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Charcuterie : entre nitrate sans danger et nitrite toxique, comment s’y retrouver ?

Devriez-vous reposer cette tranche ?
Alex Guillaume / Unsplash, CC BY-SA

Jérôme Santolini, Commissariat à l’énergie atomique et aux énergies alternatives (CEA) – Université Paris-Saclay

Depuis quelques années, la question de l’adjonction de sels de nitrite dans la préparation de viandes transformées refait surface dans l’espace public jusqu’à envahir aujourd’hui l’hémicycle : le député Modem Richard Ramos vient de déposer un amendement au projet de loi de financement de la Sécurité sociale (PLFSS) visant à instaurer pour des raisons sanitaires une taxe sur la charcuterie contenant des additifs nitrés ; amendement soutenu par une cinquantaine de députés de tous bords, et adopté en commission des affaires sociales la semaine dernière.

On pourrait croire que la question du nitrite alimentaire correspond à une préoccupation sanitaire récente. Il n’en est rien : la problématique est aussi vieille que le nitrite lui-même et connue depuis la fin du XIXe siècle. Le Nitrite (NO2) est un oxyde d’azote identifié dès sa classification comme une molécule toxique. Ainsi la fiche MSDS du nitrite de sodium indique qu’il est toxique pour la santé humaine très toxique pour l’environnement.

Il fut originellement considéré comme un poison dangereux en raison de sa capacité à dégrader l’Oxyhémoglobine en Methémoglobine supprimant ainsi la capacité des globules rouges à transporter l’oxygène et conduisant à une hypoxie potentiellement létale. C’est le fameux syndrome des bébés bleus lié à l’utilisation excessive de nitrates dans les engrais agrochimiques, qui a conduit les autorités sanitaires européennes à imposer des réglementations drastiques sur les taux de nitrate dans les eaux de consommation.

Faisons la différence entre nitrIte et nitrAte

Le Nitrate (NO3) ? On n’avait pas parlé du Nitrite ? C’est là toute la subtilité de la chimie biologique. En effet, dans certaines conditions chimiques et physiologiques, le nitrate se transforme en nitrite : ainsi de nombreuses bactéries dans notre bouche (mais aussi nos propres enzymes) vont catalyser la conversion de nitrate en nitrite, transformant des taux élevés de nitrate (normalement sans danger) en taux toxiques de nitrite. Cette conversion nitrate/nitrite est d’ailleurs à l’origine du recours au nitrite dans l’industrie de la viande transformée. Guillaume Coudray retrace l’histoire de l’utilisation du nitrate et du nitrite dans son livre « Cochonneries », dans lequel il explique les enjeux économiques, politiques et sanitaires autour de l’utilisation d’additifs nitrés.

Au XIXe siècle, la charcuterie connaît sa première révolution industrielle. Pour accélérer le processus de salaison, pour utiliser des viandes de faible qualité, pour compenser des conditions d’hygiène douteuse, l’industrie de la viande nord-américaine développe l’utilisation intensive d’additifs nitrés (nitrate) pour produire une charcuterie à bas coût qui envahit rapidement l’Amérique du Nord et l’Europe.

La charcuterie connaît sa deuxième révolution via la découverte de nouveaux procédés de synthèse chimique des sels de nitrite. Les industriels de la viande américains s’empressent de substituer ces sels de nitrite peu chers au salpêtre issu de gisements naturels mais se heurtent rapidement à l’opposition des pouvoirs publics en raison des risques élevés d’empoisonnement au nitrite. La résistance des autorités sanitaires durera jusqu’en 1934 aux USA (en 1964 en Europe) mais cédera devant les pressions politiques et économiques.

Le XIXe était le siècle de la chimie (et de son couplage fort au monde industriel) et le monde de la toxicologie restait confiné au vieux paradigme de Paracelse (XVe siècle) qui stipulait que « toutes les choses sont poison, et rien n’est sans poison ; seule la dose fait qu’une chose n’est pas poison ». Les progrès en biologie au cours du XXe siècle changèrent radicalement la notion de toxicité : les êtres vivants n’étaient plus simplement des machines qu’un poison (cyanure, nitrite…) bloquait de façon aiguë mais un système extrêmement sophistiqué de processus physiologiques qu’une atteinte chronique pouvait faire dysfonctionner de façon globale et irréversible. Fumer du tabac ne tue pas sur le coup mais provoque, entre autres, des cancers du poumon, des troubles cardiovasculaires.

Le monoyde d’azote : de toxique à molécule miracle

C’est ce qui se joue aujourd’hui même, et j’aimerais clarifier un certain nombre d’éléments qui maintiennent la confusion quant à la toxicité du nitrite. Revenons quelques instants à la chimie. Le nitrite n’est qu’un élément parmi d’autres de la grande famille des oxydes d’azote. Dans cette famille vous retrouvez le nitrate, les nitrosothiols, le peroxynitrite… Vous avez également entendu parler des NOx, dérivés du NO2, principaux responsables de la pollution de l’air ; ou du protoxyde d’azote (N2O), utilisé comme léger euphorisant et anesthésique en milieu hospitalier mais aussi gaz à effet de serre au pouvoir 300 fois plus important que le CO₂. C’est une grande famille de molécules extrêmement versatiles, réactives, au fort pouvoir oxydant.

En milieux biologiques, elles réagissent avec quasiment toutes les biomolécules (protéines, membranes, ADN) et sont en constante interconversion : ainsi le nitrate peut se transformer en nitrite, qui peut se transformer en NO2 ou NO° qui peut se transformer à son tour en nitrite ou peroxynitrite, ou bien en dioxyde d’azote ou peroxynitrate. Au final ce sont des dizaines de molécules (les RNOSSs : Espèces réactives de l’Azote, de l’Oxygène et du Soufre) qui interagissent les unes avec les autres, au cœur de la régulation des processus physiologiques.

