoir toutes les conséquences en matière d’incendie, n’est-il pas évident que ce PPRT a été établi avec bien peu de rigueur, comparativement à d’autres études d’impacts ?
À ce titre, les nouvelles règles limitant les études d’impact depuis plusieurs années viennent renforcer le sentiment que les profits passent bien avant la sécurité de la population.
Les études d’impacts allégées
La réglementation des installations classées a fait l’objet de nombreux assouplissements ces dernières années. Ceci pourrait en partie expliquer l’accident survenu dans l’usine Lubrizol. Les gouvernants successifs sont intervenus en deux temps. Dans un premier temps, par un décret de 2017 qui créait des études d’incidences (et non des études d’impacts), et dans un deuxième temps, en les étendant à toutes les demandes d’autorisation en 2018.
Le contenu de cette étude d’incidence, qui est fixé par l’article R. 181-14 du code de l’environnement, n’est pas fondamentalement différent de celui d’une étude d’impact. Toutefois, l’étude d’incidence ne fait pas état des solutions alternatives au projet et de leurs impacts potentiels (en dehors des projets soumis à la loi sur l’eau).
Les autres différences résident dans le fait que l’avis de l’autorité environnementale ne sera pas sollicité sur cette étude, qu’il n’y aura donc pas cet avis dans le dossier soumis à enquête publique et que cette dernière sera réduite de 1 mois à 15 jours.
Les deux régimes comportent également des différences en matière de règles contentieuses applicables.
Des règles assouplies pour les sites Seveso
Déjà en 2009, le gouvernement Sarkozy avait créé un statut dérogatoire à la procédure d’autorisation en créant un régime d’enregistrement qui ne comportait plus d’étude d’impact. En 2016, le gouvernement Hollande a étendu ce régime à de nouveaux secteurs (stations-service).
En juin 2018, le gouvernement Macron a publié un décret qui réduisait le périmètre des projets soumis à évaluation environnementale. Parmi les installations concernées figurent les installations Seveso, qui constituent les installations les plus dangereuses au sein de l’Union européenne, du fait de la quantité de produits dangereux qu’elles mettent en œuvre. Malgré les risques très importants de ces installations, le gouvernement n’a pas hésité à dispenser ces établissements, en cas de modification d’exploitation, d’une évaluation environnementale systématique pour les soumettre à une procédure d’examen au cas par cas.
Jusqu’à la loi Essoc d’août 2018, qui comporte une série de mesures de simplification des formalités administratives, cet examen relevait dans tous les cas d’une autorité environnementale indépendante. Mais cette loi a donné cette compétence au préfet lorsque le projet consiste en une modification des installations, et non une création.
Autorisation préfectorale
C’est ainsi que, à la suite d’assouplissements de la réglementation mis en œuvre par le gouvernement, le préfet a autorisé en début d’année une augmentation de capacité des produits dangereux dans l’usine de Rouen.
L’exploitant a présenté deux demandes successives d’augmentation des quantités de substances dangereuses le 15 janvier et le 19 juin 2019. Conformément à la loi Essoc, c’est donc le préfet qui s’est prononcé sur les demandes et non l’autorité environnementale indépendante.
Dans les deux cas, il a considéré qu’il n’y avait pas lieu à évaluation environnementale.
Si la modification est soumise à évaluation environnementale, elle nécessitera une nouvelle autorisation. Par contre, les modifications non soumises à évaluation comme celles demandées par l’exploitant de Lubrizol n’en nécessitent pas. Or, l’absence de nouvelle autorisation signifie aussi l’absence d’étude de dangers systématiques, même si le préfet est toujours en mesure d’en exiger une. Il y a de grandes chances que cette étude de danger n’ait jamais été faite.
Seuils dépassés
L’installation prévoyait également la mise en œuvre de 24 postes de réchauffage destinés à modifier la viscosité des produits. Contrairement à la première demande consistant en une régularisation, cette seconde demande prévoyait une phase de travaux incluant notamment la démolition d’un bâtiment amianté et plombé. La motivation de Lubrizol était de réduire les coûts liés au stockage des containers jusque-là réalisé sur le port du Havre, puis dans une entreprise de stockage, selon les informations du site actu-environnement.com. De même, contrairement à ce qu’a dit la préfecture, les seuils nécessitant une nouvelle demande d’autorisation ont été dépassés.
Si l’on cumule les capacités des deux augmentations successives, on parvient à des quantités supérieures au seuil haut des deux rubriques contribuant au classement Seveso : 1 034 tonnes pour la rubrique 4 510 (seuil haut à 200 t), 1 605 tonnes pour la rubrique 4 511 (seuil haut à 500 tonnes).
On sait pourtant que l’incendie est parti d’une zone de stockage, et que les augmentations de capacités portaient également sur une telle zone. Les gouvernements successifs, qui ont abaissé systématiquement les exigences de sécurité en supprimant les règles de droit, mais les services de la préfecture portent donc en partie le sceau de la responsabilité dans cet accident, même si le préfet de Seine-Maritime, Pierre-André Durand, a rejeté la faute sur l’exploitant lors d’une conférence de presse, le 3 octobre.
Ce manque de responsabilité des autorités en amont de l’accident n’a pu être compensé par une gestion de crise décriée pour n’avoir pu alerter toutes les populations aux risques d’exposition des produits toxiques répandus dans le sol et dans l’air.
L’incendie de l’usine de Lubrizol souligne donc l’incapacité de l’État à protéger la population dans le cadre d’une catastrophe majeure, alors même que les experts environnementaux en prédisent de bien plus graves pour les années à venir.
Olivier Soria, Enseignant-chercheur en droit de l’environnement , Kedge Business School
Cet article est republié à partir de The Conversation sous licence Creative Commons. Lire l’article original.