Grégory VANEL, Grenoble École de Management (GEM)
La décision de Donald Trump de taxer les importations d’acier et d’aluminium a été condamnée par de nombreux économistes ainsi que par les partenaires commerciaux des États-Unis. S’agit-il d’une erreur ? Économiquement, c’est probable. Politiquement, c’est moins certain.
Ne pas confondre mercantilisme et protectionnisme
L’escalade verbale entre les États-Unis et leurs principaux partenaires commerciaux est encore montée d’un cran en fin de semaine dernière. Le 1er mars, dans une annonce savamment distillée en plusieurs séquences, Donald Trump a déclaré vouloir garantir la sécurité nationale – une première – en augmentant les tarifs douaniers sur l’acier et l’aluminium importés. Ceux-ci passeraient respectivement à 25 % et à 10 %. Sans attendre, les principaux partenaires commerciaux des États-Unis ainsi que la plupart des économistes ont indiqué être contre cette mesure, qu’ils jugent à la fois inefficace et dangereuse pour le monde.
Ces arguments sont importants, légitimes et non contestables. Ils négligent cependant deux aspects de la question. D’une part, de nombreux travaux suggèrent que parfois un grand pays peut trouver un intérêt à mettre en place un tarif douanier à son seul profit, dans une logique de prédation, alors que dans d’autres cas il peut avoir intérêt à demeurer libre-échangiste pour protéger son industrie ou gagner en puissance politique. D’autre part, ces arguments négligent le comportement tout aussi mercantiliste de nombreux partenaires des États-Unis, qui utilisent de manière plus subtile des barrières non tarifaires, des politiques internes ou le taux de change pour protéger leurs producteurs nationaux.
En assimilant protectionnisme et mercantilisme, on s’empêche dès lors de penser comment résoudre les contradictions nées de la mondialisation, alors que ces dernières sont désormais criantes dans la plupart des démocraties.
Un secteur emblématique
Le choix du secteur de la sidérurgie et de celui de l’aluminium par le président américain est loin d’être un hasard. Il est emblématique à plus d’un titre pour Donald Trump.
Tout d’abord, par cette annonce, le Président des États-Unis s’adresse à son électorat. Fidèle à son projet de réindustrialisation fondée sur la relocalisation des activités sur le sol américain et sur les énergies fossiles, il indique au fameux ouvrier blanc du Wisconsin qu’il ne l’a pas oublié alors que les premiers effets de sa politique, notamment fiscale, sont clairement à l’avantage des ultra-riches. En témoigne l’euphorie récente sur les marchés boursiers américains et la douche froide (quoique toute tempérée toutefois) à Wall Street suite à cette annonce. Cet appel du pied vers sa base électorale est à mettre bien sûr en relation avec les récents déboires électoraux du Parti républicain et le prochain renouvellement d’une partie du Congrès, qui pourrait être bien moins favorable au Parti démocrate qu’il n’y paraît. Les sortants au Sénat par exemple, qui sera renouvelé d’un tiers, sont en grande majorité déjà démocrates.
« Nos industries de l’acier et de l’aluminium (et bien d’autres) ont été décimées par des décennies de commerce déloyal et de mauvaises politiques avec des pays du monde entier. Nous ne devons plus laisser notre pays, nos entreprises et nos travailleur être mis à mal. Nous exigeons un commerce libre, équitable et intelligent ! »
Ensuite, en suggérant initialement que ces hausses de tarifs seraient non-discriminées, Donald Trump fait d’une pierre deux coups. Alors que les grandes puissances commerciales signent ou négocient des accords tous azimuts entre elles, il force les partenaires des États-Unis à réagir à la politique américaine. Il reprend ainsi la main sur l’agenda commercial international. Mais surtout, il oriente la renégociation de l’Accord de Libre-Échange Nord-Américain (ALENA) avec le Mexique et le Canada en annonçant clairement qu’il est prêt à des sacrifices importants, et en rappelant ces derniers à leurs bons souvenirs. Car déjà sous Georges Bush fils, le secteur sidérurgique avait servi de moyen de pression, bien qu’à une échelle plus faible et de manière temporaire.
