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Jean-Pierre Bibring, Université Paris-Saclay et Michel Mayor, Université de Genève
Pour comprendre ce que les scientifiques pensent aujourd’hui, nous avons demandé à deux spécialistes de nous répondre : Jean-Pierre Bibring, spécialiste de l’exploration du système solaire, et Michel Mayor, un des pionniers de l’étude des exoplanètes, qui a reçu le prix Nobel de physique en 2019 pour l’observation de 51 Pegasi b avec son doctorant de l’époque, Didier Queloz.
La réponse de Jean-Pierre Bibring, astrophysicien à l’Institut d’astrophysique spatiale de l’Université Paris-Saclay
Tant qu’aucune observation ne pouvait en orienter la réponse, cette question relevait d’une vision d’essence dogmatique, sans validation possible. Nombre de théologies ont fait de la Terre un objet unique, pour résulter d’une création singulière. Plusieurs penseurs ont tout au contraire proposé une « pluralité des mondes ». Épicure, dans sa lettre à Hérodote datée de 301 avant notre ère, proposait que « ce n’est pas seulement le nombre des atomes, c’est celui des mondes qui est infini dans l’Univers. Il y a un nombre infini de mondes semblables au nôtre, et un nombre infini de mondes différents ». Giordano Bruno en fit de même, en 1583, sur la même base d’un Univers infini. Fondamentalement hérétique, cette thèse lui valut une fin tragique.
Depuis, la physique s’est invitée dans le débat, en mettant en évidence que de mêmes « lois », universelles, opèrent de la même manière à toutes les échelles de l’Univers : les processus qui ont construit la Terre pourraient parfaitement — devraient même — avoir opéré ailleurs. En ce sens, la Terre ne saurait être unique. Telle était la situation à l’aube de l’ère spatiale. L’exploration spatiale du système solaire, espérée valider ce principe, allait aboutir à sa profonde remise en question.
L’exploration spatiale rebat les cartes
Les uns après les autres, planètes, comètes et astéroïdes du système solaire ont été finement caractérisés sur place. Il en est résulté un bouleversement de notre vision des mondes planétaires, mettant tout au contraire en évidence leur profonde diversité comme nouveau paradigme.
Simultanément, initiée par la découverte séminale de Michel Mayor et de Didier Queloz en 1995, l’existence générale « d’exoplanètes », ces planètes qui gravitent autour d’autres étoiles que le Soleil, s’accompagne d’une observation majeure : l’immense diversité des systèmes « exoplanétaires » eux-mêmes. De même que l’on ne peut extrapoler les propriétés de la Terre aux autres planètes du système solaire, on ne peut généraliser les propriétés de celui-ci aux autres systèmes planétaires de la Galaxie.
Des lois physiques universelles mais des circonstances extraordinairement variées
Par un couplage fécond entre observations et modélisations, les processus responsables de la diversité des planètes et des exoplanètes commencent à être identifiés : migrations planétaires, instabilités gravitationnelles, collisions géantes… Ces processus ont un point commun : alors qu’il s’agit de processus génériques, en ce qu’ils opèrent dans une très grande variété de contextes, c’est leur forme spécifique, liée au contexte dans lequel ils surviennent, qui joue le rôle majeur dans l’évolution des objets concernés.
Par exemple, les collisions furent très nombreuses parmi les objets « protoplanétaires ». La collision qui a affecté la Terre et donné naissance à la Lune a modelé un grand nombre des propriétés terrestres : tectonique particulière, eau en surface, stabilité climatique liée à celle de l’obliquité de l’axe de rotation diurne par rapport au plan de révolution annuelle autour du Soleil, etc. Des paramètres à peine différents (vitesse et géométrie du choc, taille de l’impacteur, etc.) auraient conduit à une Terre totalement autre.
