Plus vaste département français, la Guyane connait une croissance démographique élevée qui la différencie de toutes les autres régions françaises, à la seule exception de Mayotte. Quelles sont les caractéristiques de cette dynamique ? Se traduisent-elles par une meilleure exploitation du grand potentiel du territoire ?
Par Ilyes Zouari Auteur du « Petit dictionnaire du Monde francophone » (L’Harmattan, Avril 2015).
Un département presque aussi étendu que le Portugal
D’une superficie de 86 504 km2, et constituant l’une des neuf régions dites ultrapériphériques [1] de l’Union européenne (RUP [2]), la Guyane [3] se situe sur le plateau des Guyanes, qui s’étend du nord-ouest du Venezuela au nord-est du Brésil. Son territoire est à 90 % recouvert par la forêt amazonienne et présente donc un climat équatorial chaud et humide [4]. Seule RUP à ne pas être insulaire, la Guyane possède une façade maritime longue de 350 km, bordée par l’Atlantique. Elle est limitrophe, à l’ouest, du Suriname (anciennement Guyane hollandaise) et, à l’est et au sud, de l’État brésilien de l’Amapa. A l’ouest, le fleuve Maroni, son affluent le Lawa, puis son sous-affluent le Litani, constituent la quasi-totalité de la frontière avec le Suriname, longue de près de 510 km. À l’Est, le fleuve Oyapock matérialise 370 km d’une frontière avec le Brésil qui compte 673 km. Le Brésil est ainsi le premier pays frontalier de la France.
Un faible peuplement, mais en très forte augmentation
Les près de 250 000 habitants que compte officiellement la Guyane début 2014 [5] se concentrent le long d’une bande côtière large de 10 à 30 km, soit sur environ 10 % du territoire. Cette partie habitée du département se caractérise par des savanes plus étendues vers l’Ouest, soumis à de moins fortes précipitations [6]. Dans cette bande côtière, la densité de population atteint près de 30 habitants/km2, niveau particulièrement faible comparé à la Guadeloupe (248 habitants/km2) ou à la France métropolitaine (116 habitants /km2).
Ce faible peuplement [7] s’explique notamment par des conditions sanitaires longtemps déplorables. Cela changea avec la départementalisation du territoire en 1946, sous l’impulsion de Gaston Monnerville [8]. L’amélioration progressive des conditions et du niveau de vie, puis la construction du Centre spatial guyanais (CSG) dans les années 1960, contribue à faire passer la population totale de près de 32 000 en 1960 à plus de 237 000 habitants en 2010, soit une multiplication par 7,5 en seulement 50 ans, alors que la Guadeloupe, la Martinique et le Suriname ont moins que doubler la leur. Cette forte croissance est due à une fécondité toujours très élevée, la plus élevée du continent latino-américain, (indice de fécondité de 3,5 enfants par femme en 2013 [9]), et a une immigration très importante, à l’origine de l’apparition d’une grande diversité humaine.
Une société pluriculturelle fruit de multiples immigrations
Les Guyanais de langue maternelle créole, mulâtres [10] pour la plupart, représentent aujourd’hui 30 % de la population. Deux autres groupes, également de nationalité française, résultent d’une présence plus ou moins récente : les Antillais guadeloupéens et Martiniquais, créolophones et représentant 5 % de la population, et les Guyanais d’origine métropolitaine, pesant pour 13 % de la population.
S’ajoutent, ensuite, d’autres groupes issus de vagues migratoires successives, dont le plus ancien est formé par les Bushinengués, descendants de Noirs marrons, c’est-à-dire d’esclaves ayant fui, le plus souvent, les plantations hollandaises [11] voisines aux XVIIIe et XIXe siècles pour se réfugier dans la forêt, parfois en Guyane. Ces Bushinengués représentent 6 % de la population et vivent le plus souvent dans des villages [12], notamment le long du fleuve Maroni, sur lequel ils ont le quasi-monopole du canotage. A partir de la fin du XIXe siècle, la Guyane a également accueilli d’autres immigrants : Chinois, Saint-Luciens, Syro-Libanais, ou encore travailleurs originaires du sous-continent indien, arrivés dans les Caraïbes afin de pallier le manque de main-d’œuvre suite à la suppression de l’esclavage.
