Nedjib Sidi Moussa, Université Paris 1 Panthéon-Sorbonne
Les manifestations du 22 février ont radicalement changé l’état d’esprit des Algériens qui, la veille encore, apparaissaient abattus par l’inéluctabilité d’un cinquième mandat du président Abdelaziz Bouteflika. Les manifestations du 1eʳ mars, encore plus impressionnantes que celles des jours précédents, ont confirmé la détermination d’un peuple dont les observateurs soulignent le pacifisme et la volonté profonde d’un changement de système.
One, two, three…
Et si en réalité tout avait commencé, en novembre 2009, avec la qualification de l’équipe algérienne de football pour la Coupe du monde de l’année suivante en Afrique du Sud ? Sur l’ensemble du territoire, hommes, femmes et enfants étaient sortis en masse fêter la victoire contre les rivaux égyptiens à Oumdourman. Il fallait remonter à juillet 1962 pour retrouver une telle euphorie.
Dans une chronique pour Le Quotidien d’Oran, l’écrivain et journaliste Kamel Daoud exprimait alors le sentiment de liesse partagé par la population :
« Il suffit de rien pour vivre un autre pays et l’avoir dans les bras et pas sur le dos. Jamais de souvenir des enfants de l’indépendance, on a vu autant de joie sur les visages de nos femmes, enfin libres. »
Ce pas de côté sportif contreviendra sans doute à une lecture strictement politique des événements en cours et qui tendrait à inscrire les manifestations du 22 février 2019 dans le sillage de celles du 11 décembre 1960 contre le colonialisme français ou du 5 octobre 1988 contre la dictature militaro-policière.
Pourtant, les débordements ludiques de novembre 2009 marqués par le slogan désormais célèbre « One, two, three, viva l’Algérie ! » avaient une signification bien plus profonde qu’un simple résultat footballistique. En réalité, par leur caractère national, joyeux et mixte, ils célébraient la fin de la guerre civile et la réappropriation temporaire de l’espace public.
De fait, ils mettaient un terme à la parenthèse sanglante ouverte par l’interruption du processus électoral en janvier 1992 ainsi que par l’état d’urgence promulgué dans la foulée et levé officiellement en février 2011, sans que ne soient respectées pour autant les libertés démocratiques les plus élémentaires, comme celle de manifester dans la capitale.
« L’Algérie n’est pas la Syrie »
Pour expliquer la stabilité du régime malgré les « printemps arabes » de 2011, il était tentant de se référer à cette séquence volontiers mobilisée par la propagande du régime dans l’intention de paralyser les velléités contestataires. Il s’agissait surtout d’effrayer la population en brandissant la menace d’un retour à la « tragédie nationale » des années 1990.
C’est, d’ailleurs, à cet exercice que se sont livrés les porte-voix du Président sortant après les manifestations inédites du 22 février dernier. Ainsi, l’ancien ministre Amara Benyounes a déclaré dans un meeting tenu à Chlef le 27 février :
« Vous savez ce que nous avons vécu dans les années 1990. Qui veut revenir à cette période ? »
Le lendemain, le premier ministre Ahmed Ouyahia a lancé aux députés :
« Les citoyens ont offert des roses aux policiers, c’est beau, mais je rappelle qu’en Syrie, ça a commencé aussi avec les roses. »
Pourtant, la peur n’avait-elle pas déjà changé de camp depuis le 22 février ? La population a d’ailleurs répondu à ce parallèle par le slogan « l’Algérie n’est pas la Syrie ».
Néanmoins, durant cette période sans cesse convoquée par les tenants du statu quo – qui a causé des dizaines de milliers de morts, disparus ou déplacés –, les Algériens étaient-ils cantonnés au rôle de victimes passives, prises en étau entre la répression étatique et les atrocités islamistes ?
Deux œuvres récentes invitaient justement à nous replonger dans cette « décennie noire », en rompant avec les récits idéologiques pour mieux approcher la sensibilité des individus, celle des vivants et des survivants. Il s’agit du film Atlal de Djamel Kerkar et du roman 1994 de Adlène Meddi.
Abdou et Amin, leurs protagonistes masculins, incarnent les aspirations de deux générations prises dans un conflit absurde et cruel, sans jamais se départir d’un humour ravageur, de passions amoureuses ou d’une certaine quête de normalité dans un pays où le mot « normal » renvoie à la même sensation d’irréalité que l’expression « Bled Mickey » ainsi que le notait l’auteur post-situationniste Mezioud Ouldamer.