Contrairement à ce qu’on peut donc lire ici ou là, renoncer aux avantages du libre-échange dans le cadre de l’ALENA n’est en rien une aberration dans l’esprit de Donald Trump, car il souhaite renégocier en profondeur cet accord. C’est parce que les États-Unis ont un excédent commercial sur l’acier avec le Canada qu’ils deviennent crédibles aux yeux des Mexicains et des Canadiens. Quand on veut négocier et aboutir à un accord, il faut parfois mettre sur la table ce qu’on est prêt à sacrifier.
Enfin, le secteur de l’acier est emblématique car il symbolise à lui seul le mode de pensée du Président des États-Unis. En mercantiliste qu’il est, il considère par définition qu’un déficit commercial est mauvais pour son pays. Il cherche donc à prendre des mesures visant à rétablir l’équilibre dans les échanges bilatéraux. Or, d’une part, le secteur de l’acier est clairement en surproduction mondiale. D’autre part, des pays comme la Chine n’hésitent pas à le subventionner et s’attirent l’ire de Washington depuis longtemps déjà, et ce même si les importations d’acier en provenance de Chine représentent une très faible part des importations américaines. Enfin, c’est un secteur qui permet d’invoquer des raisons de sécurité nationale, donc de gagner du temps en cas de contestation à l’OMC. Ce qui va fort probablement se produire.
Des arguments économiques inopérants
Le principal argument avancé pour contester la décision américaine s’appuie sur une version simplifiée de la théorie des avantages comparatifs développée par David Ricardo au début du XIXe siècle puis par les économistes libéraux au XXe siècle. Un tarif douanier dégraderait nécessairement la situation économique du pays qui l’impose, dans la mesure où la perte qu’il engendre à ses consommateurs serait plus élevée que les gains pour les entreprises domestiques et pour l’État (via des impôts indirects supplémentaires). Il dégraderait aussi, en conséquence, la situation économique mondiale, notamment celle du partenaire commercial, dont les exportations seraient amoindries. Celui-ci pourrait même légitimement imposer des droits de douane en représailles à d’autres secteurs d’activité, engendrant ainsi une guerre commerciale. Menace que l’Union européenne a d’ailleurs immédiatement exprimée.
Sauf que cet argument s’applique au cas de petit pays, c’est-à-dire au cas de pays dont ni l’offre ni la demande du produit concerné par le tarif douanier n’ont d’effet majeur sur le prix international. Sur ce point, et sans entrer dans des détails théoriques trop techniques, on peut avancer que le poids de la demande américaine est tel qu’une modification des flux commerciaux d’acier ou d’aluminium pourrait avoir un effet sur le prix international, ou à tout le moins sur le prix nord-américain. Cela modifierait ce que les économistes appellent les « termes de l’échange », c’est-à-dire le prix relatif du produit importé. Des économistes comme Harry Gordon Johnson ont démontré dès les années 50 que dans ce cas un grand pays a tout intérêt à imposer un tarif douanier « optimal », c’est-à-dire un tarif douanier positif suffisamment fort pour que les gains de l’échange international soient essentiellement pour lui, mais suffisamment faible pour que les flux commerciaux ne disparaissent pas entièrement.
À cet argument, on peut aussi ajouter celui du rôle des économies d’échelle sur la compétitivité de la production du grand pays. Or, dans un secteur comme celui de la sidérurgie, toute hausse de la taille de la production a nécessairement pour effet de faire baisser le coût moyen. La mise en place d’un tarif douanier pourrait donc permettre d’améliorer de manière décisive la compétitivité de l’acier américain, ce qui permettrait par la suite aux États-Unis de revendiquer à nouveau le libre-échange dans ce secteur avec des prix plus faibles que le prix international de l’acier. On connaît le cas d’autres pays, comme la Chine, pour lesquels ce type de stratégie a été mis en place, par exemple dans le secteur du bouton ou dans celui hautement plus stratégique des terres rares.
Cet argument n’est toutefois pas suffisant non plus, dans la mesure où le détournement de flux d’acier du fait de la mise en place du tarif américain ne serait pas suffisant pour avoir un effet sur le prix international, sauf pour les pays d’Europe, pour laquelle la surproduction est moins prononcée et qui devraient alors subir une hausse de la concurrence d’acier en provenance du monde entier. Ce détournement s’élèverait à seulement 17 millions de tonnes sur les 500 millions annuels échangés dans le monde.
Une instrumentalisation politique de la question commerciale
Dès lors, comment comprendre l’annonce de Donald Trump ? Tout simplement en considérant que la question commerciale correspond, dans l’esprit du président américain, à des questions éminemment politiques.