Ces différentes vagues, de faible ampleur, sont par la suite suivies, à partir des années 1960, par une immigration plus élevée venant de pays de la région, principalement du Brésil, d’Haïti, et du Surinam. Ainsi, et avec leurs descendants, les ressortissants de ces trois derniers pays représentent environ 36% de la population (en incluant les Bushinengués natifs du Surinam). De plus, et issus du millier de réfugiés venus du Laos en 1974 et 1977, les près de 4 000 Hmongs constituent une communauté économiquement essentielle : elle produit les trois quarts des fruits et légumes du département, à partir de terres qu’elle a elle-même défrichées [13]. Enfin, le nombre d’Amérindiens, premiers habitants du territoire, est estimé à environ 8 000. Certains vivent de manière semi-nomade dans la forêt équatoriale, alors que d’autres sont sédentarisés, notamment dans la commune d’Awala-Yalimapo, dans l’extrême nord-ouest du département [14].
Développement de l’armature urbaine… et rééquilibrage Est-Ouest
La croissance démographique de ces six dernières décennies a permis l’émergence de trois pôles urbains : l’agglomération de Cayenne (qui s’est donné le nom de Communauté d’agglomération de Centre Littoral), Saint-Laurent-du-Maroni et Kourou. Le premier regroupe 120 000 habitants et concentre près de la moitié de la population de la Guyane. Le second pôle, Saint-Laurent-du-Maroni, se situe dans l’ouest du territoire (à l’inverse des deux autres) et réunit 18% de la population, à la frontière surinamienne.
Toutefois, la croissance démographique est bien plus élevée dans l’Ouest guyanais, du fait d’une plus forte immigration (principalement du Suriname) et d’une fécondité, elle aussi, plus élevée. Ainsi, entre 2007 et l’année 2012, la commune de Saint-Laurent-du-Maroni a connu une croissance annuelle moyenne de 3,5 %, contre 1,2 % pour l’agglomération de Cayenne et une évolution légèrement négative pour celle de Kourou.
Cette forte croissance démographique concerne également l’ensemble des localités situées le long du Maroni, et engendre l’apparition de petites villes en pleine forêt amazonienne, accessibles uniquement par voie fluviale ou aérienne, comme Maripasoula [15] (9 970 habitants selon le RP 2012, soit une croissance moyenne annuelle de 12,4 % entre 2007 et 2012). A terme, Saint-Laurent-Du-Maroni pourrait devenir la commune la plus peuplée du département, au milieu des années 2020.
Un potentiel économique considérable…mais fort peu exploité
Désormais dotée d’une infrastructure routière, la Guyane offre un important potentiel de développement. Si, à l’image de ses voisins, elle est déjà connue, depuis longtemps, pour sa production aurifère (2 à 3 t par an, hors production clandestine), et qu’elle pourrait également produire à l’avenir du pétrole en off-shore, une autre richesse essentielle tient à son potentiel agricole, non basé sur des ressources épuisables. D’ailleurs, le Suriname et l’Amapa, eux aussi recouverts à près de 90 % par la forêt amazonienne et connaissant des conditions climatiques quasi identiques, sont devenus d’assez importants producteurs agricoles.
Pourtant, l’agriculture guyanaise demeure presque négligeable. La surface agricole utilisée (SAU) n’y représente que 0,26% de la superficie totale, soit seulement près de 23 000 ha, contre 0,51 % pour le Suriname (83 000 ha). Son étendue est même inférieure à celle de la Guadeloupe et de la Martinique, pourtant respectivement 53 et 77 fois plus petites, et stagne depuis plus de deux décennies (22 718 ha en 1994). L’analyse de la production agricole par branche démontre ainsi des écarts considérables : à titre d’exemple, la Guyane n’a produit en 2012 que 2 020 t de riz paddy (non décortiqué) contre plus de 224 000 pour le Suriname, soit 111 fois moins, et 9 722 t de canne à sucre (destinées uniquement à la production de rhum, faute d’usine sucrière) contre 120 100 pour le Suriname et 658 600 t pour la Guadeloupe. La production de Bananes est, elle aussi, marginale, alors qu’elle est en plein essor en Amapa, qui dépasse très largement la Guyane dans la culture du manioc et la production de viande.
