Grégory Bressolles, Kedge Business School
Avec plus de 417 sites en France et une valeur globale multipliée par 10 en 10 ans, le marché de la vente de vin en ligne est un marché très concurrentiel, qui est entré dans une phase de maturité.
Un marché à maturité après 10 ans de forte croissance
De nouveaux consommateurs sont en permanence attirés par la facilité que représente l’achat en ligne et la diversité de l’offre. D’anciens consommateurs de la vente à distance traditionnelle (courrier, téléphone…) se convertissent également aux commandes en ligne. Ce marché qui n’était qu’à ses balbutiements il y a environ 10 ans est, aujourd’hui, devenu un canal crucial pour la distribution du vin. Plus d’1,3 milliard d’euros de vin a été vendus en ligne en France en 2016 et ce chiffre devrait monter à 1,5 milliard pour 2018, représentant 10 % des achats de vin tous canaux de distribution confondus, d’après l’étude e‑Performance Barometer 2017.
Alors que la croissance était supérieure à 30 % par an à ses débuts, on assiste, depuis 2014, à un fort ralentissement de celle-ci. Même si elle reste très importante en valeur, avec une augmentation de l’ordre de 100 millions d’euros chaque année, le taux de croissance montre une stabilisation progressive.
L’arrivée de nouveaux acteurs entre 2011 et 2014 (sites de ventes privées, box œnologiques) avait bouleversé le jeu concurrentiel et vu s’imposer de nouveaux leaders pure players généralistes. On a assisté également à des disparitions d’acteurs historiques pour différentes raisons (1855.com et Chateauonline…) mais aussi des rachats (WineandCo par la holding propriétaire de La Martiniquaise, Le Petit Ballon par Vente-privee.com…).
De même, de nombreux sites qui ne réalisaient qu’un faible volume de ventes (pure players ou cavistes traditionnels en ligne) et formaient la long tail du marché ont disparu, faute de moyens leur permettant d’investir dans le développement de leur activité et la mise à jour de leur site.
Cette concentration segmente aujourd’hui le marché autour de gros opérateurs. Les nouveaux entrants doivent, pour se faire une place, compter sur le soutien commercial et financier d’appuis forts au sein de la profession (producteurs, négociants, logisticiens…). Il est donc légitime de se demander : quel sera le modèle gagnant dans le futur ?
Le panorama des acteurs de la vente de vin en ligne
Depuis une quinzaine d’années, ce marché se développe à partir d’initiatives variées. Même si les différents acteurs ont tendance à mixer les modèles, afin de multiplier les sources de revenus, il est possible de distinguer sept grands types d’acteurs :
Les pure players généralistes : en moins de dix ans, deux acteurs généralistes ont su prendre la place de co-leaders : Vente-privee.com (présent sur ce segment depuis 2005, CA 2016 : 50 millions d’euros en Europe, 4,4 millions de bouteilles livrées) et Cdiscount.com (présent sur ce segment depuis 2007, CA 2016 : 40 millions d’euros, 4 millions de bouteilles vendues). Durant ces 3 dernières années, ces deux acteurs se sont imposés et ont conforté leur position, en creusant l’écart avec les autres acteurs.
Les pure players spécialistes : on retrouve dans cette catégorie aussi bien des acteurs de taille importante (Vinatis, Wineandco…) qu’une multitude de petits acteurs se positionnant souvent sur des niches (un seul terroir, vins étrangers, bio…). Depuis 2015, ces sites ont connu une forte concentration. De nombreux sites « semi-professionnels », qui représentaient pour leur gérant une activité annexe, sans investissement significatif en ressources humaines et/ou financières, ont mis un terme à leur activité. Ces sites de niche spécialisés, en renouvellement permanent, enrichissent de manière significative l’offre de vins disponible sur Internet.
Les enseignes de cavistes en ligne sont pour la grande majorité des acteurs historiques, présents en ligne depuis une dizaine d’années et qui réalisent un chiffre d’affaires en ligne de plus d’un million d’euros ou ont une présence physique nationale importante (Nicolas, Les Repaires de Bacchus, Inter Caves…). En développant leur stratégie click-and-mortar, elles sont parties d’une vision ancrée dans le marché physique et l’ont transposée sur Internet. C’est un modèle qui a fait ses preuves depuis plus de 10 ans, mais ne séduit qu’une partie des acheteurs. Ce système laisse peu de place à l’achat impulsif, souvent réduit à l’acquisition d’une bouteille supplémentaire dans un panier réfléchi. On retrouve ensuite sur ce segment de nombreux cavistes physiques de moindre taille qui ont ouvert un site Internet afin de tirer profit des avantages de la vente en ligne. Ces dizaines de cavistes dont les revenus en ligne ne dépassent pas 100 000 euros ne pourraient pas faire vivre leur site si c’était leur unique source de revenus.
