Claude Patriat, Université de Bourgogne
« Il faut pardonner aux rois leur médiocrité, ils ne se sont pas choisis ! »
Ernest Renan, à propos de Louis-Philippe.
Pénétrant observateur du phénomène du pouvoir dans sa plénitude anthropologique, Georges Balandier notait : « Accéder au pouvoir, c’est mourir comme homme pour renaître comme détenteur de la charge suprême. » Mystérieuse alchimie produite par le passage du statut de simple sujet ou citoyen à celui de détenteur de l’autorité souveraine. Transubstantialisation nécessaire pour créer la distance entre l’homme privé et l’homme public au service de l’intérêt général.
Ce processus induit que le chef, élu ou non, s’entoure d’un espace de silence afin d’instaurer un minimum de distance entre le dire et le faire. L’exercice du pouvoir impose inévitablement l’existence d’un halo protecteur, cette part d’ombre qu’Edwy Plenel dépeignait de manière critique chez Mitterrand : homme de pouvoir consommé, ce dernier poussait certes un peu loin le bouchon de l’obscurité entretenue, mais il n’ignorait rien des exigences de la charge de l’État. En faire fi équivaut à parodier Molière, quand il décrit le bourgeois qui se veut gentilhomme.
Transparence et insignifiance
À n’en point douter, avec Un président ne devrait pas dire ça, nous assistons à un double naufrage. Passons rapidement sur celui de la conception du métier de journaliste qu’illustrent les deux auteurs, travestissant le travail d’investigation en vide-grenier médiocre : 797 pages d’une espèce de verbatim dévergondé, où l’on apprend pêle-mêle que François Hollande descendait les poubelles triées par Ségolène Royal, qu’il éteint le soir les lumières de l’Élysée…
Certes, les journalistes pensent se justifier en plaidant le consentement du Président, prévenu qu’ils préparaient un livre. Cela excuse-t-il leur absence de sélection de ce qu’en conscience, ils doivent retranscrire ou pas ? Que, sous le prétexte de ne pas avoir été invités à sortir pendant une conversation téléphonique hautement politique, ils n’éteignent pas leur magnéto pour se mettre en off ? Il est dommage que le titre Ça n’a aucun sens fût déjà pris par Elsa Freyssinet pour un précédent ouvrage de la même eau : il aurait parfaitement convenu à cette entreprise de destruction de la frontière entre la transparence et l’insignifiance. En politique et en information, tout comme en art, l’exactitude ne suffit pas à rendre compte de la vérité.
Encore ces deux compères ne font-ils que céder à l’air du temps, qui en aplatissant tous les reliefs, en écrasant toutes les distances entre le public et le privé, en banalisant tous les propos, contribuent à accélérer la décomposition du politique, processus bien en vogue dans la presse et dans l’édition aujourd’hui.
Anormale normalité
Quoi qu’il en soit, la responsabilité du président de la République dans cette entreprise de dissolution apparaît accablante : elle est directe et lourde. Il y avait des précédents à ces confidences sur l’oreillette : outre l’ouvrage précédemment cité, Antonin André et Karim Rissouli avaient publié Conversations privées avec le Président. Nous ne sommes donc pas en présence d’un accident de parcours, d’un moment de relâchement, mais d’un projet mûrement calculé dans le temps. Sourd à toute obligation de réserve, François Hollande parle aux journalistes, sans retenue et avec gourmandise : à le lire, on l’imagine se délecter de sa propre parole.
Aurait-il l’imprudence de croire aux vertus de la communication telle qu’il la fait ? Aurait-il la naïveté de penser qu’il suffit de dire ce qu’on est pour expliquer ce qu’on fait ? Aurait-il si peu de considération pour sa fonction et envers ceux qui l’ont désigné pour l’exercer, qu’il estime utile de livrer en pâture quelques anecdotes dont la banalité met cruellement en évidence la complexité des problèmes à traiter ? C’est ignorer superbement cette mise en garde de Corneille dans Pompée : « Il détruit son pouvoir quand il le communique. »
D’une certaine manière, nous étions prévenus. L’élu de 2012 avait déclaré qu’il voulait être un Président normal. Certes, mais sur le moment, on pouvait penser qu’il s’agissait pour lui de se démarquer de son prédécesseur et de son mode agité d’omni-présidence ; qu’il voulait simplement être un Président remarquablement normal. Pouvait-on imaginer qu’en lieu et place d’une gouvernance apaisée, on assisterait à un pareil flux de télélysée-réalité ? Qu’il jouerait au jeu des confidences dans son propre bureau, tout en acceptant de recevoir des communications exigeant, sinon le secret, au moins la discrétion ? La simplicité souhaitée d’un homme d’État peut conduire à renoncer à un apparat désuet et coûteux, mais dans l’exercice de ses fonctions, il n’en demeure pas moins tenu par des formes protectrices de celles-ci.