Une question de politique internationale tout d’abord. L’actuel Président des États-Unis utilise l’arme tarifaire pour répondre à ce qu’il considère comme une injustice vis-à-vis des États-Unis. Jusqu’à présent, les États-Unis ont toujours mis en avant le libre-échange alors que des pays comme la Chine, le Japon ou l’Allemagne n’ont pas hésité à mener des politiques de compétitivité, assimilables elles aussi à du mercantilisme, sans miser sur leur croissance intérieure pour s’enrichir. Dans son esprit, c’est un juste retour des choses que d’agir contre ces politiques en menant le même type de politique non coopérative.
« Les États-Unis ont un déficit commercial annuel de 800 milliards de dollars à cause de nos “très stupides” accords et politiques. Nos emplois et notre richesse sont donnés à d’autres pays qui se jouent de nous depuis des années. Ils rient de la bêtise de nos précédents leaders. Ça suffit ! »
Une question de politique interne ensuite. Donald Trump sait d’ores et déjà que la politique économique menée par son administration n’aura pas les résultats espérés. Il sait qu’elle mène déjà à des rachats massifs d’actions de la part des entreprises américaines et non à une hausse de leurs investissements. Et il sait aussi qu’elle renforce la tendance à la hausse du taux de change effectif du dollar par rapport aux devises des principaux partenaires commerciaux des États-Unis. Ce phénomène limitera d’autant l’impact des hausses de tarif douanier sur les prix en dollar des importations américaines. Pour justifier son échec annoncé en matière de réduction du déficit commercial dans un contexte de plein emploi et de croissance forte, il est réduit à invoquer ce qu’il dénonce comme une injustice de la part des autres grandes puissances commerciales. Cette position inconfortable renforce d’autant sa tendance à la surenchère dans ce domaine.
Des conséquences toujours plus graves pour l’économie mondiale
Les conséquences à long terme de cette situation seront à n’en pas douter redoutables. D’abord parce que loin de remettre en ordre les pratiques des partenaires commerciaux des États-Unis, cette annonce ne fait que renforcer leur volonté de mener des politiques non coopératives en matière commerciale, à l’instar des pays de la zone euro à l’égard de l’Allemagne. Dans ce dernier cas, chaque pays cherche à améliorer individuellement sa compétitivité par la baisse du coût du travail, au détriment de la demande globale.
Surtout, cette annonce et la politique qui la sous-tend augmentent le degré de conflictualité des relations économiques internationales au moment même où le monde a besoin de davantage de coopération internationale : plus de coopération pour lutter contre le dérèglement climatique, plus de coopération pour lutter contre la hausse des inégalités, plus de coopération pour lutter contre l’instabilité financière, et plus de coopération pour lutter contre la pauvreté et le chômage de masse.
« Quand un pays (les États-Unis) perd des milliards de dollars avec virtuellement tous les pays avec lesquels il fait affaire, les guerres commerciales sont bonnes et faciles à gagner. Par exemple, quand nous avons un déficit de 100 milliards de dollars avec un certain pays et qu’il fait le malin, on arrête de commercer – on gagne gros. C’est facile ! »
Donald Trump récolte une volée de bois vert de la part du monde entier parce qu’il annonce clairement la couleur : la mesure qu’il prend est visible car ciblée sur les tarifs douaniers. Si l’on peut douter des effets positifs d’une telle politique, on ne doit néanmoins pas oublier que les guerres commerciales sont monnaie courante dans l’histoire. Mais ni le libre-échange, ni le mercantilisme ne sont la solution à ces conflits. Seul un protectionnisme fondé sur la mise en compatibilité des politiques commerciales des grandes puissances économiques est à même de restaurer une croissance durable et soutenable, car non fondée sur la lutte de tous contre chacun. Cette situation a déjà existé après-guerre. Elle s’accommodait même d’une baisse graduelle des tarifs douaniers mais limitée à quelques secteurs.
Malheureusement, le mercantilisme de plus en plus ouvert des États-Unis et celui bien plus sournois des autres pays éloigne chaque jour davantage le monde d’une solution négociée et raisonnable à la problématique du système commercial. La sortie de crise de la mondialisation ne semble pas pour demain.
Grégory VANEL, Professeur d’économie, Grenoble École de Management (GEM)
La version originale de cet article a été publiée sur The Conversation.