Christian Fassier, Conservatoire national des arts et métiers (CNAM)
Publié le 3 juillet sous le titre « Vaincre le malaise des forces de sécurité intérieure :une exigence républicaine », le rapport sénatorial n°612 révèle la crise interne au sein de l’institution policière et préconise une réforme profonde. Les rapporteurs notant que « les suicides constituent l’un des révélateurs les plus édifiants du malaise, car ils témoignent de l’importance des risques psychosociaux (RPS) ». Un bien sinistre tableau de l’état psychologique des forces de l’ordre en France.
« L’année 2017 aura malheureusement été particulièrement marquante sur ce plan, puisque 50 agents de la police nationale se sont suicidés » indique le rapport. Au cours des années 2000, l’institution a connu d’autres années sombres : 54 suicides en 2000, 50 en 2005, 49 en 2008, 55 en 2014.
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Aux origines du malaise policier
À cela s’est ajoutée une crise politique impliquant les plus hautes autorités du corps policier, comme l’a révélé le développement médiatique de l’affaire Benalla] tout au long de l’été 2018. Mais, entre manque de reconnaissance, conditions de travail difficile et mépris de l’État, la police française peut-elle se réformer ?
Benalla ou l’incarnation du mépris
L’affaire Benalla a fait office de véritable détonateur au sein du corps policier. Pour le syndicat de commissaires de police, confier une mission régalienne de protection du Président Macron à un civil non policier a ainsi été interprété comme un acte de défiance, voire de mépris, de la part de l’Élysée.
La position, tolérée par la Présidence de la République, de l’ex-chargé de mission Alexandre Benalla – usant de son statut de réserviste opérationnel citoyen (volontaire) de la gendarmerie – a choqué la hiérarchie policière du fait de sa très rapide montée en grade et des privilèges exorbitants accordés à son poste.
Les fautes et erreurs commises, couvertes, sous la pression de l’autorité élyséenne, par des hautes autorités policières (transmission de vidéos, dérives individuelles), ont même mené un syndicat de policiers à parler de pratiques de « barbouzes » ayant profondément nuit à l’image déjà écornée de l’institution policière.
Le préfet de police Michel Delpuech a d’ailleurs qualifié de « copinage malsain » ces dérives individuelles. Le fait que le ministre de l’Intérieur, Gérard Collomb, les minimise, ou les ignore, et se défausse sur la préfecture de police devant la commission d’enquête parlementaire ne peut que renforcer chez les policiers la souffrance subit sous l’effet d’un double manque de reconnaissance.
Le blues des flics
Ce manque de reconnaissance est nourri à la fois par le désamour de la population et le mépris d’une hiérarchie aux ambitions mues par une trop grande politisation.
« C’est (la politisation) l’une des causes du blues des policiers » écrit Bernard Petit, ancien patron du 36 quai des Orfèvres, dans Secrets de Flics (éditions du Seuil, mai 2018). « La police est une institution charnière entre le système politique et son environnement sociétal », nous explique aussi le sociologue français Jean‑Louis Loubet del Bayle dans Sociologie de la Police (L’Harmattan, 2016).
L’intervention, pour la Préfecture de Police, me sollicitant sur les questions de prévention du suicide dans le cadre d’un contrat de recherche pour une thèse de doctorat en psychologie du travail (Travail policier en commissariat : Lien entre mal-être au travail et épreuves psychiques), m’a permis de mener, en 2016 et 2017, des entretiens (non publiés) avec plusieurs policiers au sein d’un groupe de discussion rassemblant gardiens de la paix et officiers de police judiciaire d’investigation de région parisienne.
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Restaurer le collectif, pour mieux prévenir les suicides liés au travail
Les retours des uns et des autres mettent très clairement en cause l’emprise du politique sur le quotidien.
Le policier, fusible du politique ?
Pour certains policiers l’image « donnée à l’extérieur est influencée par le politique ; et même personnalisée à l’homme politique du moment, au ministre de l’Intérieur qui l’incarne ».
D’autres prennent comme exemple la disparition des îlotiers au gré des décisions politiques : par exemple, la police de proximité a été mise en place sous le gouvernement Jospin, en 1998, et abandonnée cinq ans plus tard par Nicolas Sarkozy.
Elle devrait désormais renaître avec la Police de Sécurité du Quotidien (PSQ).
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Police de proximité, mode d’emploi
Cette instrumentalité policière, signifie que la police est au service de sa tutelle politique. Son organisation est donc obligée de suivre les réformes successives liées aux alternances politiques. En même temps, le corps policier est aussi sujet à une forte insularité. Ses membres résistent, ouvertement ou plus discrètement, aux demandes des acteurs politiques, tout en disposant sur le terrain d’une marge d’appréciation, d’un pouvoir discrétionnaire, dans un mécanisme de caution mutuelle.