Par de tels événements, les évolutions planétaires, tout au long de leur histoire, sont faites d’innombrables bifurcations dont les chemins de sortie sont orientés, sélectionnés par le contexte. De ce point de vue, chaque situation est unique : il n’y a jamais deux configurations strictement identiques. Des écarts, même infimes, vont se traduire par des évolutions différentes. C’est ainsi que la contingence s’immisce dans le déterminisme des lois, pour forger une immense variété de chemins évolutifs ; ils bannissent toute flèche, tout sens à l’évolution.
La Terre — et la vie — sont-elles uniques dans l’Univers ?
La réponse dépend donc de ce que recouvre la notion de « Terre ». Si on limite les caractéristiques de la Terre à sa taille, sa distance au Soleil et à quelques autres propriétés globales, il existe certainement quantité « d’exo-Terres ».
Si en revanche la Terre se définit par un champ étendu de ses propriétés, qui résultent de suites d’événements très spécifiques, souvent imprédictibles (« hasards »), la probabilité qu’il existe d’autres Terres dans l’Univers, qui est fini tant dans l’espace que dans le temps, chute vertigineusement : chaque planète est unique en ses propriétés, car elle résulte d’une séquence évolutive fondamentalement singulière.
Ce serait l’une des propriétés spécifiques de la Terre d’avoir construit, par innombrables étapes réactionnelles, une chimie organique cosmique très singulière : le vivant. Singulière, car issue de grains extraterrestres – dont certaines propriétés ont été synthétisées dans l’environnement particulier du disque proto-solaire (qui va former le Soleil et les planètes) – immergés dans des océans terrestres primordiaux, riches d’ingrédients et de catalyseurs particuliers, puis continûment adaptés à l’évolution particulière de leur environnement. Le vivant serait terrestre par essence !
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NASA/JPL-Caltech
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ESA/Hubble & NASA
La réponse de Michel Mayor, astrophysicien à l’Université de Genève, pionnier de la découverte d’exoplanètes, Prix Nobel de physique 2019 pour cette découverte
La pluralité des mondes et la pluralité des mondes habités sont des questions déjà présentes au temps des philosophes grecs ; des questions toujours actuelles pour la science de notre époque ; des questions qui ont vu des changements majeurs de paradigmes, ne serait-ce que depuis un siècle.
D’autres systèmes planétaires dans la galaxie
Il est intéressant de noter que durant la première moitié du vingtième siècle, les astronomes ont publié maintes études clamant toutes que le système solaire était unique parmi les centaines de milliards d’étoiles de la Voie lactée. Ils pensaient que seules des circonstances infiniment improbables permettaient de créer un disque protoplanétaire, c’est-à-dire un disque de poussières et de gaz en rotation qui finit par s’agréger en planète.
En 1952, l’astronome américain, émigré de l’Empire russe, Otto Struve remarque au contraire que les étoiles comparables à notre Soleil tournent trop peu vite par rapport à ce que l’on attend, les étoiles se formant à partir de nuages turbulents de gaz qui se contractent en tournant à une vitesse qui devrait se transférer à la rotation de l’étoile, mais qui semble manquante. Il en conclut que l’excès de « moment angulaire » est transféré dans un disque protoplanétaire. Les poussières et le gaz s’agrègent pour former des planètes. En d’autres termes, Struve montre que les planètes sont des sous-produits obligatoires de la formation des étoiles elles-mêmes. Les systèmes planétaires doivent donc être innombrables dans la galaxie.
À la fin du XXe siècle, les premières détections de planètes autour d’autres étoiles que notre Soleil (ou « exoplanètes »), puis les premières observations de systèmes planétaires ont largement confirmé ce postulat de Struve. Depuis, les mesures systématiques, tant depuis le sol (grâce à la spectroscopie Doppler) que depuis l’espace (avec les mesures de « transits planétaires », c’est-à-dire la chute de luminosité quand les planètes passent devant leurs étoiles), indiquent que la quasi-totalité des étoiles est entourée de systèmes planétaires.
Notre Terre, planète rocheuse, est-elle un objet rare, unique ?