Une révolution, mais quelle révolution ?
Incontestablement, il y a un avant et un après 22 février. Pour Louisa Hanoune, secrétaire générale du Parti des travailleurs, l’Algérie se trouverait même dans une « phase prérévolutionnaire ». Pourtant, ses appels à rejoindre le mouvement ne l’ont pas empêché de se faire chahuter à Alger en raison de son attitude jugée trop complaisante avec les autorités durant ces dernières années.
Les manifestations du 1er mars, encore plus massives que les précédentes et dont nous disposons de compte-rendu pour de nombreuses localités (El Tarf, Annaba, Guelma, Constantine, Mila, Jijel, Sétif, Ouargla, Béjaïa, Tizi-Ouzou, Bouira, Alger, Blida, Chlef, Ténès, Mostaganem, Mascara, Oran, Sidi-Bel-Abbès, etc.), témoignent non seulement du refus d’un cinquième mandat mais aussi du rejet du système politique, de son personnel (comme le très impopulaire Ahmed Ouyahia) et de ses organisations (à commencer par le Front de libération nationale, l’ancien parti unique).
Le printemps que nous appelions de nos vœux en mai 2012 est-il enfin advenu ? Ou alors, au risque de pécher par excès d’optimisme, ne faudrait-il pas se poser la question suivante : la révolution algérienne a-t-elle commencé ?
En 2014, nous estimions qu’il était « faux de penser que les révolutions des pays voisins n’[avaient] eu aucun impact » en Algérie et que, bien plus que la guerre civile, c’était surtout « l’absence d’une alternative radicale » qui empêchait le changement souhaité par des oppositions affaiblies par la répression étatique, leur collusion avec le régime ou leurs pratiques anti-démocratiques.
Le puissant mouvement initié le 22 février 2019 s’inscrit donc dans des dynamiques régionales et nationales. Mais, à supposer que cette rupture symbolique puisse être qualifiée de « révolution », encore faut-il être en mesure d’en déterminer le caractère car les mots d’ordre démocratiques associés aux chants patriotiques ou au drapeau vert-blanc-rouge peuvent tout à fait s’accorder avec un agenda néolibéral.
La première fortune du pays, Issad Rebrab, s’est joint à la contestation tandis qu’une marche est appelée, le 5 mars à Tizi-Ouzou, pour dénoncer les entraves administratives menées à l’encontre des activités du groupe Cevital. Des tensions se font également jour au sein du Forum des chefs d’entreprises, le syndicat patronal dirigé par Ali Haddad, soutien inconditionnel du Président sortant et dont se démarquent désormais des entrepreneurs attentifs à « l’adhésion du peuple ».
La permanence de la question sociale
À l’inverse, la question sociale ne semble guère articulée – du moins explicitement – à la question démocratique par les manifestants. Pourtant, dans son annonce de candidature du 3 mars, Abdelaziz Bouteflika promet « la mise en œuvre rapide de politiques publiques garantissant une redistribution des richesses nationales plus juste et plus équitable ».
S’agit-il d’une nouvelle manœuvre visant à désamorcer les appels à la grève générale et à l’auto-organisation tels que formulés par le Parti socialiste des travailleurs dans un communiqué du 26 février ? Ce parti d’extrême gauche se prononce aussi pour la convocation d’une Assemblée constituante souveraine « représentative des aspirations démocratiques et sociales des travailleurs et des masses populaires ».
Ainsi, derrière l’unanimisme façonné par le refus d’un cinquième mandat, des perspectives contradictoires s’opposent, sans compter sur les islamistes qui n’ont pas renoncé à défendre un projet de société résolument compatible avec le capitalisme néolibéral.
Si la société algérienne a évolué depuis les années 1990, la question sociale demeure toujours aussi brûlante pour un État autoritaire qui a jusqu’alors réussi à contenir des revendications sectorielles grâce aux ressources tirées des hydrocarbures.
Le 22 février a inauguré une nouvelle séquence pour les luttes populaires qui n’ont jamais réellement cessé en dépit des auto-satisfecits gouvernementaux. Reste à savoir quels secteurs de cette population désireuse de changement radical prendront l’initiative, selon quel agenda et sous quelles modalités.
Nedjib Sidi Moussa, Associate research scientist, Université Paris 1 Panthéon-Sorbonne
Cet article est republié à partir de The Conversation sous licence Creative Commons. Lire l’article original.