Pour les hommes et femmes rencontrés, le rapport avec les autorités politiques, à la frontière entre « insularité et instrumentalité », est en réalité difficile à délimiter.
Le chèque en gris
Cette relative imprécision des directives du système politique a été particulièrement bien analysée par le chercheur canadien Jean‑Paul Brodeur qui désigne la caution mutuelle entre policiers et autorités par la métaphore du chèque en gris.
Cela suggère que l’imprécision des directives est plus ou moins souhaitée par les deux parties, comme instrument de protection mutuelle, en laissant à la police une marge de manœuvre tout en la couvrant, et en permettant éventuellement aux autorités politiques de prétendre ignorer les prolongements policiers de leurs décisions.
S’interrogeant sur ce difficile équilibre relevant de l’instrumentalité ou de l’insularité entre la police et le monde politique, le sociologue Didier Fassin écrit :
« Assurément, le gouvernement instrumentalise la police, ses statistiques, ses interventions… Mais réciproquement, la police s’insularise en reprenant à son compte ce qui lui est imposé : en somme, les forces de l’ordre choisissent de réaliser ce qu’on leur ordonne de faire. »
S’ils en ont les moyens, les policiers disposent d’une marge d’autonomie « au confluent de plusieurs séries de facteurs : la gravité de l’acte, la qualité de la preuve, les comportements du suspect et de la victime ou encore le contexte territorial », expliquent Fabien Jobard et Jacques de Maillard.
La sensation de déclassement
À ce rapport complexe entre instrumentalisation et insularité s’ajoute un dénuement matériel de plus en plus important, que chacun peut constater en se rendant dans les commissariats, et qui ne permet plus de faire du « bon boulot ».
Le rapport sénatorial confirme que :
« Les moyens des forces de sécurité intérieure apparaissent totalement insuffisants. L’immobilier et l’état du parc automobile sont dans un état inquiétant. La commission d’enquête estime que l’adoption d’une véritable loi de programmation de la sécurité intérieure […] pourrait permettre d’élaborer une vision plus cohérente, de traiter en priorité les manques de moyens les plus prégnants puis d’assurer leur maintien à un niveau satisfaisant à long terme. »
Il en découle une impression de déclassement qui affecte profondément le moral des agents et « qui, en outre, porte atteinte à la dignité de la fonction policière vis-à-vis de la population » relève la commission d’enquête sénatoriale.
Est-ce pour cela que la police, face au public, ne cesse de passer du désamour à la haine, par des relations de plus en plus détériorées ?
Manque de reconnaissance
Des relations créant des conflits d’objectif pour ce métier, fondé sur un lien étroit avec la population, et pour ces 100 000 policiers du corps d’encadrement et d’application (les gardiens et gradés) consacrés, par vocation pour la plupart, au service, à l’assistance et à la protection de la population.
Ces dernières années des sites Internet « anti flics » sont apparus, et des affichages, ont dénoncés de manière menaçante les « dérapages policiers » lors des manifestations de rue.
Par ailleurs, comme l’a relevé le rapport sénatorial, les policiers ont « le sentiment d’être traités injustement par les médias ». Ils se plaignent de la multiplication des mises en cause, pour certaines injustifiées, mais désormais relayés par les réseaux sociaux. Ils voient, encore là, dans cette mauvaise image, donnée régulièrement par les médias, un manque de reconnaissance.
Défaut de dialogue interne
Ce désamour crée, en matière de reconnaissance, un transfert de l’attente des policiers vers l’institution dont les policiers attendent des réponses. En vain. Le rapport sénatorial de juillet 2018 soutient ainsi :
« Toutes ces difficultés […] n’aboutiraient sans doute pas à un malaise général si l’institution jouait pleinement son rôle protecteur et intégrateur pour les agents qui en font partie ». Reconnaissant ainsi que la cohésion constitue un « facteur évident » influant sur les suicides, qui dépend de la qualité du management et de « la capacité à déterminer les stratégies opérationnelles au plus près du terrain en associant étroitement les personnels pour qu’ils aient une parfaite conscience de leur place et de leur valeur dans les politiques publiques ».
Mais les policiers de terrain, estimant les réactions politiques limitées face aux évolutions sociétales, et à leurs conséquences en matière de délinquance et de violence, sont très peu sollicités par leur hiérarchie sur ces problèmes de société, pour dégager des solutions opérationnelles.