Ces mesures montrent également que des planètes rocheuses de masses comparables à notre Terre sont de loin les plus fréquentes — en accord avec les modèles des astrophysiciens. Non, notre Terre n’est pas unique en tant que planète rocheuse.
En revanche, la diversité des systèmes planétaires est étonnante, et ceci n’avait pas été anticipé avant la découverte des premières exoplanètes. Il est intéressant aussi de rappeler qu’il était admis que les planètes géantes ne pouvaient avoir que des périodes orbitales supérieures à 10 ans, donc des demi-grands axes orbitaux suffisants pour que des grains de glace puissent exister. Les découvertes de 51 Pegasi b et des innombrables autres systèmes planétaires ont mis en évidence le phénomène de la migration orbitale, responsable pour beaucoup de la diversité observée des systèmes planétaires. La migration orbitale résulte de l’interaction de la planète en formation avec le disque protoplanétaire — un phénomène qui n’était pas pris en compte jusqu’à lors dans les scénarios de formation planétaire. C’est un changement majeur dans notre compréhension de la formation planétaire.
Des mondes habitables : y a-t-il de la vie ailleurs, sur d’autres planètes rocheuses dans l’univers ?
On sait que la vie telle qu’elle existe sur Terre a besoin d’eau, donc un premier axe pour répondre à cette question est de chercher de l’eau sur d’autres planètes rocheuses. Quel est l’ordre de grandeur du nombre de planètes rocheuses à une distance telle de son étoile que la température de surface soit compatible avec la présence d’eau liquide à sa surface ? Aujourd’hui, les estimations de la fréquence des planètes rocheuses dans les systèmes planétaires sont encore très imprécises (quelques pour cent de tous les systèmes planétaires). Si, estimation pessimiste, seul 1 % des systèmes abritent une planète rocheuse dans la zone de température où la chimie complexe à l’origine de la vie pourrait se dérouler, on en déduit que de l’ordre du milliard de planètes rocheuses tempérées sont présentes dans la Voie lactée — sans même parler de l’Univers entier, qui contient des centaines de milliards de galaxies.
Regardons la diversité des milieux présents sur Terre, leur variété de températures, de pH, de composition chimique, sources volcaniques sous-marines, interfaces avec des solides différents. Peut-on imaginer la chimie qui s’opère sur ces milieux divers, pendant des centaines de millions d’années, sur les 510 millions de kilomètres carrés de la surface terrestre et les centaines de millions de planètes comparables à notre Terre… et affirmer « le vivant n’existe que sur notre Terre » ? Loin d’avoir une réponse à cette question, je pense qu’aujourd’hui, le regard que l’on obtient à partir du seul système solaire ne peut certainement pas résoudre la question : « Existe-t-il de la vie ailleurs dans l’Univers ? »
À ce jour, face à la complexité énorme de ce problème, il n’existe pour moi qu’une réponse scientifique possible :
« Cherchez, cherchez encore si la vie existe hors de notre Terre, par exemple dans l’océan des profondeurs d’Europa, ou dans les atmosphères d’exoplanètes rocheuses dites “tièdes”. »
La vie existe-t-elle sur d’autres « mondes » ? C’est une superbe question à laquelle des milliers de chercheurs travaillent aujourd’hui dans des instituts multidisciplinaires d’exobiologie. Combien d’années seront nécessaires avant que la science apporte une réponse à cette question posée voici plus de deux millénaires ?
Cet article est publié dans le cadre du Paris-Saclay Summit 2025, qui se tient du 12 au 13 février 2025 à l’EDF Lab Paris-Saclay.
Retrouvez l’analyse de Jean-Pierre Bibring Seuls dans l’Univers. De la diversité des mondes à l’unicité de la vie, publié chez Odile Jacob en 2022.
Jean-Pierre Bibring, Professeur émerite de physique et astrophysicien à l’Institut d’astrophysique spatiale, Université Paris-Saclay et Michel Mayor, Professeur émerite d’astrophysique, Université de Genève
Cet article est republié à partir de The Conversation sous licence Creative Commons. Lire l’article original.