Un amas de bactéries Escherichia Coli grossi 10,000 fois.
Eric Erbe/wikipedia
Marc-André SELOSSE, Muséum national d’histoire naturelle (MNHN) – Sorbonne Universités
Nous publions ici quelques extraits de la conclusion du livre de Marc-André Selosse : « Jamais seul. Ces microbes qui construisent les plantes, les animaux et les civilisations », à paraître le 14 juin 2017 aux éditions Actes Sud.
Notre cheminement commence dans les îles du Pacifique, de nuit. La Lune illumine le bord de mer, et l’onde, qui est claire, laisse passer la lumière. On devine le fond.
Un petit calmar, Euprymna scolopes, chasse à la lueur lunaire. La pénombre propice lui permet d’échapper à ses propres prédateurs… Mais il lui faut quand même un peu de lumière pour entrevoir ses proies. Et du coup, vue de dessous, sa chasse tourne au problème : en effet, ses proies ou ses prédateurs, lorsqu’ils sont situés plus en profondeur, peuvent repérer l’animal facilement à cause de l’ombre projetée. Or, la nuit, le calmar luit faiblement par en dessous, compensant ainsi son ombre ! Le jour, en revanche, il reste inactif et caché, et son ventre est devenu terne.
Ce calmar abrite en fait des bactéries luminescentes, des Aliivibrio fischeri, qui colonisent de petites glandes où elles sont nourries par l’animal. Ce sont ces bactéries qui, la nuit, transforment une partie de leur énergie cellulaire en lumière. Lorsqu’elles vivent libres dans l’eau, elles se protègent ainsi de leurs propres prédateurs, des microbes un peu plus gros qui flottent avec elles : leur luminescence attire de petits crustacés qui consomment ces microbes. Les ennemis de leurs ennemis deviennent alors leurs alliés ! (…)
Ainsi émerge le phénomène que décrit cet ouvrage : dans sa pêche nocturne, le calmar n’est pas seul ; c’est aidé de bactéries qu’il puisse se nourrir et qu’il soit protégé. Ce sont elles qui lui apportent la lumière… Jamais seul, il est notre premier exemple de cet accompagnement microbien qui, nous allons le voir, façonne les êtres vivants. (…)
Les organismes existent-ils encore ?… Ou la révélation des deux océans
La notion d’organisme, où un animal ou une plante est une entité en soi, a été très utile dans l’histoire des sciences : elle a fondé notre vision de la physiologie, par exemple, et bien des applications médicales ou agronomiques en ont découlé. Aujourd’hui, c’est une approche désuète que de se borner à conserver, en l’élargissant, la notion d’organisme. Voici, dans les paragraphes suivants, deux autres visions du monde, deux Weltanschauung possibles : l’océan de microbe, et l’océan d’interactions.
La première vision est celle du microbiologiste : un océan de microbes. Il envisage un monde surtout et partout peuplé de microbes, où ceux-ci réalisent toutes les fonctions biochimiques et les principales transformations qui animent les grands cycles de la matière.
L’écume du monde microbien
Dans cet océan « flottent » des structures plus grandes et pluricellulaires : elles ont été investies de microbes qui les manipulent à leur avantage, en leur nuisant ou en les détruisant plus ou moins rapidement lorsqu’ils sont pathogènes, ou au contraire en les utilisant plus ou moins durablement lorsqu’ils sont mutualistes. Ces grandes structures, plantes et animaux, ont été historiquement vues comme existant à part entière. Mais c’est là un artefact du macroscopique, elles ne sont que l’écume du monde microbien : si nous avions été plus petits, nous aurions perçu une réalité plus microbienne, où tout ce qui est plus gros que les microbes est véhicule de microbes, et finit par vivre et évoluer en pantins à leurs mains.