Le défaut de dialogue entre régulations de contrôle (code de procédure pénale, code de déontologie) et régulation autonome (les règles professionnelles implicites, comme les astuces en cas de refus de contrôle d’identité), soit une absence de régulation conjointe du métier élaborée collectivement dans le travail policier, conduisent à un profond sentiment d’amertume et de mal-être au travail.
Celui-ci s’observe tout d’abord par une forte démobilisation et démotivation jusqu’au retrait de l’opérationnel des gradés et des anciens, la recherche de refuge dans des fonctions administratives ou de gestion de personnel, en cherchant à prendre du « galon ». Ce qui provoque dans le corps d’encadrement et d’application, depuis plusieurs années, un phénomène d’engorgement dans les avancements au grade de brigadier. « Près de 10 000 gardiens de la paix ayant réussi l’examen professionnel de qualification pour le grade de brigadier connaissent actuellement un retard important à l’avancement », dénonce le rapport sénatorial.
Puis, plus rarement, l’enfoncement dans la violence illégitime, jusqu’à l’inacceptable, les « bavures », comptabilisables que lorsqu’elles sont dévoilées.
L’impossible accomplissement de soi
Seule la cohésion collective sur le terrain peut pallier ces processus. Sans échanges possibles, les policiers se trouvent confrontés à des conflits de valeurs, qui, couplés aux conflits d’objectifs, provoquent ce mal-être au travail, pouvant déboucher sur une souffrance et des épreuves psychiques.
Ils ressentent tout un sentiment de vulnérabilité face à la violence témoignée à leur encontre qui, par voie inconsciente, est générateur d’émotions comme l’anxiété, la rancœur ou l’amertume. Ces dernières s’accompagnent d’un fort sentiment d’impuissance, pouvant entraîner, par une fonction psychologique purement subjective, angoisse, solitude ou désespoir.
Dans un tel contexte fait de contradictions et de paradoxes dans l’activité policière, une crise individuelle peut survenir.
L’unification du conscient et de l’inconscient cessant pour quelque cause personnelle que ce soit, associée à un affaiblissement de l’énergie collective, le processus d’individuation se trouve alors interrompue. Le lien d’attachement au collectif se détend et le mécanisme d’intégration dans l’activité collective se rompt.
D’une part, l’individuation, qui est la recherche de singularité psychologique (comme dans le geste individuel approprié à une interpellation avec résistance, par exemple), ne se fait plus. Elle ne s’opère plus au cours de la socialisation, par l’intermédiaire des rapports aux groupes d’appartenance (les brigades). Une quête d’accomplissement de soi, une réponse par « je suis », devient impossible.
D’autre part, le groupe de travail est traversé par des mouvements opposés, qui ne permettent plus de répondre aux caractéristiques d’un collectif : climat de confiance, but commun, coopération, communication entre agents. Le collectif est empêché. Chacun ne peut compter que sur ses ressources propres. Un terrain propice au sentiment de solitude se constitue, jusqu’à contribuer à un espace d’occurrence du passage à l’acte suicidaire par l’individu isolé.
Comme le pensait déjà le sociologue Émile Durkheim, à la fin du XIXe siècle, dans son livre Le suicide, lorsque défaut de régulation et défaut d’intégration sociale se rencontre, le terrain propice au suicide se constitue.
Établir une chaîne de concertation
Comme le préconise le rapport sénatorial paru en juillet, seul le temps laissé à la parole, à l’expression du ressenti, et la cohésion du groupe dans l’exercice du métier, peuvent permettre de surpasser l’enclenchement de ces processus psychiques.
Les rapporteurs, Michel Boutant (socialiste) et François Grosdidier (LR) qui ont qualifié la situation de très préoccupante, rappellent l’efficacité de ce qu’avait fait la gendarmerie lors de la crise de l’été 1989 : une réforme des mécanismes de concertation au sein de l’institution.
Dans la gendarmerie – ce corps privé de droit de grève, tout comme la Police nationale – une « chaîne de concertation » a été mise en place, à tous les niveaux, permettant « à chaque militaire de participer à la prise des décisions relatives à la vie courante de son unité » grâce à des collègues élus par leurs pairs pour détecter, voire régler, les problèmes rencontrés.
Le rapport sénatorial précise que : « L’efficacité de ce dispositif de dialogue interne, et sa capacité à favoriser les remontées d’information depuis le terrain, sont très largement reconnues, au niveau hiérarchique comme parmi les militaires eux-mêmes ».
Aujourd’hui, pour remédier « à l’état de déshérence, où se trouvent les forces de l’ordre dans de nombreux domaines », constaté par les sénateurs, c’est d’une telle refonte profonde dont la police a besoin.
Christian Fassier, Psychologue du travail, doctorant, Conservatoire national des arts et métiers (CNAM)
La version originale de cet article a été publiée sur The Conversation.