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L’Etat islamique et la « vengeance des humiliés »

Myriam Benraad, University of Limerick

« Une génération est née dans l’État islamique et a été élevée sur la fierté et la bravoure, et elle n’accepte pas l’humiliation […] Et le sang des commandants ne fait qu’augmenter leur fermeté sur le chemin du jihad et leur détermination à les venger. »

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Photo credit: alatelefr via Visualhunt.com / CC BY-SA

C’est dans ces termes que, le 30 août dernier, l’État islamique annonçait par la voie d’un communiqué publié par son agence Amaq la mort de son porte-parole et responsable des attentats à l’étranger, le Syrien Abou Mohammed al-Adnani. La problématique des liens entre humiliation, vengeance et violence n’est, à cet égard, guère nouvelle et a fait l’objet d’importants travaux dans le champ des sciences sociales ces dernières décennies ; en témoigne, par exemple, l’accent accru accordé par les politistes et sociologues aux émotions comme moteur central des mobilisations collectives. Cette question a, néanmoins, retrouvé une actualité saisissante depuis la montée en force de l’État islamique dans le courant de l’année 2014 et son cortège de bouleversements à l’échelle mondiale.

Une humiliation dite perpétuelle

Si les théories relatives à l’humiliation dans son rapport à la violence – terroriste plus particulièrement – sont nombreuses et appliquées à une multitude de cas d’étude (parmi eux le conflit israélo-arabe pour ce qui concerne le Moyen-Orient), la plupart s’accordent sur l’association étroite entre déclassement (ou ce qui est perçu comme tel) et comportements – individuels comme collectifs – de représailles. Elles soulignent de plus, et à juste titre, les coûts que ces attitudes peuvent impliquer pour leurs instigateurs et que ces derniers sont généralement prêts à accepter par pur « appétit de revanche ».

En arrière-fond de cette logique se situe souvent la crainte que, sans une vengeance adéquate, l’injustice accolée à l’humiliation (plus ou moins objective ou imaginée ici) ne sera jamais corrigée. Dans ces conditions, l’humiliation devient un phénomène éminemment dangereux, et ce d’autant que les expériences psychologiques, politiques et socio-économiques qui s’y rapportent entretiennent une gamme d’émotions négatives dans le temps long. L’humiliation, qu’elle soit réelle ou fantasmée, constituera dans la majeure partie des cas un réservoir quasi inextinguible de frustration, de ressentiment et de colère propices à toutes les manifestations de violence « réactive ».

Depuis ses origines, l’idéologie « djihadiste » s’est fondamentalement appuyée sur cette narration, peinte dans des couleurs primaires et d’après laquelle « l’Occident », compris comme entité indistincte et caricaturalement dotée des formes classiques de la puissance militaire et économique rehaussées par la mondialisation au cours du dernier quart de siècle, serait en guerre « innée » contre l’islam. Toute la propagande de l’État islamique, à l’instar d’autres mouvements avant lui, se fonde ainsi sur les « preuves » des buts agressifs poursuivis par un monde occidental dépeint comme naturellement hostile aux musulmans.

L’impact dévastateur des photos d’Abou Ghraïb (Irak).
Peter K. Levy/Flickr

À l’évidence, ce processus de victimisation s’est vu – tant symboliquement qu’objectivement – renforcé depuis 2001 par les guerres d’Irak, d’Afghanistan ou encore de Libye, ainsi que par ce que les djihadistes décrivent comme autant de démonstrations subsidiaires de cette hostilité – l’affaire des caricatures du prophète Mahomet ou les tortures de l’armée américaine dans la prison irakienne d’Abou Ghraïb, pour ne citer que ces deux exemples.

La vengeance pour tout horizon ?

Ces conflits et controverses, plus ou moins signifiants, participent au premier plan du message cumulatif de l’humiliation porté et réitéré ad nauseam par l’État islamique, légitimant aux yeux du groupe une violence inouïe exercée contre tous ses ennemis comme moyen de « rétribution » et « restauration ». Assez naturellement, ce message est parvenu à soutenir un puissant imaginaire « global » permettant de faire sens, au-delà de la multiplicité des ancrages culturels et géographiques, des passages à l’acte d’individus aux profils aussi divers qu’Omar Mateen à Orlando, Mohammed Riyad (le jeune Afghan auteur de l’attaque à l’arme blanche dans un train l’été dernier) en Allemagne ou Mohamed Lahouaiej-Bouhlel à Nice, parmi les cas les plus récents.

Cérémonie, le 7 août dernier à Nice, en mémoire des victimes de l’attaque du 14 juillet.
Jean-Christophe Magnenet/AFP

La promesse d’une « vengeance des humiliés » a toujours sous-tendu la puissance de conviction et d’embrigadement des courants djihadistes contemporains ; or celle-ci va désormais bien au-delà des cercles militants traditionnels en touchant des individus difficilement repérables à première vue. Considérée comme inévitable en réponse à un arbitraire supposément subi par l’ensemble du monde musulman (entité ici tout aussi fictive que « l’Occident » précédemment évoqué), cette vengeance est lourde de coûts : en l’occurrence, celle de l’État islamique n’est pas destinée à prévenir de nouvelles blessures ou encore à permettre une éventuelle base de discussion avec ses adversaires mais tend toute entière vers la destruction – celle de « l’autre » comme la sienne.

Ainsi, tout en se targuant de rétablir la valeur de l’islam et de ses fidèles, elle n’a fait jusqu’ici qu’alimenter une spirale infiniment meurtrière exercée au détriment des premiers concernés – nul besoin de rappeler le nombre de fidèles musulmans tués dans les attentats perpétrés aux quatre coins du monde et dont l’État islamique a bien du mal à justifier la mort dans sa propagande.

Voici classiquement l’aspect le plus sombre de tout revanchisme. Passé le plaisir immédiatement ressenti par ceux qui s’en emparent ou la soutiennent – comme l’illustrent les réactions de liesse des partisans de l’État islamique à chaque nouvel attentat commis –, la vengeance conduit en réalité bien souvent à l’impasse. Sa « cible » demeure bien entendu toujours sa première victime, mais elle engouffre de surcroît ses auteurs dans une morbidité collective dont la projection apocalyptique et mortifère de l’État islamique se fait ici l’écho.

L’une des priorités de la lutte antiterroriste doit donc se situer, au niveau des idées, dans la déconstruction critique et systématique d’un récit largement caricatural et qui n’en constitue pas moins l’une des causes fondamentales du surgissement de violence présent.

The Conversation

Myriam Benraad, Chercheuse en science politique (Moyen-Orient), University of Limerick

This article was originally published on The Conversation. Read the original article.

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