La situation agricole de la Guyane est d’autant plus affligeante que les différentes productions agricoles sont soit stagnantes, soit sur une tendance baissière, contrairement à ce qui se passe dans les pays voisins. Même chose pour le secteur de la pêche, en difficulté malgré une ZEE [16] de plus de 130 000 km2.
Ainsi, et victime de la rareté des terres exploitées, ainsi que du morcellement des surfaces agricoles (moyenne de 4 ha pour les exploitations en 2010, contre 53 en métropole), la Guyane est loin de couvrir ses besoins alimentaires et présente une balance commerciale déficitaire pour tous les produits, à l’exception des produits de la pêche, tout juste à l’équilibre. Même la filière bois n’échappe pas à la règle.
En conséquence, pour tout ce qui a trait à l’agroalimentaire et au bois, en 2012, la Guyane affiche un taux de couverture des importations par les exportations de seulement 5 %. Grâce aux exportations d’or, de produits liés au spatial et à la réexpédition de conteneurs vides, la Guyane parvient la même année à afficher un taux de couverture total pour les marchandises de près de 16 %, alors que le Surinam est largement excédentaire (144 %), et affiche un taux de chômage près de trois fois inférieur.
Enfin, et certes dépourvue de plages comparables à celles des Antilles [17], la Guyane offre un grand potentiel en matière d’écotourisme [18], concentrant à elle seule plus de la moitié de la biodiversité française [19]. Mais la région stagne à environ 100 000 visiteurs par an, sachant que plus de 80 % de la clientèle hôtelière n’y vient que pour des raisons professionnelles (CSG…).
Une forte dépendance au spatial et à la métropole
La faible exploitation des ressources guyanaises entraine donc une forte dépendance vis-à-vis des activités liées au spatial, qui représentent 85 % de ses exportations totales de biens et services (taux de couverture global d’env. 40%). La croissance économique annuelle de plus de 3 % n’est donc due qu’aux performances du secteur spatial [20] et au dynamisme du BTP, lui-même dû à la forte croissance démographique. La proximité par rapport à l’équateur et à l’orbite géostationnaire semble donc être le seul atout du territoire à être correctement exploité [21].
Mais cette situation se double d’une forte dépendance à l’égard de la métropole, et même des Antilles françaises. Au total, en 2012, la France a ainsi absorbé 57 % des exportations guyanaises et fourni 41 % des importations. Cette dépendance prévaut aussi dans le secteur touristique, où près de 90 % des visiteurs séjournant en hôtel sont de nationalité française, notamment faute de liaison aérienne directe avec les capitales européennes (hors Paris) et Montréal (3ème pôle aéronautique mondial).
Des perspectives toutefois prometteuses
Cependant, la forte croissance démographique du département pourrait prochainement devenir son atout principal. La population de la Guyane devrait dépasser celle de la Guadeloupe et de la Martinique vers 2030, avant de se rapprocher progressivement du niveau du Suriname. Elle atteindrait ainsi une masse critique nécessaire au développement de nombreuses activités économiques, de nature à inciter fortement les autorités régionales et nationales à élaborer une véritable stratégie de développement afin d’éviter une explosion des déficits en tous genres.
Dans ce cadre, il conviendrait de faciliter les procédures d’attribution de nouvelles terres destinées à l’agriculture [22], en favorisant des exploitations assez grandes, de pousser les possibilités d’adaptation locales des réglementations françaises et européennes [23], afin de ne pas trop pénaliser la région par rapport aux pays voisins (aux coûts de production moins élevés), et de veiller à une meilleure intégration de la Guyane à son environnement régional. En ajoutant le fait que le Centre spatial guyanais pourrait devenir une importante destination touristique, à l’image de Cap Canaveral, la Guyane pourrait alors s’assurer d’une croissance économique solide, par la diversification des sources de revenus, et devenir un pôle de rayonnement pour la France en Amérique latine et au-delà.
Ilyes Zouari
[1] A 7052 km de Paris.