L’arrivée de nouveaux entrants et les récentes évolutions du marché poussent les cavistes à repenser leur activité en développant des « box » et des ventes privées et/ou favorisant la mutualisation entre le site et le(s) boutique(s) physique(s) dans une logique cross-canal. Le caviste Nicolas, fort de ses 500 boutiques physiques, dispose de tous les atouts nécessaires pour être le caviste leader sur ce marché : conseil, offre, proximité, marque connue… Or, par crainte de cannibaliser ses ventes en magasin, il se refuse d’avoir une démarche « agressive » online. Il s’engage timidement dans une logique de cross-canal en permettant le click and collect et les e-reservations.
La grande distribution alimentaire a raté le virage de la vente à distance et cherche un modèle pour s’y faire une place aux côtés des e-commerçants. Elle voit la vente de vin en ligne comme un projet business et n’est pas suffisamment centrées sur le client. L’intégration de la vente en ligne est plus difficile pour les enseignes d’indépendants (E. Leclerc, Système U, Intermarché…) que pour les enseignes intégrées (Auchan, Carrefour…).
L’essentiel des ventes en ligne de vin pour la grande distribution se déroule durant les foires aux vins. La vente en ligne durant ces périodes permet au consommateur d’éviter les files d’attente aux caisses et les ruptures de stock une fois devant le rayon. Certaines enseignes ne proposent que la réservation en ligne, le consommateur devant retirer sa commande au drive (jereservemafoireauvins.fr pour Carrefour) ou en magasin (pour Lidl par exemple). D’autres enseignes ne proposent toujours pas à la vente en ligne l’intégralité de leur catalogue « foire au vin » à l’image de Géant Casino ou de E. Leclerc.
Pour autant, les enseignes de grande distribution alimentaire ont toutes les clés pour réussir sur ce marché. Elles bénéficient de la largeur de leur offre proposée en magasin, de l’importance de leur base de données clients, de leur connaissance du marché, de leur fort pouvoir de négociation et d’un maillage du territoire important. Pour combler leur retard sur les ventes de vin en ligne, elles misent sur le click and collect via des retraits de marchandises dans les magasins et les drives.
Face aux acteurs établis du e-commerce du vin, de nouvelles entreprises continuent de se lancer. Internet est un fabuleux terrain de jeu pour les entrepreneurs et les start-up. Aussi a-t-on vu ces dernières années des entrepreneurs se lancer dans l’Internet du vin et entraîner une évolution vers la vente de vin 2.0, avec de nouveaux modèles économiques et de nouveaux facteurs de succès.
Les ventes privées sont le modèle économique qui a profondément modifié l’achat de vin sur Internet. Ce segment de marché s’est stabilisé et concentré depuis 2014, autour d’acteurs dont le CA dépasse le million voire même la dizaine de millions d’euros (Vente-privee.com, 1jour1vin.com, VenteALaPropriete.com…) et de nombreuses entreprises de taille plus réduite et qui s’attaquent à des marchés de niche : 20h33 pour les vins de Bordeaux, Grands Vins Privés pour les « grands vins »…) et de nombreux cavistes en ligne pour qui la vente privée est un outil promotionnel, permettant de commercialiser des stocks à prix réduit et de dynamiser les ventes.
Les box et abonnements ont séduit de nombreux acteurs majeurs de la vente de vin en ligne décidant ainsi de compléter leur offre (par exemple, Cdiscount). Trois Fois Vin, la première box vin, est apparue en 2010. Elle a vite été suivie par des box comme Le Petit Ballon, My Vitibox… qui ont pour ambition de sélectionner des vins hors des sentiers battus et de surprendre le consommateur en le fidélisant.
La vente directe en ligne : depuis une dizaine d’années, plusieurs vignerons ont franchi le pas du e-commerce en proposant une boutique en ligne venant compléter leur offre de vente directe au caveau et sur des salons. Mais cette démarche reste coûteuse et présente des difficultés techniques (création et maintenance du site), logistiques (solution d’expédition de petites quantités) et humaines (personnel disponible pour assister les acheteurs en ligne, préparer et suivre les commandes…). Face à ces difficultés, plusieurs solutions ont été créées en échange d’une commission sur les ventes. La boutique en ligne des Vignerons indépendants a ainsi vu le jour début 2015, et référence aujourd’hui plus de 700 vignerons, grâce à un partenariat avec Plugwine, qui stocke les vins et fournit une prestation technique (plateforme e-commerce) et logistique (préparation et expédition des commandes).