La molécule au centre de cette famille et, biologiquement, la mère de toutes ces molécules, c’est NO°, le monoxyde d’azote. Le petit rond en incrément à droite du O représente son électron non-apparié, « libre », qui va donner au NO° sa très grande réactivité. Bien que synthétisé par Joseph Priestley en 1772 l’histoire biologique du NO° ne commence qu’au milieu des années 1980, par la découverte que la molécule régulant notre pression artérielle n’était autre que le NO°. « Découverte scientifique de l’année » en 1992, puis Prix Nobel de Médecine 1998, NO° devint rapidement incontournable en biologie en raison du nombre colossal de processus physiologiques qu’elle contrôle.

De toxique, NO° devint rapidement molécule miracle, complément alimentaire magique censé apporter une solution à toutes les maladies (cardiovasculaires, neurodégénératives…). À ce rayon, Nathan Bryan, l’actuel secrétaire/trésorier de la NO° Society (Société savante à laquelle j’appartiens) est extrêmement entreprenant. Auteur de plusieurs livres sur cette « molécule miracle », il dirige une entreprise commercialisant des compléments alimentaires. Nathan Bryan, qui est également expert auprès de l’American Meat Institute, fait partie d’un groupe de scientifiques défendant au sein de ma communauté la contribution du nitrite dans certains processus physiologiques et associant le nitrite aux effets miracles du NO°. Dès le début des années 2000, ce message a fortement intéressé des secteurs industriels en proie à des réglementations contre le nitrite et le nitrate. Un discours scientifique mettant en avant le rôle physiologique potentiel du nitrite et du nitrate était pour eux une aubaine qu’ils se sont empressés de saisir.

Une confusion basée sur un mésusage des travaux scientifiques

Il convient aujourd’hui de remettre un peu de vérités scientifiques dans cette étrange promotion du nitrite. D’abord parce que NO° et les RNOSSs ne sont pas des molécules miracles, pas seulement en raison de la complexité des processus physiologiques mais surtout parce qu’ils sont responsables d’un stress oxydant cellulaire associé au développement de très nombreuses pathologies (maladies cardiovasculaires, inflammatoires, neurodégénératives, cancers, diabètes, asthmes…).

Ensuite parce que le nitrite a peu de chances d’avoir un quelconque effet bénéfique car il faudrait qu’il soit reconverti en NO° et que cette conversion ait lieu près de la cible biologique souhaitée. Ainsi, un discours qui est vrai dans l’espace scientifique (le nitrite peut être réduit en NO° par certaines enzymes et contribuer aux processus de vasodilatation dans le cadre d’expériences modèles sur des vaisseaux sanguins ou des souris de laboratoire) n’a aucun sens lorsqu’on change d’échelle et qu’on parle de santé humaine.

Une confusion du même type est aujourd’hui instrumentalisée dans le cas des additifs nitrés de la charcuterie. Ce n’est pas le nitrite qui est toxique. Son ingestion, si elle inactive quelques globules rouges, ne va pas nous tuer sur le coup. Mais le nitrite va être transformé dans un deuxième temps en d’autres oxydes d’azote comme entre autres le NO°, le NO2° ou des complexes nitroso-hemoglobine ou – myoglobine (Hb/MbFeIINO) –, qui donnent d’ailleurs sa singulière et étonnante couleur rose au jambon blanc… Ces molécules auront d’une multitude d’effets biologiques et conduiront à l’oxydation, la nitrosation et/ou à la nitration irréversible de nombreuses protéines (la formation de nitrosamines par exemple) au cœur des processus de carcinogenèse.

C’est pour cela que les études et réglementations du CIRC (Centre international de recherche sur le cancer) et de l’ANSES (Agence nationale de sécurité sanitaire de l’alimentation, de l’environnement et du travail) ne portent pas sur le nitrite mais sur les viandes ayant subi un traitement aux sels nitrés. Le CIRC a classé les viandes transformées dont la charcuterie en cancérigène avéré et indique que « chaque portion de 50 grammes de viande transformée consommée quotidiennement accroît le risque de cancer colorectal de 18 % » ; l’ANSES recommande de limiter la consommation de charcuterie à 25g par jour ; rappelons au passage que les cancers colorectaux sont la deuxième cause de décès en France avec plus de 43 000 nouveaux cas et 17 000 décès par an.

Dans le contexte de décisions publiques, comme le vote sur l’amendement du député Ramos, il est important de bien saisir un certain nombre de points : les « messages à retenir » des congrès scientifiques :

Lorsqu’on parle de toxicité, il ne faut pas se focaliser sur le nitrite mais bien comprendre que la toxicité induite est liée aux multiples effets des oxydes d’azote sur de nombreuses cibles biologiques.

Dans ce contexte, une toxicologie qui ne considère que les effets dose/réponse du nitrite est par avance défaillante et ne peut servir de base à une politique de santé publique ; il faut au contraire appuyer la décision publique sur les savoirs biologiques les plus pertinents et en particulier ici prendre en compte tous les oxydes d’azotes induits par l’ajout de sels nitrés.

Les discours sur les bienfaits des nitrites ou des nitrates sont des « fake » qui sont produits et/ou instrumentalisés par des industriels inquiets de trop de réglementations. C’est pourquoi il est important de s’appuyer sur une véritable connaissance scientifique libérée de potentiels conflits d’intérêts.The Conversation

Jérôme Santolini, Chercheur en biochimie, responsable du laboratoire « Stress oxydant et détoxication », Commissariat à l’énergie atomique et aux énergies alternatives (CEA) – Université Paris-Saclay

Cet article est republié à partir de The Conversation sous licence Creative Commons. Lire l’article original.

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