Pantins, quand on imagine ces kyrielles de petites protéines sécrétées qui, issues des champignons mycorhiziens, remanient le fonctionnement des cellules et l’expression de leurs gènes… Pantins, quand on imagine ces multiples molécules microbiennes qui modulent le fonctionnement de notre système immunitaire et notre développement. Pantins aussi quand on voit les effets écosystémiques, où la dynamique de la végétation et l’abondance des espèces sont guidées depuis le sol par les microbes !
Des microbes qui se font aussi sculpteurs des plus gros organismes, lorsque la formation d’une nodosité de légumineuse, le développement d’un organe lumineux de calmar, ou encore l’élagage des branches basses des arbres s’opèrent sous le ciseau des microbes ! Croire à l’organisme en lui-même n’a pas plus de sens que de penser une voiture sans envisager le conducteur ou le passager. Cette première vision d’un monde essentiellement microbien renvoie la notion d’organisme animal ou végétal à notre impuissance à nous affranchir du monde macroscopique où nous vivons.
Des interactions partout
La seconde vision est celle de l’écologue : un océan d’interactions. Chaque « organisme » (c’est vrai aussi de chaque microbe) est un nœud dans un colossal réseau d’interactions. L’écologue voit le vivant comme ce réseau, où ce que nous appelons les organismes ne sont en fait que des points entre lesquels ces interactions s’articulent. Croire que le monde est fait d’organismes, c’est croire qu’une toile d’araignée est faite de points où se croisent les fils : c’est négliger… les fils eux-mêmes !
La réalité majeure est l’ensemble des interactions ; mettre l’accent sur les organismes dilue l’importance des interactions et limite notre capacité à renouveler notre vision du monde. Certes, certaines interactions mettent les protagonistes en voie de fusion (entre moi et mes mitochondries, ces bactéries intracellulaires qui permettent la respiration de mes cellules, il n’est plus très important de distinguer deux espèces, ni même deux organismes) : dans ces cas-là, on croirait pouvoir sauver la notion d’un « organisme étendu », en incluant la somme des protagonistes. C’est la notion d’holobionte. Néanmoins, d’autres interactions créent au contraire des liens très diffus entre organismes. Revenons un instant aux réseaux mycorhiziens, où un champignon colonise plusieurs plantes, parfois d’espèces différentes, alors que chaque plante est elle-même colonisée par différents champignons. Où s’arrête le phénotype étendu d’une plante donnée, dès lors qu’elle échange parfois avec ses voisines, par le réseau mycorhizien, des nutriments et parfois des signaux ; et que celles-ci en font, à leur tour, autant avec leurs propres voisines ? Le phénotype étendu sera bientôt toute la forêt ou toute la prairie !
On retrouve semblable logique de réseau diffus dans la pollinisation, où un insecte pollinise plusieurs plantes, parfois d’espèces différentes, alors que chaque plante est pollinisée par différents insectes : les unes nourrissent les partenaires des autres. Et d’ailleurs, insectes pollinisateurs et champignons mycorhiziens sont reliés en un réseau unique par les plantes qu’ils partagent ! Dans ces réseaux, mycorhiziens ou pollinisateurs, où s’arrête le périmètre fonctionnel d’une plante donnée ? Cette vision écologique nous ramène à l’importance première de l’interaction, là où notre biologie avait souvent tenté d’isoler les organismes en milieu axénique pour mieux les étudier.
Aucune de ces visions n’est vraie ou fausse, non plus que la vision d’un monde uniquement peuplé d’organismes. Répétons-le : chacune de ces visions est un éclat, un fragment possible du réel, et elles doivent ensemble composer notre approche du réel. Aujourd’hui, voir les microbes au cœur des fonctions quotidiennes des organismes et accepter l’interaction, c’est trouver les leviers de la compréhension et de l’action de demain.
Pour en savoir plus sur les microbes, en vidéo, c’est ici.
Marc-André SELOSSE, Professeur du Muséum national d’Histoire naturelle, Professeur invité aux universités de Gdansk (Pologne) & Viçosa (Brésil), Muséum national d’histoire naturelle (MNHN) – Sorbonne Universités
La version originale de cet article a été publiée sur The Conversation.