Être et paraître
Peut-être cet événement éclaire-t-il une part du mystère de la personnalité du Président. Il y a du marivaudage dans cette intrigue, qui rappelle étrangement Les fausses confidences. On connaît le génie de Marivaux pour nous placer sur la frontière fragile entre l’apparence et la réalité, entre le vrai caché et le faux exprimé. Loin de révéler, la parole peut cacher : elle s’avère un masque dissimulant le visage réel. Le discours ne ment pas, à proprement parler : il travestit le cri du cœur en faux-semblant. Par amour d’Amarinte, dans le rôle de Marianne, François Hollande ne cherche-t-il pas avant tout à contourner par une vraie-fausse communication la coalition de ses détracteurs ? Qui manipule qui dans cette conversation débridée ?
Toutefois, la dialectique de l’être et du paraître ne parvient jamais à s’accomplir pleinement, même dans les jeux de l’amour. A fortiori, dans les jeux de pouvoir où seul trompe qui peut, les masquent finissent toujours par tomber. D’autant plus aisément quand les miroirs sont faussés et deviennent déformants. Nos institutions donnent en effet une définition et un statut au Président de la République : celui d’un arbitre, garant du fonctionnement régulier des pouvoirs publics, de la continuité de l’État et de l’intégrité nationale. On sait que la réalité de la Ve République renvoie une tout autre image : celle d’un Président démiurge, omniprésent, dictant sa volonté aux ministres, transformant son premier ministre en chef d’état-major et le Parlement en Chambre d’enregistrement. Un regard sur le quinquennat écoulé illustre les dangers de la distorsion.
François Hollande n’aura été vraiment Président que lorsqu’il a été un vrai Président, c’est-à-dire quand il a assumé son seul statut constitutionnel. Face aux malheurs et aux attentats, il a su trouver le ton et l’attitude qui convenaient, à l’exception du peu glorieux épisode de la déchéance de nationalité. Que ne s’en est-il tenu à ce rôle ?
À s’avancer sur tous les terrains, à se poser en concepteur et en oracle de toutes les décisions politiques, il s’est perdu dans des marécages dont il ne connaissait pas les passages. De contradictions en impasses, d’engagements oubliés en actions à contresens, son bilan est devenu illisible. Loin de l’éclairer et de lui redonner de la cohérence, la débauche de confidences dont il surcharge les tables des libraires ne fait que rajouter à la confusion. En banalisant la fonction dans ses moindres ressorts, elle fait de ce président un homme trop normal pour en assumer la pleine complexité et la part de sacré.
Verba volant scripta manent
L’ambivalence peut rapidement se réduire à une équivoque. Il y a un télescopage troublant entre deux parutions simultanées : le même jour sortent, dans L’Obs une interview-fleuve dans laquelle François Hollande déclare « Je suis prêt » ; en librairie, Un Président ne devrait pas dire ça. Le message de la première n’a rien de subliminal : il pose une volonté de poursuivre son action, donc de se présenter à la prochaine élection présidentielle. La portée du second est radicalement inverse : en forme de libre propos, dans des mémoires d’un nouveau genre stockés au fil de l’eau sur l’ordinateur de journalistes, il livre son témoignage sur sa présidence qui s’achève.
Une manière de clôture du projet, à quelques mois de la fin du mandat. On dit d’une porte qu’elle doit être ouverte ou fermée. Cette surprenante coïncidence tendrait à essayer de prouver qu’une porte peut être ouverte et fermée ! Et c’est peut-être ainsi qu’il faut lire cet étrange message : comme une incertitude de plus dans la fermeté d’intention du Président.
On trouve, en revanche, moins d’hésitation dans le propos critique de l’action d’autrui. Répondant aux questions des journalistes au sujet de l’attitude des parlementaires sur les réformes, François Hollande invoque la célèbre formule de Marx ironisant sur le « crétinisme parlementaire ». Le procès s’avère d’autant plus injuste qu’il fait l’impasse sur le manque de respect chronique des Présidents vis-à-vis de la liberté des élus. Situation qui amènerait peut-être Marx, s’il vivait aujourd’hui, à élargir sa cible.
De ces ambivalences, il reste que l’on s’égare dans ce tourbillon où les paroles ne se contentent plus de voler, mais perdurent sous la plume de journalistes mal inspirés. Tandis que le sens de l’État se disperse dans le vent de la déliquescence.
Claude Patriat, Professeur émérite de Science politique, Université de Bourgogne
This article was originally published on The Conversation. Read the original article.