[2] Une RUP est un territoire dépendant d’un pays membre de l’UE mais situé en dehors du continent européen. L’UE en compte 9 : les Açores et Madère (Portugal), les îles Canaries (Espagne) et les 5 DOM + Saint-Martin (France). Cf. Dumont, Gérard-François, Verluise, Pierre, Géopolitique de l’Europe, Paris, Armand Colin – Sedes, 2014.
[3] Duchesne, Alexandre, « Un territoire ultramarin de l’Union européenne : La Guyane », Population & Avenir, n°707, mars-avril 2012.
[4] Alternance de saisons sèches (mi-février – fin mars (très relative) ; mi-juillet – fin novembre) et pluvieuses (décembre – mi-février ; avril – mi-juillet).
[5] Chiffre probablement en deçà de la réalité, car l’on estime à au moins 30 000 le nombre de clandestins non recensés.
[6] Environ 2 600 mm/an à Saint-Laurent-du-Maroni, contre 3 700 mm à Cayenne.
[7] Cf. Dumont, Gérard-François, La population de la France, des régions et des Dom-Tom, Paris, Éditions Ellipses.
[8] Ancien résistant, président du Conseil de la République (1947-1958) puis premier président du Sénat (1958-1968).
[9] Et 88,4 % de naissances hors mariage, record national.
[10] Donc des métis dont l’ascendance est à la fois européenne et africaine.
[11] L’esclavage a été peu présent en Guyane. Par ailleurs, la Guyane était probablement la seule région au monde, après l’abolition de l’esclavage en 1848, où des Noirs pouvaient avoir des Blancs à leur service, en l’occurrence des anciens bagnards devant encore rester en Guyane après la fin de leur peine.
[12] Ce relatif isolement leur a permis de garder certains éléments cultuels africains, ainsi qu’un créole à base lexicale anglaise et hollandaise. Par ailleurs, le Grand Man, chef spirituel d’une partie d’entre eux, est rémunéré par le Conseil général, tout comme le clergé catholique, et lui seul (la Guyane est sous le régime de l’ordonnance royale du 27 août 1828).
[13] Les Hmongs se concentrent dans 4 villages : Cacao, Javouhay, Rococoua et Corossony.
[14] Cette commune est un cas unique en Guyane, puisque régie à la fois par les lois de la République et par le droit coutumier.
[15] La commune de Maripasoula est la plus vaste de France (18 360 km2).
[16] Une zone économique exclusive (ZEE) est un espace maritime sur lequel un État côtier exerce des droits souverains en matière d’exploration et d’usage des ressources. Elle s’étend, au maximum, à 200 miles marins (environ 370 km) à partir du littoral.
[17] Proches de l’embouchure de l’Amazone, les eaux guyanaises sont souvent chargées de sédiments, formant des bancs de vase colonisés par la mangrove.
[18] La Guyane compte 6 réserves naturelles, formant le Parc naturel régional de Guyane (PNRG) qui s’étend sur 627 100 ha et abrite plusieurs grands mammifères sauvages (jaguars, pumas, singes…). S’y ajoute le Parc amazonien de Guyane (PAG), couvrant le sud du département (33 900 km2), dont l’accès est contrôlé.
[19] Le département compte environ 5 500 espèces végétales (dont près de 1 300 espèces d’arbres, contre 126 en métropole), 190 espèces de mammifères, 720 d’oiseaux et 500 de poissons. Il constitue également le premier site de ponte au monde pour les tortues luth.
[20] Outre le lanceur franco-européen Ariane, les lanceurs russe Soyouz et européen Véga (petites charges) opèrent également à partir de la Guyane, respectivement depuis 2011 et 2012.
[21] Grâce à la force centrifuge, la force d’attraction terrestre est moins importante au niveau de l’équateur, ce qui permet aux fusées de transporter de plus lourdes charges et d’économiser du carburant (tout comme la plus courte distance vis-à-vis de l’orbite géostationnaire). Ces éléments sont à l’origine du succès du lanceur Ariane, leader mondial de la mise en orbite de satellites.
[22] En Guyane, 90 % du foncier appartient au domaine privé de l’État.
[23] Le statut de RUP permet d’appliquer certaines adaptations locales au droit européen, et de bénéficier de certaines exonérations fiscales. Par ailleurs, les RUP ne font pas partie du territoire fiscal européen, et n’appliquent donc pas la TVA intracommunautaire.