Depuis 2013, à la suite de rachats, partenariats, et activités lancées sur différents modèles économiques, un certain mélange des genres tend à se généraliser. La grande distribution vend en ligne, en « drive » et par ventes privées ; les cavistes en ligne, après avoir ouvert des magasins, se mettent aux ventes privées ; les pure players ouvrent des boutiques ou accueillent leurs clients pour des événements…
Les clés du succès sur le marché de la vente de vin en ligne
Être orienté consommateur : sur le marché du vin, comme sur de nombreux marchés, la révolution numérique est en marche. Seules les entreprises qui sont « orientées consommateur » pourront survivre. Aujourd’hui plus que jamais le consommateur est « ATAWAD » (anytime, anywhere, any device). Afin de réussir sur le marché de la vente de vin en ligne, il est nécessaire d’adopter cette optique, l’e-commerce n’est qu’une brique supplémentaire à la stratégie de l’entreprise. C’est le consommateur qui décide car il a tous les outils pour le faire. Le site américain Total Wine and More) a généré plus de 2 milliards de dollars de chiffre d’affaires dans ses boutiques grâce à son site Internet et au mobile en ayant développé une forte culture client et en exploitant au mieux les données générées par ceux-ci (CRM, big data). Afin de réussir sur ce marché, il est donc nécessaire d’avoir une culture customer-centric et d’être data driven.
Avoir une logistique sans faille : le développement du marché de la vente de vin en ligne ne se fera pas sans des solutions logistiques adaptées et compétitives économiquement, mais aussi en qualité de service (délais courts, livraison à l’étage ou à la cave, créneau horaire de livraison plus court (30 minutes)…). La logistique/fulfilment (préparation et livraison des commandes) devient un facteur clé de succès. On constate depuis un an que ce marché commence à se professionnaliser à ce niveau. Amazon et sa logistique irréprochable dicte un modèle que les acteurs de la vente de vin en ligne tentent de copier ; certains même comme Lavinia l’intègrent dans leur offre de livraison via le système « Amazon Prime Now » à Paris. Par ailleurs, à l’instar de ce qui s’est passé pour d’autres marchés, des acteurs majeurs tels que Cdiscount devraient proposer fin 2017 à leurs vendeurs sur leur marketplace de stocker, préparer et expédier leurs commandes moyennant une commission. Leur expertise et le savoir-faire en matière de logistique est donc mis à la disposition de plus petits acteurs assurant ainsi une expérience client de bonne qualité.
Exploiter le « cross-canal » : aujourd’hui, site web et magasin ne doivent plus être vus comme des concurrents mais comme des alliés complémentaires. Il faut être présent au « bon moment » et « au bon endroit » en fonction de ce que souhaite le client. Pour les acteurs physiques traditionnels, le modèle optimal n’est pas encore trouvé et l’objectif est de ne pas cannibaliser les ventes en magasin tout en profitant du relais de croissance que représente la vente en ligne. Le déploiement de la vente cross-canal est donc de mise afin d’offrir une expérience plus fluide aux acheteurs.
Le fait de disposer d’un réseau de magasins en complément de son site web est un réel avantage concurrentiel ; encore faut-il avoir une stratégie prix cohérente. Comment maintenir sur le long terme des prix en magasin plus élevés que sur le site Internet ? Même si le consommateur peut comprendre qu’avoir un magasin coûte plus cher que de gérer un simple entrepôt. Les stratégies de click and collect et plus généralement de web-to-store doivent permettre au consommateur de bénéficier d’un conseil en magasin et à l’enseigne de lui proposer des produits complémentaires et de mettre en place une véritable fidélisation client. Cdiscount profite aujourd’hui pleinement du réseau physique des magasins Casino pour livrer gratuitement, pour le client, ses commandes et ainsi lui proposer, lorsqu’il vient récupérer sa commande, des produits complémentaires ou lui permettre d’effectuer d’autres achats.
Aujourd’hui, les seuls sites qui arrivent à gagner de l’argent sont ceux qui ont une base de données client importante qu’ils peuvent solliciter (par exemple Vente-privée.com et Cdiscount). À terme, le marché de la vente de vin en ligne devrait être dominé par les sites disposant d’une base de données importante et/ou proposant une marketplace et ceux pouvant se baser sur une logique cross-canal forte.
Hier, l’ordinateur a fait entrer le commerce dans les foyers, aujourd’hui, le Smartphone le glisse au creux de la poche du consommateur, et demain, les objets connectés et l’intelligence artificielle vont probablement encore transformer le commerce. Les évolutions technologiques associées au big data et au « marketing prédictif » vont permettre de mieux comprendre le client à travers l’analyse de son parcours d’achat on- et off-line, son historique de navigation, ses données sociodémographiques… et mieux le cibler. Ces évolutions vont impacter de manière certaine la vente de vin en ligne. La montée en puissance des grandes surfaces alimentaires et des réseaux de cavistes traditionnels dans l’e-commerce couplée avec le souhait des pure players de créer une présence physique vont dans le sens d’un rapprochement des différents modèles de vente en ligne. Les consommateurs sont en recherche de conseil, de contact humain et de proximité. La frontière entre l’e-commerce et le commerce « traditionnel » tend à s’estomper avec l’émergence d’un « commerce connecté », auquel le marché du vin ne fait pas exception.
Grégory Bressolles, Professeur de marketing, Responsable de la Chaire « Business in a Connected World », Kedge Business School
La version originale de cet article a été publiée sur The Conversation.